Intervention de Victoire Jasmin

Réunion du 13 avril 2023 à 15h30
Justice dans les outre-mer — Débat organisé à la demande du groupe socialiste écologiste et républicain

Photo de Victoire JasminVictoire Jasmin :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite à titre liminaire me réjouir de l'initiative du groupe auquel j'appartiens, qui a souhaité l'organisation de ce débat sur l'état de la justice dans les outre-mer.

Si la justice, mission régalienne de l'État – on n'a pas toujours l'impression que ce soit le cas outre-mer ! –, est sans conteste en grande difficulté dans l'Hexagone, elle est déjà, en outre-mer, dans un état de faillite avancée tant dans sa dimension humaine, morale, matérielle que structurelle.

L'avocat guyanais Me Patrick Lingibé, actuel vice-président de la conférence des bâtonniers, dénonce « l'état parfois comateux » de la justice en outre-mer.

Ces territoires, qui font pourtant la grandeur de la France en matière de géopolitique et de puissance maritime, sont éloignés de la République en termes de développement économique et social, mais aussi en ce qui concerne l'institution judiciaire.

En 2023, les territoires d'outre-mer présentent encore de nombreuses caractéristiques d'un retard en matière démographique, sociale et économique qui, d'une part, les distingue significativement de l'hexagone et, d'autre part, pèse sur l'activité des juridictions et des services déconcentrés de l'État.

L'accès au droit y est particulièrement précaire dans un contexte de grande pauvreté et de fracture numérique, largement supérieures à ce qui est observé sur le territoire hexagonal. Le récent rapport de la Défenseure des droits le confirme clairement.

L'accès au droit est un principe fondateur de l'État de droit, dont l'une des dimensions fondamentales est de garantir à tous un accès égal à l'ensemble des prestations de justice qui existent dans une société démocratique. L'aide juridictionnelle permet à celles et ceux qui n'en ont pas les moyens de faire valoir de manière effective leurs droits auprès des juridictions.

Mais la réalité est parfois tout autre pour les justiciables ultramarins : ils n'ont pas accès à leurs droits, parce qu'ils ont le tort de vivre sur des territoires considérés comme trop éloignés.

À titre d'exemple, il faut savoir que les citoyennes et les citoyens habitant Wallis-et-Futuna n'ont pas nécessairement accès à un avocat quand ils en ont besoin, pas plus que celles et ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Ainsi, des personnes placées en garde à vue n'ont aucune possibilité d'avoir un avocat à leurs côtés à cause de l'éloignement.

Quant à la fracture numérique, elle existe bel et bien en outre-mer. Or le Gouvernement a annoncé un plan de transformation numérique avec un horizon fixé pour 2027 : un ministère de la justice entièrement numérisé, donc zéro papier... Cet objectif optimiste contraste radicalement avec les réalités ultramarines et cette digitalisation de l'institution judiciaire, pensée par la chancellerie, est aujourd'hui profondément inadaptée pour les outre-mer.

Un rapport d'information du Sénat du 9 juillet 2020, fait au nom de la délégation aux outre-mer par Stéphane Artano, Viviane Artigalas et Nassimah Dindar, a mis en exergue les effets dévastateurs du confinement dans certaines parties des territoires ultramarins qui sont restées isolées en l'absence de réseau internet efficient ou accessible.

La question des moyens humains et matériels est fondamentale. La sous-dotation chronique des moyens dévolus à la justice en outre-mer a fait l'objet de nombreuses alertes et préconisations.

Je prends l'exemple de la revalorisation de l'unité de valeur au profit des avocats ultramarins, qui doivent parfois se déplacer en avion ou en bateau pour aller défendre leurs clients. Une telle mesure permettrait d'apporter une réponse à des justiciables qui se trouvent privés d'avocats en l'absence de tout dispositif de prise en charge.

