Intervention de Éric Baseilhac

Mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale — Réunion du 20 juin 2023 à 14h00
Audition de M. éric Baseilhac directeur accès économie et export du leem sur la clause de sauvegarde des médicaments

Éric Baseilhac, directeur Accès, Économie et Export du Leem :

Derrière son apparente dimension technique, la clause de sauvegarde est en réalité révélatrice de choix très politiques.

Je souhaitais avant tout revenir de manière globale sur les enjeux de la régulation économique du médicament. Le Leem a été auditionné à trois reprises par la mission consacrée à la régulation et au financement du médicament lancée par la Première ministre, ce qui nous a donné l'opportunité de replacer cette question dans une perspective historique. Je tenais à vous livrer les conclusions de l'analyse de cette régulation au cours de la dernière décennie, que nous avons exposée devant la mission.

Il faut considérer deux temps distincts. D'abord, la décennie 2010-2019 a été marquée par une croissance tendancielle du marché des médicaments, à hauteur de 3 à 4 % : ainsi, si aucune mesure de régulation n'avait été appliquée, la dépense naturelle de médicaments aurait suivi ce taux de croissance pendant cette période. Or, le régulateur a souhaité, à travers divers projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), maintenir un niveau de régulation très important sur le médicament. En effet, le chiffre d'affaires net du médicament - auquel sont soustraites les remises et les clauses de sauvegarde - n'a quasiment pas évolué entre 2010 et 2019. Ce prix fabricant hors taxe doit être distingué du prix du médicament remboursé - il est généralement celui auquel fait référence l'assurance maladie -, auquel sont ajoutés les coûts de distribution et de dispensation ainsi que le taux de remboursement.

Durant dix ans, cette régulation drastique s'est exercée par des leviers classiques votés chaque année dans le PLFSS, tels que des baisses de prix, des niveaux de remise, la maîtrise médicalisée et la clause de sauvegarde. Ainsi, cette hyperrégulation, comme nous la qualifions nous-mêmes, a conduit progressivement à une décapitalisation du budget du médicament durant dix ans. Le témoin de ce phénomène est facilement objectivable : la part représentée par le chiffre d'affaires net du médicament par rapport à l'Ondam s'élevait à 12 % en 2010, contre moins de 9 % en 2023.

Cette hyperrégulation est paradoxale : durant dix ans, la démographie a largement augmenté, la population française a vieilli et beaucoup de maladies se sont chronicisées. Les coûts de traitement, par conséquent, ont évolué. Surtout, trois chocs d'innovation ont produit un effet de vague sur la croissance budgétaire : l'arrivée de nouveaux traitements de l'hépatite C en 2014, des immunothérapies anticancéreuses, qui jouent encore un rôle important dans le budget du médicament, en 2016, et enfin des thérapies géniques et cellulaires en 2018.

Ainsi, jusqu'en 2019, la régulation très forte a maintenu le chiffre d'affaires net du médicament à un niveau de croissance étale pendant dix ans.

L'année 2020 a été fortement perturbée par les effets d'inflation et de déflation liés à la sous-consommation médicamenteuse, puis au rattrapage, durant la covid.

En revanche, l'année 2021 a marqué une césure dans l'équation budgétaire. Nous constatons depuis 2021 une croissance tendancielle du chiffre d'affaires du médicament - pris en charge par l'assurance maladie, en ville ou à l'hôpital : alors qu'elle s'élevait à environ 3 % dans la décennie précédente, elle atteint désormais, de manière continue, 9 à 10 %. L'examen précis de la structure de cette croissance tendancielle révèle le rôle majeur joué par l'innovation, ainsi que par un second facteur : l'effet épidémiologique, un nombre croissant de maladies traitées tendant à devenir des pathologies chroniques. En y ajoutant l'effet populationnel, tous les ingrédients d'une croissance très soutenue, et appelée à se poursuivre, sont réunis.

Or, qu'est-il advenu de la régulation budgétaire ? Le « montant M » du PLFSS - il désigne le chiffre d'affaires net régulé au-delà duquel le législateur estime qu'une clause de sauvegarde doit être appliquée pour le ramener au plus proche des prévisions - n'a quasiment pas progressé. Le « montant M » de 2023 s'élève ainsi à 24,6 milliards d'euros, contre 24,5 milliards d'euros en 2022, soit une croissance de 0,4 %.

