Intervention de Guillaume Chevrollier

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 30 mars 2023 : 1ère réunion
Continuité territoriale — Adoption du rapport d'information

Photo de Guillaume ChevrollierGuillaume Chevrollier, rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, nous parvenons au terme de cette mission très riche. De nombreuses auditions. Environ 110 personnes auditionnées, soit lors des réunions de la délégation, soit lors des déplacements. Deux territoires visités : la Guyane et la Guadeloupe, ce qui nous a notamment permis de saisir tout l'enjeu de la continuité intérieure, à côté de la continuité vers l'Hexagone. Les deux continuités sont liées.

Au cours de ces trois mois, nous avons constaté une très grande attente des outre-mer sur les conclusions de nos travaux. La couverture presse des auditions et des déplacements a été très intense.

Cela s'explique malheureusement par l'actualité. Les dernières prévisions tarifaires pour cet été montrent en effet que les prix des billets d'avion vont atteindre de nouveaux records. La tendance haussière est donc loin d'être terminée, ce qui rend la définition d'une politique de continuité intérieure à la hauteur des enjeux encore plus indispensable.

Nous avons concentré nos travaux sur la continuité aérienne et dans une moindre mesure sur la question du fret maritime.

Nos travaux ont permis de dresser un état des lieux, dans chaque territoire, et de formuler douze propositions que nous avons souhaitées aussi opérationnelles que possibles.

Je vous présenterai l'état des lieux de la continuité territoriale outre-mer et les leviers d'actions permettant de faire baisser les prix ou d'améliorer les dessertes.

Ma collègue Catherine Conconne vous exposera plus particulièrement les manquements de la politique de continuité territoriale conduite par l'État depuis 20 ans et les remèdes.

L'état des lieux : Pour les ultramarins, venir dans l'Hexagone n'est pas une fantaisie, mais est devenu un luxe. À l'heure du bashing aérien, il faut rappeler que ce mode de transport n'est pas une option, mais une nécessité première pour le développement de ces territoires et le bien-être de leurs habitants.

En effet, sans continuité, aérienne ou maritime, pas de développement économique, pas d'attractivité et le risque que les populations, en particulier les plus jeunes, quittent les territoires. Sans continuité, un territoire étouffe.

Ce sont aussi des réalités individuelles difficiles comme des malades séparés de leur famille, des étudiants isolés, en mal du pays et qui préparent plus de six mois à l'avance leur retour, des familles qui n'ont pas les moyens de rapatrier le corps de leurs proches décédés en métropole... En sens inverse, de nombreux ultramarins installés dans l'Hexagone ne peuvent revenir au pays régulièrement.

Ce sont aussi des pertes de chance. En Guyane, de nombreux jeunes renoncent aux études supérieures, voire au lycée dès 16 ans, en raison notamment du coût et des difficultés des transports. Pour les porteurs de projet, la participation à des salons ou à des rencontres avec des investisseurs est compliquée.

Ces difficultés peuvent aussi se convertir en revendication et en colère. À Maripasoula, au coeur de la Guyane, un collectif que nous avons rencontré s'est ainsi constitué pour obtenir des avancées fortes pour le désenclavement de ces territoires.

Ces constats paraissent évidents, mais il faut les rappeler, tant ces territoires restent assimilés à des destinations de vacances dans l'imaginaire hexagonal.

Nos travaux ont néanmoins mis en évidence que la desserte des outre-mer s'était globalement améliorée depuis 20 ans. Sur la quasi-totalité des destinations, plusieurs compagnies opèrent et offrent ainsi plusieurs solutions. Seules les liaisons entre les Antilles et la Guyane, entre Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie, et entre Saint-Pierre-et-Miquelon et le Canada sont exploitées par une seule compagnie. Dans les deux derniers cas, la ligne est opérée dans le cadre d'une délégation de service public (DSP).

À l'issue de la crise sanitaire, l'offre de sièges et les fréquences sont revenues à la normale, voire dépassent leur niveau de 2019 sur toutes les destinations à l'exception de Saint-Pierre-et-Miquelon.

L'ouverture à la concurrence a donc nettement amélioré la situation et a fait baisser les prix sur le long terme.