Dans un contexte de défiance importante vis-à-vis des institutions, les services judiciaires sont, en raison de leur mission régalienne, particulièrement exposés aux tensions sociales et à l'insécurité chronique que connaissent certains territoires ultramarins. La crise de confiance est majeure dans l'Hexagone ; elle est totalement désastreuse en outre-mer.

Le dernier épisode dans le scandale du chlordécone – un non-lieu décidé après dix-sept années de procédure – va assurément augmenter cette crise de confiance envers la République et sa justice. L'argumentation juridique n'a malheureusement plus aucune portée ou pertinence lorsque l'on n'utilise pas la même langue ou les mêmes codes sociétaux que dans l'Hexagone.

La justice suscite globalement une grave défiance outre-mer. Ainsi, il ressort d'une enquête réalisée par le cabinet Odoxa en 2021 pour le Conseil national des barreaux et étendue, pour la première fois, aux outre-mer que 58 % des Ultramarins affirment qu'il est difficile de faire valoir leurs droits.

La situation des établissements pénitentiaires y est particulièrement préoccupante. En 2019, à deux reprises, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a publié en urgence des recommandations, sur le fondement de l'article 9 de la loi du 30 octobre 2007, à la suite de la constatation de violations graves des droits fondamentaux des personnes incarcérées dans les centres pénitentiaires de Rémire-Montjoly, en Guyane, et de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.

Nous savons que les prisons françaises sont surpeuplées, mais elles le sont plus encore outre-mer. Au 1er novembre 2022, il y avait 4 479 places disponibles pour 5 510 détenus outre-mer, soit une densité carcérale de 123 %, légèrement supérieure à celle de l'Hexagone, qui est de 119, 7 %, avec 56 219 places disponibles pour 67 299 détenus.

Mais la problématique carcérale ultramarine ne réside pas tant dans son taux de suroccupation que dans les conditions indignes et inhumaines de détention, qui ont souvent été décriées.

D'ailleurs, il est à relever que, dans l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 30 janvier 2020 condamnant la France pour des traitements dégradants et de mauvaises conditions de détention, en violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, sur les neuf établissements pénitentiaires mis en cause par les trente-deux requérants, trois se trouvaient en outre-mer : Ducos en Martinique, Faa'a Nuutania en Polynésie française et Baie-Mahault en Guadeloupe.

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et la section française de l'Observatoire international des prisons n'ont cessé de dénoncer l'indignité qui résulte des conditions carcérales dans certains établissements pénitentiaires en outre-mer.

Ce contexte rend particulièrement délicat le recrutement de personnels de justice dans certains de ces territoires. La prise de poste y est parfois extrêmement difficile, surtout pour les magistrats et les greffiers sortant directement des écoles de formation.

De façon générale, les services publics ultramarins posent des problèmes aux citoyennes et aux citoyens. On constate régulièrement une situation de maltraitance institutionnelle ; les réponses qui y sont apportées sont souvent inappropriées.

À ce titre, les conditions matérielles d'accueil des magistrats et des agents affectés dans ces territoires doivent être prises en compte de façon systématique pour faciliter la prise de poste. A minima, un mécanisme d'avance sur rémunération et un accompagnement individualisé pour l'installation sur place sont indispensables. Le taux d'absentéisme dans les services judiciaires atteint un niveau supérieur à la moyenne nationale, le taux de rotation est particulièrement élevé et l'ancienneté moyenne est bien inférieure à celle constatée à l'échelle nationale.

Monsieur le ministre, je vous remercie d'être présent devant nous aujourd'hui, mais j'aurais souhaité que votre collègue garde des sceaux soit à vos côtés pour répondre également sur ces problématiques. Il nous manque un maillon de la chaîne qui a aussi son importance !

Des solutions correctives sont parfaitement possibles, à condition d'y mettre une volonté très forte et des moyens financiers adaptés. Cela pourrait permettre d'obéir aux principes de notre République, mais aussi d'apporter des réponses adéquates aux populations des différents territoires d'outre-mer.

Monsieur le ministre, votre gouvernement est-il prêt à répondre aux problématiques qui se posent de façon régulière dans nos territoires ?

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