Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 17 mai 2023 à 15h00
Génocide ukrainien de 1932-1933 — Adoption d'une proposition de résolution

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à la fin des années 1920, Staline rompt avec la nouvelle politique économique (NEP) établie en 1921 dans la nouvelle Union soviétique. Il décide alors d’engager une collectivisation forcée des terres agricoles menée à un rythme effréné et avec une brutalité inouïe.

Cette décision a désorganisé durablement et en profondeur les récoltes et la paysannerie, au seul profit de la constitution d’une industrie lourde.

Le coût humain en fut terrible dans toute l’Union soviétique, en particulier dans les années 1932-1933, où, après deux très mauvaises récoltes, les quotas imposés et prélevés par l’État ne furent corrigés qu’à la marge, suscitant des famines historiques.

Dans la quête fanatique de ses objectifs économiques, le pouvoir stalinien et ses relais locaux iront jusqu’à établir des blocus, afin que les agriculteurs ne désertent pas les terres, tout particulièrement en Ukraine.

Des millions de citoyens soviétiques ukrainiens, mais aussi kazakhs et russes, en furent victimes.

L’Ukraine fut particulièrement frappée. Selon l’historien ukrainien de référence Stanislas Kul’chitskii, cette famine a causé entre 3 millions et 3, 5 millions de décès en Ukraine.

Dans une étude réalisée en 2008, des démographes ukrainiens estiment que le nombre de morts excédentaire en Ukraine s’établit pour la période allant de 1926 à 1939 à 3, 5 millions, la plupart de ces décès étant survenus durant les famines du début des années 1930.

Ces familles de l’ère soviétique produisirent davantage de victimes que la grande famine russe de 1891-1892, et plus encore que les famines résultant de la guerre mondiale et de la guerre civile. C’est d’ailleurs notamment pour conjurer ses famines que la NEP avait été instaurée en 1921.

Avant l’ouverture des archives de l’URSS, la théorie intentionnaliste, selon laquelle Staline aurait consciemment tué par la faim les paysans ukrainiens parce qu’ils étaient ukrainiens, était répandue.

Depuis le début des années 2000, le travail des chercheurs a rouvert le débat. Robert Davies, Stephen Wheatcroft, Mark Tauger et Hiroaki Kuromiya, qui ont travaillé sur les archives et les correspondances des dirigeants de l’époque, mettent en cause la thèse selon laquelle il y aurait eu une intention de commettre un génocide.

En 2022, lors de l’examen du débat sur une résolution relative à l’Holodomor, le Parlement belge a sollicité l’avis d’historiens, qui ont considéré ce terme comme inapproprié pour désigner ces famines.

L’historien français Nicolas Werth qui, lui, admet le terme de génocide, expliquait dans une tribune récente dans Le Monde l’objet de ces débats d’historiens.

La qualification de génocide continue donc de faire débat. Pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste, cela n’atténue en rien ni l’ampleur des crimes commis contre la paysannerie de l’époque ni la terrible responsabilité du pouvoir stalinien dans ce drame abominable. Ces crimes se sont du reste accompagnés d’une cruelle répression envers ceux qui étaient considérés comme des opposants, répression qui décima massivement les rangs des communistes.

La dénonciation de ces crimes staliniens est pour nous irrémédiable, d’autant que, face à l’ampleur de la famine, effrayé de montrer la réalité, Staline mit sous scellés les informations qui auraient permis de la révéler. En empêchant toute solidarité nationale ou internationale, il a considérablement aggravé les effets de la famine.

Les sénateurs communistes tiennent par ailleurs à interroger l’intention politique qui sous-tend cette résolution. Nous avons voté la dénonciation du crime de déportation d’enfants ukrainiens il y a quelques jours, preuve que nous n’avons pas la main qui tremble.

J’imagine que les auteurs de cette résolution souhaitent, au travers de son adoption, apporter une marque de soutien à l’Ukraine et à la perspective, que j’appelle de mes vœux, d’une paix civile retrouvée, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières ukrainiennes.

Or il est frappant de constater que la guerre des récits nationaux est depuis dix ans au cœur du conflit. Poutine ne cesse de réécrire l’histoire pour justifier sa croisade criminelle au nom d’une prétendue dénazification.

En Ukraine, des responsables nationalistes réhabilitent Stepan Bandera en effaçant les épisodes peu glorieux de son parcours, comme si la guerre d’aujourd’hui était condamnée à répéter les crimes du passé.

Trente ans après, la chute de l’Union soviétique continue de réveiller des frontières, non seulement physiques, mais historiques, culturelles, politiques et mémorielles, qui nourrissent les conflits d’aujourd’hui et que la construction d’une Ukraine en paix dans ses frontières étatiques retrouvées devra dépasser pour faire vivre ensemble l’entièreté de sa population.

Est-ce notre responsabilité d’alimenter, au cœur de la guerre actuelle, ces conflits mémoriels et les haines qu’ils entretiennent ?

Cette résolution nous semble donc moins relever d’une reconnaissance historique et d’une compassion légitime à l’égard des victimes de la famine que du souci d’alimenter le récit justifiant l’amplification de l’effort de guerre réclamée par les dirigeants ukrainiens, au détriment de la recherche d’une reconstruction de la paix.

Pour toutes ces raisons, mais aussi, plus généralement, pour exprimer notre malaise face à l’usage de plus en plus fréquent et parfois inapproprié du qualificatif de génocide, par définition exceptionnel, dans le cadre de résolutions parlementaires, le groupe CRCE votera contre cette résolution.

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