Intervention de Alexandra Borchio Fontimp

Réunion du 23 mai 2023 à 14h30
Majorité numérique et lutte contre la haine en ligne — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Alexandra Borchio FontimpAlexandra Borchio Fontimp :

Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, dans leur monde idéal, les réseaux sociaux constituent un formidable espace de partage, de création, d'échanges et de débats. C'est également un outil de culture et de connaissance.

Cet idéal est malheureusement resté en partie une projection, un leurre, mais qui a réussi à attirer de nombreux utilisateurs, tombés dans le piège avant d'en connaître les dangers : la plupart d'entre nous ici présents, mais surtout les plus fragiles, aveuglés par les sirènes manipulatrices visant à faire croire que cet espace de divertissement était sans risque.

Conçues pour attirer et retenir notre attention, les plateformes numériques ont su créer un écosystème qui fait désormais partie de la société.

Avant d'être nommée rapporteure de cette proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, je me suis penchée depuis plusieurs années avec une grande attention sur les conséquences de la surutilisation d'internet par les mineurs. Je suis aussi une mère de famille – mes enfants sont aujourd'hui des adolescents –, et donc un témoin éclairé des conséquences au quotidien de l'utilisation de ces plateformes sur leur vie.

L'auteur de la proposition de loi initiale a choisi un sujet qui ne peut faire que consensus : légiférer sur l'accès des plus jeunes aux réseaux sociaux. Est-il vraiment besoin d'expliquer pourquoi un focus a été fait sur ces réseaux tant ils sont omniprésents ? Nos enfants, plus encore nos adolescents, n'imaginent plus vivre sans eux.

Il ne s'agit pas ici de faire un procès aux réseaux sociaux et aux plateformes ou d'adopter une posture moraliste – ils ne sont évidemment pas à eux seuls responsables de toutes les dérives constatées sur internet –, mais il est impossible de nier qu'ils présentent pour nous tous, singulièrement pour les plus jeunes, des conséquences spécifiques.

Commençons avec quelques chiffres.

Près de la moitié des enfants de 6 à 10 ans ont déjà leur smartphone – je le rappelle, l'âge de 6 ans correspond à l'entrée au CP, une année où l'on apprend à lire.

Par ailleurs, 65 % des 10-14 ans ont un compte au moins sur un réseau social et près de la moitié des adolescents pensent qu'ils seraient dévastés s'ils devaient se passer des réseaux non pas définitivement, mais juste pendant plusieurs jours… Cela en dit long sur le caractère addictif des réseaux sociaux !

Le geste est toujours le même : d'abord, un scroll vers le bas, un coup d'œil aux commentaires, puis l'entrée dans la spirale, celle qui va transformer vos cinq minutes de pause en un long tunnel sans fin. C'est là tout l'objectif des algorithmes : retenir notre attention coûte que coûte en choisissant des contenus adaptés à nos intérêts, avec deux variables, à savoir la satisfaction engendrée par la réception de commentaires positifs ou autres récompenses et le partage d'expérience afin de montrer son appartenance à une communauté.

C'est le marché de l'attention, une sollicitation optimisée du cerveau humain par le biais d'algorithmes, qui engendre une recherche constante de nouveaux contenus numériques à des fins de stimulation cérébrale.

Le même mécanisme serait à l'œuvre dans le cas des addictions aux drogues. Je vous invite à lire le témoignage récent d'une adolescente dans un grand quotidien national. J'en cite un extrait : « TikTok, pour nous, c'est un peu comme le tabac pour l'ancienne génération, on essaie de décrocher, mais on tient une semaine. »

Mes chers collègues, connaissez-vous le Fomo ? C'est l'acronyme de fear of missing out, c'est-à-dire la peur de manquer quelque chose. Cela se traduit par un syndrome d'anxiété qui nous pousse à rester connectés pour ne pas prendre ce risque. Un phénomène qui est une conséquence directe de l'utilisation des réseaux sociaux, et un syndrome particulièrement présent chez nos adolescents.