Le fossé grandissant qui sépare les courbes du marché et du budget régulé engendre des conséquences de plusieurs ordres.

D'abord, tous les leviers de la régulation, qui sont destinés à ramener le marché au plus proche du budget, sont à leur paroxysme. Premièrement, les montants de baisses de prix repartent à la hausse. Au sortir de la crise covid, le Président de la République s'était rendu compte de leur impact délétère sur les médicaments matures et des délocalisations qui s'étaient ensuivies, remettant en cause la souveraineté pharmaceutique de la France. Il avait donc allégé - mais pour une année seulement - le montant des baisses de prix à 640 millions d'euros, alors qu'elles avaient atteint jusqu'à 900 millions d'euros. En 2022, les baisses de prix sont reparties à la hausse pour s'élever à 825 millions d'euros. Je ne peux pas vous donner de précisions sur l'année 2023 : l'annexe 7 du PLFSS, devenue annexe 5, ne faisant plus état du moindre chiffre sur le médicament, nous naviguons à l'aveugle. Cependant, nos contacts réguliers avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) nous conduisent à penser que le montant sera similaire à celui de 2022.

Ensuite, le niveau des remises - elles sont conjointement négociées pour les nouveaux médicaments - a augmenté de manière exponentielle : alors qu'au début des années 2010, elles s'élevaient à 400 millions d'euros environ, elles ont atteint 5 milliards en 2021, 6 milliards en 2022, et seront probablement de l'ordre de 7 milliards en 2023.

Par ailleurs, la maîtrise médicalisée n'a pas beaucoup évolué : elle reste aux alentours de 400 millions d'euros.

Enfin, la clause de sauvegarde a mécaniquement explosé. Alors qu'elle avait atteint, au maximum, 200 millions d'euros dans les années antérieures, elle représentait 1,1 milliard en 2022. Selon nos prévisions, elle sera égale à 2,3 milliards en 2023, et pourrait approcher des 4 milliards en 2024.

Cette déconnexion entre la régulation budgétaire et le marché pose question quant à l'adaptation du budget voté par le Parlement aux besoins. En effet, le marché pharmaceutique ne procède pas d'une volonté spontanée des patients de se procurer des médicaments - ils sont, de toute manière, délivrés sur ordonnance -, mais bien d'un besoin. Ce dernier est donc corrélé au chiffre d'affaires tendanciel du marché.

Ainsi, le budget n'est plus du tout adapté aux besoins, que le Président de la République a pourtant clairement redéfinis : accueillir l'innovation, qui devrait être foisonnante dans les années à venir ; maintenir la possibilité pour les Français d'accéder à des produits matures, qui ne coûtent pas cher, mais qui sont souvent essentiels, comme les curares ; relocaliser la production de certains médicaments manquants indispensables ; et, enfin, demeurer attractifs pour les nouvelles thérapies afin qu'elles soient fabriquées sur le sol français plutôt qu'à l'étranger.

La clause de sauvegarde n'est que la résultante mécanique de deux phénomènes : la croissance très dynamique du marché, poussée par l'innovation, et l'atonie du budget régulé, qui, de notre point de vue, est largement sous-capitalisé, du fait des années antérieures. Ainsi, le paradoxe est terrible : le budget du médicament représentait 12 % de l'Ondam en 2010, contre 9 % seulement en 2023. Cet écart entre évolution tendancielle du marché et budget régulé explique l'envolée exponentielle de la clause de sauvegarde.

Le second grave phénomène qui consacre cette déconnexion est que l'un des articles du PLFSS, par son manque de clarté, peut induire en erreur. En effet, les modalités de calcul du « montant M », depuis 2015, consistaient chaque année - selon un choix politique formulé à plusieurs reprises par les ministres ou les Présidents de la République successifs dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé (Csis) - à se fonder sur la croissance du chiffre d'affaires réalisé l'année précédente minoré du montant de la clause de sauvegarde sur la même période. Cette modalité de calcul utilisée par la direction de la sécurité sociale (DSS) nous paraissait saine : elle intégrait l'impératif de régulation sans ignorer la croissance spontanée des dépenses, qui correspond à celle des besoins. La clause de sauvegarde récupère en moyenne 70 % de l'excédent du « montant M ». En minorant le chiffre d'affaires réalisé l'année précédente du montant de la clause de sauvegarde, on intègre 30 % de la dynamique du marché au seuil de régulation pour l'année suivante. C'est précisément ce qui empêche cet écartement inexorable, qui, un jour, nous fera nous retourner en constatant le fossé qui sépare le budget des besoins - mais en réalité, nous y sommes déjà.

