Intervention de Paul Charon

Commission d'enquête Tiktok — Réunion du 20 mars 2023 à 17h00
Audition de M. Paul Charon directeur du domaine « renseignement anticipation et stratégies d'influence » à l'institut de recherche stratégique de l'école militaire irsem

Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire :

Les cinq poisons sont une rhétorique déjà assez ancienne. C'est ce qui, du point de vue du PCC, semble menacer le plus sa pérennité. C'est aussi en ce sens que les Chinois peuvent s'attaquer au modèle démocratique. D'ailleurs, quand ils agissent sur le contenu, c'est aussi sur ce point qu'ils agissent. On observe, par exemple, quel que soit le support - qu'il s'agisse de réseaux sociaux ou de médias traditionnels -, un accroissement, depuis quelques mois, d'une rhétorique antidémocratique, qui tend à affirmer que la démocratie ne fonctionne pas, que c'est un mensonge.

En général, ces supports s'attaquent au modèle américain - mais pas uniquement. Ils tentent d'affaiblir l'alternative démocratique, en montrant les défaillances de la démocratie américaine. Ils ne cessent de ressasser un certain nombre de cas de racisme, par exemple, comme l'affaire George Floyd, ou de mettre en avant l'hypocrisie américaine.

On est dans le schéma des « mesures actives », pratique soviétique forgée par le KGB, qui consiste à identifier, dans les sociétés cibles, tous les sujets qui peuvent créer du dissensus, des tensions sociales. Finalement, à part sur la question de la démocratie peut-être, les Russes, comme les Chinois, ne véhiculent pas, en matière informationnelle, de modèle particulier. Ils essaient juste d'affaiblir le modèle des autres. Peu importe ce qu'ils disent : ce qui compte, c'est que cela affaiblisse l'adversaire.

D'autres cas de censure sur TikTok ont été révélés par une enquête du Washington Post, en 2019. Celle-ci a montré comment les équipes de TikTok étaient amenées à supprimer du contenu qui était jugé culturellement problématique, « culturellement » étant entendu dans un sens extrêmement large. Il faut savoir que, dans la loi de 2015 sur la sécurité nationale, la culture a été ajoutée par le PCC dans les menaces pour la pérennité du régime, le parti pensant essentiellement au risque que la démocratie soit importée en Chine par la diaspora chinoise : la diaspora chinoise vivant dans des régimes démocratiques, libéraux, serait susceptible, en venant en Chine, d'y importer ses idéaux, donc d'affaiblir le parti. C'est la raison pour laquelle ce dernier a créé le « label » de l'infiltration culturelle.

Enfin, la même année, le Guardian a eu accès à un certain nombre de consignes données au personnel de TikTok, auquel on prescrivait l'élimination de toute mention d'un certain nombre de sujets, dont ceux que j'ai mentionnés tout à l'heure, notamment Tian'anmen.

On dispose donc désormais d'un certain nombre de preuves, suffisamment importantes, qui montrent que le contrôle des contenus sur TikTok n'est ni accidentel ni marginal, mais que c'est une pratique qui tend à se systématiser.

Autre problème, qui est lié à la question de la censure, celui du risque de manipulation, c'est-à-dire le risque que TikTok soit utilisé comme un vecteur dans la lutte informationnelle chinoise. Sur ce point, on revient à des pratiques qui sont très similaires à celles que l'on peut observer sur les réseaux sociaux occidentaux. L'idée est de diffuser des représentations. Cela peut être soit des représentations positives de la Chine - mettre en avant ses succès, sa bienveillance, le fait qu'elle promeut des relations gagnant-gagnant, qu'elle tient compte des particularités du Sud global, comme elle aime à le rappeler régulièrement - ou, au contraire, des contenus informationnels négatifs - on en revient aux « mesures actives » , qui essaient d'affaiblir les sociétés cibles.

Il y a eu un autre cas intéressant, que l'on a moins creusé : TikTok a été accusé de supprimer des comptes créés par des Afro-Américains ou, en tout cas, d'entraver la création de comptes par ces derniers, pour limiter la présence d'Afro-Américains en tant que créateurs - et non comme utilisateurs - sur la plateforme. Je ne sais pas à quel point c'est étayé, car je n'ai pas plus d'informations sur cette dimension. Quoi qu'il en soit, TikTok a jugé utile de communiquer publiquement sur ces questions.

Quelles sont les données collectées par TikTok ? C'est une question importante, et j'imagine que vous avez pu l'aborder avec les personnes qui sont plus au fait de la dimension technique. Pour ma part, j'ai listé les données qui peuvent être collectées par TikTok, via l'utilisation de l'application sur mobile, sans la permission de l'utilisateur : son adresse courriel, son numéro de téléphone, sa date de naissance, son adresse IP bien sûr, les contenus du presse-papier, les frappes sur le clavier, au moins lors de l'utilisation de l'application - peut-être même en dehors de celle-ci -, le type d'appareils utilisés. Peuvent être collectées, avec l'autorisation de l'utilisateur, avec plus ou moins de capacité de contrôle, en fonction du modèle de mobile utilisé : la liste de contacts, le micro et la caméra, la bibliothèque de photos, la géolocalisation. Telle est la liste des données que TikTok est capable de collecter et qui peuvent être transmises au parti.

