Intervention de Julien Nocetti

Commission d'enquête Tiktok — Réunion du 27 mars 2023 à 15h10
Audition de M. Julien Nocetti enseignant-chercheur à l'académie militaire de saint-cyr coëtquidan

Julien Nocetti, enseignant-chercheur à l'académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan :

La matière de cette audition étant très dense, je ne prétends à aucune exhaustivité, mais m'efforcerai de souligner des faits saillants méritant un approfondissement, notamment dans une perspective européenne. J'organiserai donc mon propos en trois temps. Premièrement, je propose de démêler les enjeux de TikTok : de quoi TikTok est-il le nom dans le cadre des rapports internationaux ? Deuxièmement, quels sont les acteurs en jeu dans ce phénomène TikTok ? Vous avez souligné les initiatives récentes des États-Unis, le positionnement de Washington est peut-être plus complexe qu'il ne paraît, ou du moins que l'audition récente du PDG de TikTok ne laisse paraître. La question du positionnement de la Chine, de l'Union européenne et des États membres se pose également. Troisièmement, je m'attarderai sur les risques et les menaces cognitives, un sujet qui a d'ailleurs notamment été souligné par la commission d'enquête. Il est difficile de voir ce qui relève du seul produit TikTok et ce qui relève du projet d'influence à plus ou moins long terme.

Vous avez souligné l'enjeu de Huawei qui a suscité il y a quelques années des débats plus ou moins passionnés en Europe et aux États-Unis. Mais lorsque l'on resitue ces débats dans les cinq années de sanctions technologiques et financières américaines contre les acteurs chinois, on observe que les questions de sécurité l'emportent sur l'idée du doux commerce. Cela constitue d'ailleurs une évolution majeure, engagée par l'administration de Donald Trump, puis poursuivie par Joe Biden. Ainsi, l'anxiété à l'égard de toute menace d'interférence étrangère, tantôt russe, tantôt chinoise, figure au premier rang des priorités de politiques nationales et étrangères.

Alors de quoi TikTok est-il le nom ? Il s'agit d'un objet géopolitique d'un genre particulier. Cet enjeu illustre un hiatus extrêmement fort entre la majorité des usages de l'application, que l'on pourrait qualifier de « futilité joyeuse » et le coup de projecteur géopolitique que TikTok subit depuis quelque temps, depuis 2019 en réalité, par le biais de Donald Trump lui-même, puis avec l'interdiction de l'application par les autorités indiennes en 2020 dans un contexte de rivalités plus ou moins sourdes avec Pékin.

Rappelons que la trajectoire ascendante de l'application est assez inédite de la part d'un réseau social chinois, puisque TikTok est devenu le premier réseau social mondial, cinq ans après son lancement. C'est l'application la plus téléchargée au monde depuis 2020, la période de confinement ayant pu favoriser son succès. Or ce succès confirme le poids du pouvoir des utilisateurs, puisque ceux-ci ont adopté l'outil sans prendre en compte son origine géographique. On ne peut donc pas balayer les utilisateurs d'un revers de main en se concentrant uniquement sur les capacités d'action et les réponses des États. TikTok est également le premier média social né en dehors des États-Unis, capable de rivaliser avec les réseaux sociaux de la Silicon Valley. Si Facebook et ses filiales, Instagram et Whatsapp paraissent inattaquables, les projets concurrents qui ont été lancés ont constitué des échecs, malgré les moyens engagés. Ces acteurs ont donc été bousculés en à peine cinq ans, ce qui renvoie au fait que le temps d'action de l'économie numérique ne concorde pas forcément avec celui du politique.

De plus, TikTok vient contester frontalement l'hégémonie des États-Unis dans le champ de l'économie numérique, tout en renvoyant l'image d'une puissance numérique qui réussit. Le réseau combine en effet deux modèles d'affaires : un réseau social et une application permettant de partager des vidéos, ce qui en fait jusqu'ici une plateforme inédite.

Par ailleurs, cette trajectoire ascendante vient éclairer en creux la politique chinoise de la part de l'administration américaine. Il s'agit de renforcer la sécurité, mais aussi de ralentir la conquête technologique de Pékin. Cette donnée est à identifier sur le long cours - sous la présidence de Barack Obama, on avait déjà identifié ces enjeux de conquête technologique, qui regroupent des questions de propriété intellectuelle, de cyberespionnage et de cyberdéfense. Depuis une dizaine d'années, l'impératif de l'innovation représente un enjeu plus flagrant que celui d'ordre stratégique ou militaire dans l'accroissement des tensions entre les États-Unis et la Chine. Ainsi, l'intelligence artificielle a constitué un épicentre des tensions entre les deux pays, comme la 5G, dont l'affaire Huawei a été le révélateur, et aujourd'hui TikTok vient agréger toutes ces inquiétudes américaines, ce qui fait monter d'un cran cette friction entre les deux pays.