Ainsi, la DGAC note que le prix du transport aérien entre la métropole et les DOM était en 2019, par passager et par kilomètre, 33 % inférieur à la moyenne mondiale pour des liaisons long courrier de durée comparable. À l'automne 2022, et dans un contexte d'inflation générale des prix du transport aérien dans le monde, le prix des voyages métropole - DOM était encore 41 % plus bas que la moyenne mondiale par passager et par kilomètre.

Cet acquis de la concurrence doit être préservé et soutenu, et non pas contrecarré par des DSP onéreuses qui ne favoriseraient pas la qualité de services.

Pour autant, malgré ces progrès, il est évident que les billets d'avion demeurent hors de portée pour une grande partie des ultramarins.

Surtout quand on sait que les outre-mer demeurent les régions les plus pauvres de France. Une récente publication de l'INSEE en juillet 2022 établit que la grande pauvreté est 5 à 15 fois plus fréquente dans les départements d'outre-mer qu'en France métropolitaine.

Cela est d'autant plus vrai en haute saison quand la volatilité des prix est plus élevée outre-mer qu'ailleurs. La DGAC constate en effet que la saisonnalité des tarifs est plus importante pour les liaisons outre-mer que pour les liaisons long-courriers internationales au départ de la France. Ainsi, les prix augmentent plus fortement en période de forte demande (+ 25 % en juillet août par rapport aux moyennes annuelles vers les DOM contre + 14 % pour les long-courriers internationaux) et chutent plus vivement en basse saison (15 % en septembre par rapport aux moyennes annuelles vers les DOM contre 3 % vers l'international long courrier). Cette saisonnalité est encore plus vive pour les voyageurs qui achètent leur billet tardivement.

Cette tendance à des tarifs élevés ne devrait pas s'inverser. Tous les opérateurs rencontrés ont plutôt annoncé une persistance des hausses, même si un repli des prix du kérosène se confirmait. Jusqu'à présent, les compagnies n'ont répercuté que partiellement la hausse de tous leurs coûts. Il reste donc un fort potentiel d'appréciation des prix pour rétablir les marges des compagnies aériennes. Enfin, à moyen long terme, le verdissement du transport aérien va continuer à exiger des investissements importants qui devront être financés.

Parmi les autres constats forts, il faut souligner que la continuité territoriale demeure trop souvent envisagée sous le seul angle des liaisons directes entre chaque outre-mer et l'Hexagone. Or, c'est une évidence, les outre-mer s'inscrivent chacun dans un environnement régional à part. Or, il est souvent plus aisé de se rendre à Paris que de se déplacer vers les États ou les outre-mer français proches.

Les obstacles sont de deux ordres : une offre de vol souvent réduite et des tarifs parfois équivalents à un vol intercontinental. Ce constat vaut pour tous les bassins.

Dans la zone Antilles Guyane, un vol entre Cayenne et Fort-de-France peut atteindre 1 500 euros. Se rendre de Saint-Barthélemy à Pointe-à-Pitre coûte de l'ordre de 400 euros, soit presque le prix d'un Pointe-à-Pitre Paris en très basse saison.

Autre constat enfin, celui d'une continuité intérieure compliquée et souvent précaire dans certains outre-mer.

La situation de la Guyane est une des plus sensibles. Lors de notre déplacement, nous avons pu toucher du doigt les contraintes extraordinaires du triple enclavement guyanais. Nous remercions d'ailleurs nos collègues guyanais de nous avoir accompagnés tout le long pour nous éclairer sur la situation de leur territoire.

Enclavement vis à vis de l'Hexagone, avec une ligne chère, moins portée par les flux touristiques que celle vers les Antilles, et des fréquences moindres.

Enclavement régional, avec très peu de connexions avec les États voisins et l'Amérique du sud en général.

Enclavement intérieur enfin avec un réseau de transport extrêmement réduit sur un territoire grand comme le Portugal. Pas de train, un réseau routier restreint aux villes du littoral, deux fleuves - l'Oyapock et le Maroni - officiellement non navigables et des aérodromes intérieurs rustiques qui limitent les capacités opérationnelles des aéronefs. 7 communes sur 22 ne sont accessibles que par avion ou le fleuve.

