Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, François-Noël Buffet a parfaitement décrit la situation : la justice est au bord du gouffre et il faut agir. Le constat est partagé sur toutes les travées. C’est également celui qu’a fait le Président de la République, en octobre 2021, lorsqu’il a décidé de lancer les États généraux de la justice, en déclarant qu’il fallait renouer le pacte civique entre la Nation et la justice et garantir l’efficacité du service public.
On prête à Clemenceau la fameuse citation : « Quand on veut enterrer un problème, on crée une commission. ». Dans le monde d’aujourd’hui, on ne crée pas une commission, mais une conférence citoyenne, un grand débat ou bien des États généraux…
De fait, les deux projets de loi qui sont soumis à notre vote – cela a déjà été dit – n’ont qu’un rapport partiel avec les États généraux de la justice. Si vous me permettez de rappeler la formule du procureur Molins – je sais que vous l’appréciez particulièrement, monsieur le garde des sceaux… –, ils n’ont de lien avec les États généraux de la justice que « l’ordre chronologique ».
Commençons par saluer les aspects positifs de ces textes. Les hausses budgétaires sont très importantes, année après année, et l’article 1er du projet de loi d’orientation et de programmation laisse entendre qu’elles se poursuivront. Quelque 10 000 emplois seront créés, certes non ventilés – nous en avons débattu –, mais il était très important d’en prévoir autant.
Parmi les autres points positifs, on peut citer la réduction des délais de jugement, la volonté de transformation numérique, l’instauration d’une équipe autour du magistrat, la revalorisation de certaines professions, notamment celle de gardien pénitentiaire, les investissements immobiliers, la diversification des voies d’accès à la magistrature et l’extension du champ des infractions recevables à l’indemnisation des victimes.
Tout cela est fort positif, mais la réforme systémique à laquelle appelaient les États généraux de la justice n’a pas eu lieu. Il n’y a ni clarification du rôle de la justice, ni renforcement de la première instance, ni révision des décrets dits Magendie – les non-praticiens voudront bien excuser cette précision, mais elle est importante.
En outre, l’absence de certaines mesures nous semble très problématique. Ainsi, on ne trouve rien sur la régulation carcérale, le Gouvernement se contentant de dire qu’il faut construire de nouvelles prisons et qu’il y aura ainsi suffisamment de places pour tous les détenus.
Or – on le sait, car c’est documenté – plus l’on construit de prisons, plus il y a de détention ; et contrairement aux idées reçues, la justice française est de plus en plus sévère et prononce des peines de plus en plus lourdes. Donc, si nous ne mettons pas en place un mécanisme de régulation carcérale, nous ne pourrons jamais mettre un terme à la situation d’indignité évidente dans les prisons françaises. Mais il n’y a rien sur le sujet dans ces textes.
Il n’y a rien non plus sur les violences intrafamiliales. La démarche est pour le moins curieuse : le garde des sceaux a confié à deux parlementaires, dont notre collègue Dominique Vérien, une mission sur le traitement judiciaire des violences intrafamiliales. Le travail a duré plusieurs mois et a abouti à un grand nombre de propositions, qui auraient bien évidemment trouvé leur place dans le présent projet de loi ordinaire. Or nous n’avons pas pu les introduire, car nous nous serions vu opposer le fameux article 45 de la Constitution. Par conséquent, aucune modalité concernant les violences intrafamiliales ne figure dans le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, à l’exception de deux lignes dans un rapport annexé.
Laissez-moi m’arrêter un instant sur cette pratique du rapport annexé. J’y vois une nouvelle manière de parler sans s’engager. Il s’agit d’une sorte de littérature qui pourrait s’apparenter à une feuille de route du Gouvernement – prenons-le comme tel –, mais qui n’a aucune valeur normative. Or c’est là que l’on retrouve quelques lignes sur les violences intrafamiliales.
Quant à la procédure, nous avons travaillé – nous pouvons le dire – dans de très mauvaises conditions. Le texte a été adopté le 3 mai en conseil des ministres, puis examiné en commission le 31 mai, alors qu’il s’agit de deux projets de loi, l’un comprenant vingt-sept articles, l’autre douze, assez techniques – c’est peu dire et n’y voyez pas d’injure. Il me semble que ce n’est pas là ce qu’on appelle « travailler dans de bonnes conditions » et j’ai cru comprendre que les circonstances seraient les mêmes à l’Assemblée nationale.
Pour ce qui est de la réécriture du code de procédure pénale par ordonnance, nous y avons beaucoup réfléchi et, comme d’autres groupes dans cet hémicycle, nous y étions peu favorables. Toutefois, l’encadrement qui est finalement prévu dans le texte nous semble très positif, et cela alors même que l’article 3 du projet de loi complexifie curieusement le code de procédure pénale – j’y reviendrai. Nous sommes donc a priori favorables à la réécriture du code de procédure pénale par ordonnance.
Certaines mesures restent peu abouties, dont la réforme de la justice économique avec l’instauration d’un tribunal des activités économiques ou l’accès à la profession d’avocat, sujet sur lequel vous avez dû être saisi à plusieurs reprises, monsieur le garde des sceaux.
Si un certain nombre de points positifs pouvaient nous inciter à voter en faveur de ces textes, des modifications importantes intervenues en séance nous ont conduits à revoir notre position.
Tout d’abord, en ce qui concerne l’instauration de la possibilité d’activation à distance des appareils connectés, qu’il s’agisse d’appareils téléphoniques, d’ordinateurs, de télévisions ou de systèmes comme Alexa ou Siri, nous avions demandé que les journalistes soient exonérés de cette mesure. En effet, la liberté d’informer est une liberté constitutionnelle, mais notre demande a été refusée.
Ensuite, M. Retailleau a demandé l’instauration d’une charte déontologique des magistrats et M. Bonnecarrère a présenté un amendement visant à rappeler la nécessité de leur impartialité. Dans le même temps, une saisine a été adressée par le garde des sceaux au Conseil supérieur de la magistrature, demandant que soient précisées les modalités d’exercice du droit de grève et de la liberté d’expression des magistrats, y compris sur les réseaux sociaux et dans les audiences solennelles. Manifestement, il s’agissait d’envisager un système de suspicion et de limitation des droits d’expression des magistrats, y compris dans le cadre syndical.
Enfin, et je salue l’intervention de notre collègue Jean-Pierre Sueur, nous avons tout de même obtenu – seul sujet de satisfaction – la rédaction a minima de la modification de la règle concernant la nécessité de la double incrimination en cas de crime de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide.
Vous l’aurez compris, monsieur le garde des sceaux, nous avions a priori une vision positive de ces textes, nonobstant leurs manques. Nous attendons beaucoup de la navette parlementaire et nous ne nous interdisons pas de modifier notre vote dans la suite des débats, si nous obtenons des garanties sur les sujets que j’ai évoqués, à savoir la régulation carcérale, la protection du droit d’expression des magistrats et la protection des journalistes dans le cadre des interceptions à distance.
Par conséquent, nous nous abstenons pour l’instant, mais nous pourrions reconsidérer notre vote.