TikTok est aussi une nouvelle illustration de l'instrumentalisation des interdépendances économiques et technologiques tissées entre les pays, et de la possibilité d'affaiblir l'adversaire par ce biais. Dans ce cadre, TikTok et sa maison mère ByteDance représentent de manière très aboutie ces interdépendances sino-californiennes qui ont fonctionné à plein régime depuis vingt ans : ByteDance est immatriculée aux îles Caïmans, le PDG de TikTok est singapourien. De plus, l'émergence de TikTok a eu lieu grâce à de grands acteurs, comme la banque japonaise SoftBanck ou l'américaine KKR. Le financement a été aussi permis par le rachat de Musical.ly qui incarnait très bien cette ligne droite entre Shanghai et Santa Monica.

Il existe finalement - sans céder à une lecture psychologisante - un effet miroir de TikTok pour les États-Unis. On constate le même procédé de monétisation massive des acteurs performants de l'économie numérique, un emprunt à la culture du « mème », ces contenus ayant une dimension virale à certains moments de la vie internationale.

Enfin, jamais les débats n'ont été aussi vifs au sujet des implications socioculturelles d'une plateforme numérique. L'audition menée la semaine dernière par le Sénat américain en constitue une preuve flagrante, ce qui inquiète le législateur américain va bien au-delà des risques en matière d'interférences classiques.

S'agissant des jeux internes des acteurs, je souhaite m'attarder sur la politique américaine, en rappelant que le marché américain est le plus important, avec 150 millions d'utilisateurs actifs. Par ailleurs, cette affaire vient finalement clore deux décennies de business as usual avec la Chine, pendant lesquelles les questions de géopolitique n'étaient pas totalement absentes, mais soumises aux flux humains et technologiques. Cela renvoie à ce doux commerce qui avait été l'apanage de l'essor de la mondialisation commerciale et technologique.

Une question se pose de manière assez nette, mais les contours devront être précisés dans les semaines à venir : la façon dont cette bataille entre les autorités américaines et TikTok va permettre de ressouder ou non les plateformes américaines, derrière le législateur américain. Je pense notamment au groupe Meta dont le PDG, Mark Zuckerberg, a subi des auditions musclées, ces dernières années, par le Congrès américain. Il a mis l'accent sur la nécessité de ne pas réguler ou démanteler Facebook sous peine de favoriser mécaniquement les exportateurs chinois. Mais la question se pose différemment pour d'autres acteurs américains : hier, Timothy Donald Cook, le PDG d'Apple, louait la relation « symbiotique » d'Apple avec la Chine. De même, l'entreprise Tesla dépend en partie des capacités de production se trouvant en Chine. Faut-il y lire une peur de contre-réponse de la part de Pékin ? C'est possible, mais il est certain que la frustration de ne plus pouvoir accéder au marché chinois pèsera certainement et déclenchera des jeux d'influence du côté des institutions américaines. Il s'agit, à mon sens, d'une donnée qu'il faudra suivre dans les prochaines semaines.

Une autre donnée majeure concerne la possibilité de la Maison Blanche à attaquer une application aussi populaire auprès de jeunes qui constituent son socle électoral, qui plus est dans un contexte de majorité fragile. L'équation pour le décideur américain est complexe. Des députés ou des sénateurs américains proposent de pas bannir TikTok, mais d'aborder la problématique dans sa globalité, en imposant une forme de régulation d'ensemble des réseaux sociaux. S'agissant de notre prisme européen, nous pourrions nous inspirer de cette démarche pour résoudre certains problèmes majeurs identifiés sur les réseaux sociaux, comme la désinformation ou la circulation des discours de haine.

Dans ce contexte américain, les mots prononcés dernièrement illustrent bien, à mon sens, ce découplage analysé depuis quelques années, dont TikTok peut être le symbole, et qui déclenchera probablement des contre-réponses de la part de Pékin. On peut penser à la dépendance occidentale aux cellules de batterie, aux éléments de panneaux solaires, aux approvisionnements en lithium raffiné, autant de produits dans lesquels les acteurs chinois ont des parts de marché très importantes.

Du côté des Chinois, le fait que l'application TikTok en Chine, Douyin, soit configurée différemment, de manière qu'elle ne soit pas utilisée à des fins contestataires, donne assez logiquement corps aux arguments selon lesquels il existerait une stratégie chinoise visant, pour le moins, à diviser, sinon abêtir l'Occident. Il ne faut pas considérer l'enjeu TikTok comme étant propre à la jeunesse occidentale : après l'Inde, l'application a été interdite en Jordanie, et des discussions ont actuellement cours en Égypte. Une lecture globale serait donc plus utile en termes d'action politique.

Lorsque Donald Trump faisait pression en 2020 pour imposer une vente des activités de TikTok aux États-Unis, la Chine ajoutait un nouveau catalogue de contrôle des exportations. Il s'agissait de répertorier de manière implicite les algorithmes comme des éléments contrôlés, dans le cadre d'une politique de rétention. Cet exemple montre que le décideur chinois peut anticiper les actions de Washington.