Qu'est-ce que TikTok transmet au parti ? En fait, cette question très sensible est très vite résolue dès lors que l'on a compris qu'aucune société chinoise ne peut tenir tête au parti. C'est juste impossible. Le système ne le permet pas, d'abord parce qu'une loi sur le renseignement et une loi sur le contre-espionnage autorisent, depuis 2014 et 2017, les services de renseignement chinois à demander à toute entreprise chinoise de leur transmettre les données dont elle dispose sur des individus ou des personnes morales. Soyons clairs, les services de renseignement chinois le faisaient déjà avant que ces lois ne soient promulguées ! Et il ne viendrait à l'esprit d'aucun entrepreneur chinois, qu'il s'agisse d'une entreprise publique ou privée, de tenir tête au ministère de la sécurité d'État. Il faut donc partir de l'idée qu'aucune entreprise ne peut conserver de données contre la volonté des services de renseignement chinois, qu'il s'agisse du ministère de la sécurité d'État ou du ministère de la sécurité publique.

Cela étant dit, les données dont on parle sont une goutte d'eau dans l'océan des données captées par la Chine. Il faut aussi en avoir conscience ! Il est louable de s'attaquer à la question des données que TikTok peut collecter, mais cela ne représente qu'un très faible pourcentage de la masse de données captées par la Chine aujourd'hui. Si l'on parle ne serait-ce que des États-Unis, qui sont l'acteur le plus impliqué dans l'opposition à TikTok aujourd'hui, avec les opérations cyber menées contre l'office du management du personnel américain ou l'entreprise Equifax, qui est une société de régulation du crédit à la consommation, et l'opération de hacking des données de la chaîne d'hôtels Marriott, la Chine détient des millions de données sur à peu près la moitié de la population américaine, ce qui est beaucoup plus large. Au reste, ce sont des données beaucoup plus précises, puisqu'elles sont financières - elles permettent par exemple de savoir qui a fait une demande d'habilitation au secret-défense aux États-Unis. Ces données sont donc beaucoup plus précieuses pour les services chinois que celles qu'offre TikTok.

Je ne suis pas en train de dire que le sujet n'est pas important et qu'il ne faut pas s'en occuper, mais les données concernées ne sont qu'une toute petite part des données exploitables qui sont captées par la Chine aujourd'hui dans le cadre des opérations de renseignement.

Quand on cible une personne en particulier, on peut récupérer énormément de données sur sa situation financière, sur les habilitations qu'elle a demandées, sur la composition de son portefeuille, sur la thérapie qu'elle a pu suivre... On peut apprendre énormément de choses dans le cadre d'une opération de renseignement humain - une personne recrutée pour obtenir du renseignement - ou de programmes de big data, données utilisées pour nourrir les intelligences artificielles mises en place par Pékin.

J'en viens très rapidement aux autres questions qu'il faut avoir en tête, même si elles sont peut-être moins brûlantes.

Le pouvoir du PDG de TikTok semble relativement faible au regard de la société mère ByteDance.

On observe, depuis 2019, un accroissement très important du budget consacré au lobbying par TikTok. Si nombre d'entreprises font du lobbying, sans que ce soit forcément significatif, il est intéressant de constater que TikTok s'est plus attaché à accroître ses moyens de lobbying, qui sont aujourd'hui bien supérieurs à ceux de Huawei, par exemple, qu'à répondre aux inquiétudes des gouvernements ou des utilisateurs qui se sont manifestées.

Enfin, l'éventuelle volonté de TikTok d'abêtir les populations cibles est bien évidemment impossible à vérifier en l'état. Il nous faudrait des études beaucoup plus poussées. Ce qui est certain, c'est que le fonctionnement même de l'algorithme de TikTok entraîne une captation d'attention beaucoup plus forte que sur les autres plateformes, à tel point que celles-ci s'en inspirent aujourd'hui. Cette captation de l'attention fait que TikTok devient plus dangereux. Cependant, ce que l'algorithme pousse comme contenu est-il orienté par Pékin ou par les simples choix des utilisateurs ? En l'état, on ne sait toujours pas. Bien évidemment, on ne peut qu'être étonné des différences de contenus entre Douyin, qui est la version chinoise, et TikTok, qui est la version internationale. Certains l'ont déjà signalé : la version chinoise comporte du contenu beaucoup plus éducatif. Par ailleurs, le Gouvernement chinois a limité le temps d'utilisation de cette application pour les citoyens chinois - à 40 minutes par jour si je ne me trompe pas, ce qui n'est pas du tout le cas chez nous, même si l'on pourrait réfléchir à ce type de contraintes pour ce type d'acteurs.

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