Et puis il y a la comparaison, qui peut parfois être une source de plaisir, mais qui est souvent un facteur de déprime. C'est un poison pour l'estime de soi dans lequel l'envie et la jalousie prennent racine. Lorsque nous parcourons les différentes plateformes, on peut avoir la sensation de voyager trop peu, de se sentir moche ou que notre vie de famille est finalement bien plus triste que celle des autres. Notre cerveau nous compare systématiquement aux autres. C'est un réflexe plutôt naturel. En tant qu'adulte, le discernement nous offre une arme pour prendre de la distance, mais cet outil n'est qu'en cours d'acquisition chez nos enfants et ne leur permet pas encore d'avoir le recul nécessaire pour digérer certains contenus.

Les réseaux sociaux sont la vitrine d'une vie rêvée et bien menée, et leur surutilisation a un impact physique, mental et social.

Des chercheurs de l'université de Pittsburgh se sont intéressés au sujet et les données scientifiques qu'ils ont obtenues affirment qu'un lien direct existe entre l'isolement social éprouvé et une importante utilisation des réseaux sociaux.

Maux de tête, insomnie, problèmes de vision, déprime, baisse des résultats scolaires ou des performances professionnelles : autant d'indices qui doivent nous alerter. Là encore, nos enfants et adolescents sont bien plus sensibles que les adultes. Il a été constaté que les plus gros consommateurs de réseaux sociaux sont les plus jeunes et les premiers concernés par ces risques cognitifs et mentaux, en raison de l'usage démesuré qu'ils en font et de leur vulnérabilité.

Aujourd'hui, près de 50 % des adolescentes présentent des symptômes cliniques de dépression, pour un équivalent de cinq heures par jour passées sur les réseaux sociaux.

« Encore cinq minutes de TikTok et je vais me coucher ! » Nombreux sont les parents qui reconnaîtront leur enfant dans cette phrase. Pourtant, depuis plusieurs années, les spécialistes ne cessent d'alerter sur les troubles du sommeil, les difficultés de concentration ou encore la dégradation de la mémoire en cas d'utilisation répétée des écrans la nuit.

En outre, autoriser son enfant à utiliser les réseaux sociaux, c'est une chose ; mais savoir ce qu'il regarde, c'est encore mieux ! Aujourd'hui, 82 % des 10-14 ans indiquent qu'ils les consultent sans leurs parents.

Cette forme de liberté véhiculée par les réseaux sociaux, sur lesquels chacun peut prendre la parole, peut entraîner également des dérives. Cette problématique, identifiée depuis des années désormais, s'appelle la haine en ligne. Une haine qui a trouvé un nouveau corps, un terreau privilégié pour se diffuser, de manière lâche, à un plus grand public, et plus facilement.

Derrière un écran, qui assure l'anonymat, la violence de certaines personnes peut s'exprimer bien plus librement. Un réel espace de défoulement pour les uns et le début du cauchemar pour les autres.

Selon l'association e-Enfance, 12 % des 8-18 ans ont déjà été confrontés à une situation de cyberharcèlement. C'est un fléau qui touche principalement les mineurs. Si les plateformes mettent en place des outils pour lutter contre des contenus indésirables, il s'avère que ces dispositifs ne sont pas suffisants pour protéger les plus fragiles, nos enfants.

Et je n'évoque pas ici les mauvaises rencontres, notamment les prédateurs sexuels ou les vendeurs de drogues, qui savent tirer parti des réseaux sociaux pour attirer leurs victimes.

L'école étant le premier lieu des interactions sociales et celui où sont apprises les notions basiques du civisme, l'éducation nationale a aussi pour mission d'éduquer les futurs citoyens de la République aux règles de la vie en société. Notre société faisant de plus en plus corps avec le numérique, le cyberharcèlement doit être abordé en classe.

Nous examinons aujourd'hui un texte de bon sens. Pour répondre aux constats que je viens de présenter en propos liminaires, la présente proposition de loi prévoit que l'inscription d'un jeune de moins de 15 ans sur un réseau social ne pourra se faire qu'avec l'autorisation d'un des deux parents. C'est donc cela la fameuse « majorité numérique », qui figure à l'article 2 – le cœur de la proposition de loi.