Cette situation a des conséquences sur l'ensemble des aspects économiques, sociaux et culturels de la Guyane. Ainsi le coût de la vie est indexé sur le niveau du fleuve. À Maripasoula, une bonbonne de gaz qui coûte 25 euros sur le littoral, vaut 45 euros à Maripasoula en saison humide et 100 euros en saison sèche.

Dans des conditions moins extrêmes, à Marie-Galante en Guadeloupe, la double insularité augmente encore le coût de la vie ou rend les déplacements pénibles pour se rendre à un rendez-vous médical sur le continent.

En Polynésie, pour se rendre des Marquises situées à 1 500 km de Papeete, le billet coûte 600 euros.

Enfin, j'évoquerai rapidement le fret. Comme partout dans le monde, la désorganisation et les tensions sur le fret maritime se sont fait ressentir dans les outre-mer. Des délais allongés et des tarifs plus élevés ont pesé sur l'activité économique des territoires.

Toutefois, depuis le second semestre 2022, un retour à la normale est constaté. Dans leur ensemble, les outre-mer demeurent bien desservis par le transport maritime de fret. Deux territoires restent à l'écart des principales routes maritimes : Saint-Pierre-et-Miquelon, mais surtout Wallis-et-Futuna.

Face à ce tableau, quelles sont les pistes pour réduire les prix et améliorer la qualité de services et des dessertes ?

De manière générale, les leviers d'action paraissent limités à moyen terme.

S'agissant des taxes, des exonérations existent déjà, notamment dans l'aérien. Nous n'avons pas identifié de marges importantes qui permettraient de baisser sensiblement la part des taxes et redevances (qui varient entre 15 et 50% selon les trajets). Rappelons aussi que ces taxes et redevances doivent servir notamment à financer la modernisation des infrastructures qui sont un élément clef pour maintenir la compétitivité des territoires, leur attractivité et des solutions de transport moins chères. J'y reviendrai.

Une piste plus intéressante, en particulier pour le fret maritime, serait de faciliter l'approvisionnement local des outre-mer, en particulier en autorisant des dérogations aux normes CE ou en facilitant la normalisation des importations grâce à la création de bureaux de normalisation dans les outre-mer. C'est le leitmotiv de notre délégation depuis plusieurs rapports, en particulier en matière de construction.

En raccourcissant les routes d'approvisionnement, le coût du fret baissera. L'exemple absurde du bois brésilien obligé de transiter par l'Europe avant de revenir en Guyane doit appartenir au passé. Cela suppose un engagement fort de l'État pour négocier à Bruxelles des adaptations du droit européen, conformément à l'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). C'est notre proposition n° 1.

Autre levier évoqué, celui du renforcement de la concurrence là où elle serait imparfaite.

La santé financière précaire des compagnies aériennes invite à agir avec prudence, afin de ne pas déstabiliser encore plus des opérateurs essentiels à la continuité, en particulier sur le long courrier.

S'agissant des lignes régionales ou court courrier, l'étroitesse des marchés rend également difficile la multiplication des acteurs. Certains sont d'ailleurs en DSP.

Une ligne pourrait gagner à développer la concurrence : la ligne Antilles Guyane. Air France est en monopole et les prix sont régulièrement jugés prohibitifs en particulier en haute saison. Un aller-retour Cayenne/Fort-de-France peut en effet coûter plus cher qu'un aller-retour vers l'Hexagone.

Sur ce marché régional, on notera aussi que l'autorité de la concurrence vient d'ouvrir une enquête sur une possible entente de trois acteurs du secteur aérien inter régional, en particulier sur les liaisons au départ ou à l'arrivée de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint-Martin. L'identité des compagnies visées n'a pas été révélée par l'autorité.

Dans l'océan Indien, le conseil départemental de Mayotte réfléchit à créer sa propre compagnie aérienne sur le modèle d'Air Austral ou de Air Tahiti Nui, afin de stimuler la concurrence et l'offre entre La Réunion et Mayotte et entre Mayotte et Paris.

Les marges de manoeuvre paraissent néanmoins assez limitées.

En revanche, un axe primordial est celui de la modernisation des infrastructures portuaires et aéroportuaires. C'est notre proposition n° 2.

