Intervention de Paul Charon

Commission d'enquête Tiktok — Réunion du 20 mars 2023 à 17h00
Audition de M. Paul Charon directeur du domaine « renseignement anticipation et stratégies d'influence » à l'institut de recherche stratégique de l'école militaire irsem

Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire :

Depuis la publication du rapport, on n'a pas noté de transformation radicale de TikTok, en tout cas des opérations informationnelles chinoises menées via TikTok. On note, en revanche, une transformation des opérations informationnelles de manière générale. Globalement, elles suivent la ligne que l'on a pu identifier dans le rapport, avec un durcissement croissant : leur dimension coercitive, agressive est de plus en plus manifeste.

Ces opérations sont également de plus en plus sophistiquées. Auparavant, il nous fallait à peine quelques minutes pour identifier le contenu informationnel manipulé et pour remonter jusqu'à un acteur chinois. Cela devient de plus en plus difficile ; en tout cas, cela nous demande de plus en plus de temps. La manipulation est plus fine. Il y a plus d'intermédiaires. Il y a de plus en plus d'acteurs qui n'appartiennent pas à l'appareil du parti État, même s'ils sont chinois. Il y a aussi des acteurs qui ne sont pas chinois : ce sont des acteurs locaux des sociétés ciblées. Cette évolution est très nette, par exemple sur YouTube, avec soit des comptes créés par les Chinois eux-mêmes, soit, de manière plus subtile, des comptes qui existent déjà, qui fonctionnent bien, qui sont populaires et que les Chinois vont tenter d'acheter, en payant les producteurs et les créateurs de contenus pour qu'ils diffusent des contenus soit favorables à la Chine, soit défavorables à leurs cibles.

Cette évolution est très nette et très rapide : ils apprennent vite. Les Chinois se sont beaucoup inspirés des Russes, mais n'ont pas tout à fait la même stratégie que ces derniers, qui misent plus sur le qualitatif. D'une manière générale, les opérations informationnelles russes sont en moyenne beaucoup plus subtiles, alors que les Chinois misent plus sur la quantité.

Par exemple, depuis deux ou trois ans, les contenus produits par QAnon aux États-Unis sont plus souvent rediffusés sur les réseaux sociaux par la Chine que par la Russie. Ce n'était pas le cas il y a quatre ou cinq ans. Aujourd'hui, les Chinois sont plus actifs que les Russes en matière de diffusion des théories du complot et des manipulations de l'information par les réseaux QAnon.

La stratégie est fondée sur le quantitatif, quitte à diffuser des produits beaucoup moins sophistiqués. Elle s'appuie, par exemple, sur les recherches récentes en sciences cognitives, qui montrent que plus on est exposé à une information, même fausse, plus le cerveau a tendance à y croire. Autrement dit, la qualité de la manipulation de l'information est moins déterminante que le degré d'exposition à cette information, et les Chinois en tiennent compte dans leurs opérations informationnelles.

Bien évidemment, ces opérations informationnelles font sens entre elles, sont liées entre elles, et se renvoient l'une à l'autre. Par exemple, dans le rapport, nous évoquons l'opération que nous avons appelée « Infektion 2.0 », voulant faire croire que les États-Unis avaient fabriqué le virus du SARS-CoV-2. Cette opération a ciblé la base de Fort Detrick, aux États-Unis, que le KGB avait déjà accusée lors de l'opération « Infektion », en 1983, d'avoir fabriqué le virus du sida pour décimer les populations afro-américaines et gay aux États-Unis.

Que les Chinois utilisent certains référents puissants des théories du complot montre que la sophistication n'est pas toujours utile. Avec quelques mots-clés, cela suffit à faire sens et à renvoyer à un imaginaire puissant du complot.

De manière générale, on constate donc une sophistication croissante, des opérations de plus en plus clandestines, avec de plus en plus d'intermédiaires, y compris locaux. Nous sommes pour l'instant pénalisés par l'absence de travaux en profondeur sur TikTok. Beaucoup de personnes travaillent maintenant sur les opérations d'influence chinoises, et nous disposerons bientôt d'études fines sur le nombre de faux comptes, ou sur les informations qu'ils diffusent.

Concernant la collecte des contenus, il y a des cellules du parti dans toutes les entreprises, et cela n'est pas propre à TikTok. Mais le degré d'indépendance des entreprises varie. Pendant très longtemps, dès lors qu'elles donnaient l'impression de respecter les grandes lignes fixées par le parti communiste, elles sont restées relativement indépendantes, les membres de la cellule du parti dans l'entreprise ne vérifiant pas toujours dans le détail ce qui s'y passe. Mais depuis deux ans, le contrôle croissant des entreprises du secteur des nouvelles technologies rend de plus en plus difficile une pratique commerciale totalement indépendante vis-à-vis du parti.

TikTok a affirmé n'avoir jamais obéi à une demande de transmission d'informations concernant les utilisateurs à l'étranger. C'est faux, j'en ai parlé tout à l'heure : peut-être qu'ils n'ont jamais transmis d'informations, mais ils ont autorisé au personnel de ByteDance d'accéder à leurs informations. Ce n'est pas tout à fait la même chose, mais on joue sur les mots, puisque le résultat est identique : la possibilité, pour ByteDance, d'avoir accès aux informations des utilisateurs de TikTok.

Sur les contenus, que signifie qu'une application soit à l'image des valeurs socialistes chinoises ? C'est en fait très clair : ces entreprises doivent se conformer à l'idéologie et aux grandes lignes fixées par le parti, de plus en plus strictes et sévères, qui imposent aux entreprises la diffusion de contenus conformes à l'idéologie, tant sur le plan politique que sur le plan des moeurs - il ne faut pas de contenus à connotation sexuelle, pas de contenus irrespectueux vis-à-vis de certaines parties de la population... Les contrôles sont beaucoup plus forts que ceux que nous imposons aux plateformes comme TikTok.

La Chine a intérêt à diffuser du contenu sur TikTok. Il faudrait nuancer, mais il y a une différence entre la Chine et la Russie. La Russie tend à diffuser des contenus la plupart du temps négatifs, ciblant les faiblesses de la société visée, les montant en épingle et les diffusant largement - il suffit de voir ce que fait le groupe Wagner en Afrique. Les spécialistes de la Russie montrent cependant que les Russes, peut-être influencés par la Chine, recommencent à s'intéresser à la diffusion d'une image positive de la Russie. La Chine, elle, diffuse à la fois des contenus donnant une image positive d'elle-même, de sa politique, de son respect des pays en voie de développement, du Sud global, de sa puissance technologique, industrielle ou sportive, et des contenus négatifs, à l'image des Russes, pour diviser les sociétés ciblées et créer du dissensus.

Sur les différentes versions de TikTok, les différences manifestes sont celles que vous avez indiquées, elles sont liées aux bonnes moeurs en Chine et au contrôle des pratiques addictives imposées par Xi Jinping. Les pratiques de jeux vidéo sont beaucoup plus réduites et limitées, notamment les cybercafés où des adolescents passaient leurs journées et leurs nuits sont beaucoup plus contrôlés.

Ce que l'on ne sait pas, c'est à quel point le fait de mettre du contenu tendant à abêtir les utilisateurs correspond ou non à une stratégie de la Chine. Est-ce seulement une conséquence néfaste de l'algorithme, surtout conçu a priori pour faire du profit, suivant l'intérêt de TikTok et de ByteDance ? Mais comme la plateforme a du succès, elle intéresse nécessairement les services chinois, qui peuvent être intéressés par la diffusion de contenus. Il est difficile de savoir à quel point cela est fait en accord et en coopération avec TikTok.

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