Afin de renforcer la protection de nos enfants, j'ai tenu à rendre ce texte plus opérant en présentant des amendements qui ont été adoptés à l'unanimité par la commission de la culture. Ils ont pour objectif de rendre le texte plus applicable et efficace, tout en associant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) pour assurer un meilleur respect des données personnelles.

Ce texte place ainsi l'autorité parentale au cœur de la relation entre l'enfant et les réseaux sociaux. Fixer une majorité numérique permettra demain d'instaurer un dialogue en famille afin que chacun puisse, en connaissance de cause et en responsabilité, être conscient des dangers que risque d'engendrer une surutilisation des réseaux – surtout quand on observe la proportion des moins de 13 ans inscrits sur ces plateformes, malgré l'interdiction qu'elles ont, je le rappelle, mise en place.

La majorité numérique sera donc un outil au service des parents pour mieux superviser la vie numérique de leurs enfants. Tout montre que la puberté numérique est de plus en plus précoce et que les parents sont souvent dépassés par la rapidité avec laquelle leurs enfants adoptent de nouveaux usages. Sachez que 83 % d'entre eux reconnaissent ne pas savoir exactement ce que font leurs enfants sur internet.

Cet arsenal juridique que nous nous efforçons, enfin, de mettre en place pour réguler l'espace numérique ne pouvait plus attendre. Il complétera d'ailleurs deux textes que nous avons récemment examinés : celui qui tend à encadrer l'influence commerciale et celui qui vise à garantir le respect du droit à l'image des enfants.

Trois textes, un seul objectif : protéger les mineurs.

Le Sénat a de nouveau prouvé son intérêt pour ces grands enjeux de notre siècle. Et il sera encore au rendez-vous dans quelques semaines, monsieur le ministre, pour examiner votre projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique. L'article 2 prévoit d'ailleurs de nouvelles modalités de contrôle pour l'accès des mineurs aux sites pornographiques.

Il m'est impossible, car il s'agit du même objectif, de ne pas aborder ici les derniers travaux de la délégation aux droits des femmes, ayant été coauteure du rapport Porno : l'enfer du décor, qui a tant fait parler de lui depuis un an maintenant. Là aussi, ce travail visait à éveiller les consciences quant aux dérives de cette industrie et aux conséquences sur les plus fragiles, et nous avions fait une trentaine de propositions. Je vous remercie d'ailleurs, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'État, d'avoir cité ce rapport dans vos propos liminaires et d'avoir tenu compte de nos préoccupations pour protéger les mineurs des sites pornographiques.

Aujourd'hui, il est temps pour le Sénat de franchir une nouvelle étape. Cette proposition de loi ne prétend pas résoudre en quelques articles l'ensemble des conséquences néfastes de l'utilisation des réseaux sociaux sur les moins de 15 ans, mais il est une pierre de plus à la construction d'un véritable écosystème global de protection de l'enfance en ligne.

Moins d'exposition précoce à la violence des réseaux sociaux, c'est moins de risques de cyberharcèlement, moins d'exposition aux cyberviolences sexistes et sexuelles et moins d'accès à la désinformation. Je vous rappelle que la théorie de la terre plate, véhiculée récemment sur ces réseaux, a séduit un jeune sur six. C'est aussi une question de santé publique qui ne dit pas son nom.

L'adoption de cette proposition de loi, à l'heure où les pays du monde entier, et singulièrement l'Europe, s'attachent enfin à poser un cadre, constituerait un signal fort.

Pour conclure, mes chers collègues, je veux dire que ce texte, qui acte la prise de conscience par le Sénat du caractère urgent et impérieux de construire un cadre juridique solide, permettra de mettre chacun face à ses obligations et à ses responsabilités. Nous ne pouvons plus nous contenter d'observer les potentiels dommages, nous devons poser des garde-fous indispensables à leur protection. Je suis convaincue que cet enjeu peut nous rassembler et je vous remercie d'ores et déjà pour les propositions d'amélioration du texte portées par vos amendements.

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