Le récent rapport de la délégation sur la stratégie maritime des outre-mer avait déjà pointé l'impératif de la modernisation de nos ports et formulé plusieurs recommandations que nous appuyons naturellement.

Les projets de CMA CGM en Guadeloupe et en Martinique démontrent l'importance stratégique pour nos outre-mer d'investir pour continuer à être desservis par les lignes principales en s'imposant comme des hubs régionaux, et ne pas se retrouver au bout de lignes secondaires, forcément plus chères.

En matière aérienne, c'est la même chose.

Deux exemples illustrent l'impact déterminant des infrastructures aéroportuaires sur la desserte d'un territoire, la qualité du service et in fine le prix des billets :

- celui de la piste de l'aéroport de Mayotte, qui ne permet pas de développer dans de bonnes conditions les liaisons directes avec la métropole, ce qui renchérit considérablement les coûts d'exploitation des compagnies ;

- celui du réseau des aéroports secondaires de Guyane qui complique l'exploitation quotidienne des liaisons aériennes (horaires limités, conditions météorologiques, type d'avion...).

Un autre levier envisageable pour faire baisser les prix pour certains publics dans l'aérien est celui des obligations de service public. La réglementation impose déjà quelques OSP pour les mineurs, les personnes handicapées ou la continuité funéraire.

Les transporteurs reportent le coût de ces mesures favorables sur les autres passagers (péréquation entre les passagers). Ces obligations sont indolores pour les finances publiques.

Il pourrait donc être envisagé d'élargir ces OSP à d'autres publics comme les personnes âgées ou les demandeurs d'emploi. Toutefois, ces OSP dites ouvertes (la concurrence est maintenue) présentent l'inconvénient d'augmenter le prix des billets des autres passagers.

Les prix actuels étant déjà très élevés, une nouvelle augmentation pour financer les OSP pourraient rendre les lignes vers les outre-mer moins compétitives par rapport à des destinations similaires concurrentes.

Enfin, une dernière solution est celle de nouvelles DSP ou des DSP existantes plus ambitieuses. C'est notamment le cas en Guyane, en Polynésie française ou à Saint-Pierre-et-Miquelon où des réorganisations sont souhaitées par les collectivités. À Marie Galante, une DSP ou un marché pourrait être mis en place pour ajouter une rotation à la mi-journée quelques jours par semaine, ou mieux prendre en charge le fret.

Sans ces DSP locales, la continuité territoriale nationale ne serait qu'une théorie sur une carte.

La question de leur financement est en revanche revenue de façon lancinante au cours des auditions et déplacements.

Les collectivités territoriales assument l'essentiel des financements sous réserve de quelques aménagements comme entre Futuna et Wallis ou en Guyane, l'État prenant en charge 1,5 million sur les 10 millions de la DSP actuelle. En Polynésie française, le désenclavement des îles est à la charge du Pays.

Ces DSP sont excessivement chères par rapport à leur équivalent en métropole et difficilement soutenables par les collectivités.

Ces conditions particulières conduisent à remettre en question le principe de la non ou faible participation de l'État au financement de ces DSP de continuité intérieure.

Dans le cas de la Guyane, l'absence d'un réseau routier digne de ce nom sur un territoire grand comme le Portugal est au coeur des débats. L'État a fait le choix il y a des décennies de ne pas développer ce réseau. Aujourd'hui, en plus du coût d'un tel réseau, l'enjeu environnemental rend encore plus incertaine la perspective d'un désenclavement routier des communes de l'intérieur.

Ces choix, qui peuvent être compréhensibles, doivent néanmoins conduire l'État à investir massivement dans d'autres solutions ou alternatives crédibles et performantes. Le désenclavement aérien et maritime doit être une priorité absolue de l'État.

Pour toutes ces raisons, un renforcement des DSP régionales dans les outre-mer est souhaitable grâce à une réévaluation de la participation financière de l'État à hauteur de 50 %, dès lors que ces liaisons n'ont aucune alternative routière. L'effort financier supplémentaire pour l'État serait d'environ une dizaine de millions d'euros pour tous les outre-mer. C'est notre proposition n° 3.

Voici les premières conclusions auxquelles nous avons abouti.

Je cède la parole à ma collègue Catherine Conconne pour vous développer nos autres propositions.

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