Sur un plan international, cette affaire TikTok pourrait paradoxalement jouer en faveur des intérêts chinois, car, pour Pékin, le raidissement américain vient confirmer l'existence de doubles standards américains en matière de libre circulation des données. Le fait d'interdire TikTok viendrait affaiblir ce magistère moral des Américains, qui avait déjà été écorné sous la présidence de Donald Trump, mettant ainsi les États-Unis en difficulté pour continuer à faire valoir cette position traditionnelle de garant de la libre circulation des informations. Or cet enjeu structure en bonne partie la diplomatie américaine sur la question du numérique et se voit retranscrit dans la plupart des grands textes américains. Cette donnée diplomatique est à prendre au sérieux, qui plus est dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Je souhaite revenir, avant de conclure, sur cette notion de menace cognitive, qui est un terme à la mode, en rappelant quelques constats.

Premièrement, le cas de TikTok, en termes d'accès aux données numériques, n'est pas isolé. En revanche, le vivier d'utilisateurs de la plateforme est particulier, avec 1,7 milliard d'utilisateurs.

Deuxièmement, TikTok est l'une des rares plateformes à ne pas recourir massivement à des publicités ciblées dans le cadre de son modèle économique.

Troisièmement, TikTok est bien plus qu'un simple forum, c'est aussi un éditeur de contenus, ce qui peut préoccuper les législateurs.

Plus largement, s'agissant de la menace cognitive, l'entremêlement et l'interdépendance de tout le réseau médiatique et numérique font de cette suprématie narrative, informationnelle un enjeu extrêmement éminent à l'échelle globale, mais aussi plus localisée : entre les États-Unis et la Chine ou entre l'Union européenne et la Chine ou la Russie par exemple. La grammaire stratégique de la subversion est remise au goût du jour par l'évolution des technologies. La preuve en est, l'intelligence artificielle a pris une importance nouvelle en personnalisant plus finement les manipulations d'informations pour atteindre un plus grand nombre d'individus. Cette interdépendance cognitive entre les sociétés a permis de développer un mercenariat d'influence numérique, dont les effets restent difficiles à contrer, car ces manipulations font très souvent intervenir des intermédiaires, des proxies, qui sont en réalité étatiques. Nous faisons donc face à des dénis de responsabilité ou à des actions dissimulées plus ou moins clandestines dans ce champ informationnel, dans lequel TikTok peut aussi servir de stratégie.

TikTok peut également tout simplement ne pas recommander un contenu grâce à son algorithme, ce qui façonnera en retour la consommation des utilisateurs de l'application ; ces évitements de contenus concernent notamment tous les sujets qui suscitent l'ire du parti État en Chine.

Il faut comprendre que les stratégies de subversion sont devenues la norme dans le cadre des relations internationales, plutôt que l'exception. Ce rapport de force dans le domaine cognitif vient finalement exploiter quelque chose d'assez ancien. Mais celui-ci est adapté à des contenus extrêmement personnalisés, et s'insère dans une démarche de répétition, qui, alliée à des contenus courts, permet de capter l'attention de l'utilisateur et de le rendre très dépendant des contenus qu'il consulte.

S'agissant de la ligne européenne, c'est une chose de prendre des mesures pour restreindre TikTok dans la communauté des fonctionnaires européens, cela en est une autre de décider d'interdire l'application au sein des États membres. Cette interdiction poserait d'évidents problèmes en matière de liberté d'expression. Malgré les précédents de RT ou Sputnik l'année dernière, il faut des raisons graves pour étayer une telle décision.

Un autre enjeu européen porte sur les resserrements des relations transatlantiques depuis février 2022. Les États-Unis réalisent en effet d'importants efforts diplomatiques pour renforcer les alliances européennes et asiatiques, avec le Japon, la Corée du Sud ou Taiwan. Ainsi, le forum de Davos, la conférence de Munich sur la sécurité en février, et le Mobile World Congress de Barcelone montrent que l'objectif des États-Unis était d'inciter les partenaires européens et asiatiques à rejoindre la position américaine au sujet de TikTok, et des acteurs technologiques chinois en général.

En conclusion, je dirais que les institutions européennes ne partent pas de zéro en ce qui concerne les menaces cognitives. Le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) a entrepris des réflexions depuis déjà quelques années, notamment sur le sujet de la sécurité cognitive, dans le cadre de la stratégie de réponse aux menaces informationnelles et d'interférence étrangère. Il conviendrait également de faire une étude approfondie de cette application, en y associant différentes formes d'expertises, afin d'analyser les effets potentiels sur différents types d'audience.

Enfin, il est important pour nous, Européens, d'élargir la focale, puisqu'il existe un lien entre la problématique technologique, la problématique énergétique et la problématique militaire. Un exemple récent a montré qu'un industriel de l'armement norvégien livrant notamment l'Ukraine, Nammo, ne pouvait pas agrandir une usine de production, parce que des datas centers utilisés par TikTok consommaient toute la production électrique de la région concernée. Le PDG de cette société a relevé que la croissance d'entreprise était entravée par le stockage de vidéos de chatons. Si l'allusion est triviale, elle montre que les intérêts européens reposent sur une équation à plusieurs données : le soutien à l'Ukraine, l'informatique énergétique, et les actions extra-européennes à mettre en place, porteuses de défis et de risques.

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