Cette modalité de calcul est donc absolument essentielle. Or, dans le PLFSS 2023 - et cela est passé à l'insu de tous les parlementaires -, le « montant M » a été fixé sur la base du M de l'année précédente, avec un taux de croissance de 0,4 %. Dans cet article d'application, la DSS essaie de vous faire écrire qu'exceptionnellement, en 2022, la règle pour fixer le « montant M » avait été établie sur la base du chiffre d'affaires réalisé en 2021 minoré de la clause de sauvegarde appliquée en 2021 ; en effet, c'est ce qu'avait écrit Thomas Mesnier à la page 155 du rapport de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale. La DSS prétend que cette modalité était exceptionnelle. Or, c'était la règle historique qui prévalait, et l'exception s'est introduite l'année dernière. Nous la combattons très fortement, car nous pensons qu'elle est délétère. Si nous ne raccrochons pas un minimum le budget régulé à la réalité constatée du marché, nous nous livrons à un exercice totalement schizophrénique, qu'il serait très coûteux de corriger.

Nous avons donc émis plusieurs recommandations à la mission. Concernant la clause de sauvegarde, nous proposons, pour couper court à ce débat - il a d'ailleurs souvent lieu par dépêches APM interposées entre la DSS et le secteur -, que la règle de calcul du « montant M » soit gravée dans le marbre de la loi, de façon à donner davantage de visibilité aux entreprises.

En outre, il faut d'urgence rétablir la clause de sauvegarde dans son principe initial. La vocation originelle de cette clause est de servir de corde de rappel budgétaire. Au fond, la clause de sauvegarde a été très utile et compréhensible dès lors qu'elle ne s'appliquait qu'en cas d'erreurs de prévisions, procédant d'une mauvaise estimation du chiffre d'affaires ou des économies. Elle permettait alors de récupérer 70 % de l'excédent de dépenses constaté. Or, en 2021, son montant a atteint plus de 700 millions d'euros : c'est un problème. Il aurait pu s'agir d'une très grave erreur de prévision ; mais c'est impossible, puisqu'en 2022, le montant s'élève à 1,1 milliard d'euros !

En réalité, la clause de sauvegarde a changé de nature pour devenir une taxe préconçue sur la croissance. La meilleure preuve, c'est que dans le PLFSS 2022 a été introduit pour la première fois un montant prévisionnel de clause de sauvegarde, à hauteur de 125 millions d'euros. D'abord, il est incongru de fixer ab initio d'un budget une clause de sauvegarde censée servir de corde de rappel budgétaire, constatée, par définition, a posteriori ; cela revient à avouer que le budget n'était pas à l'équilibre. Ensuite, le montant exécuté nous a particulièrement étonnés : les comptes de la sécurité sociale affichent 1,1 milliard d'euros. Certes, on pourrait penser que les 125 millions d'euros étaient une simple provision - mais à nouveau, il est surprenant de préempter une provision sur un dépassement budgétaire avant même d'avoir clôturé les comptes.

Nous avons donc recommandé à la mission de restaurer la clause de sauvegarde dans sa fonction originelle en la bridant. Si elle apparaît technique, cette mesure est en réalité très simple, et serait la clé de voûte d'une restauration de la construction budgétaire sincère. En effet, en décrétant que le montant de la clause de sauvegarde ne peut excéder 2 % du « montant M » - soit 500 millions d'euros -, vous obligeriez le régulateur à la sincérité de la prévision du tendanciel. Alors que cette dernière sert de variable d'ajustement, vous n'avez aucune transparence sur les chiffres ni sur le montant des économies. Cette mesure, assez simple, permettrait une restauration de la fonction originelle de la clause de sauvegarde. Bien entendu, nous aurions bien du mal à passer d'une clause de sauvegarde de 2,4 milliards d'euros - comme nous l'anticipons pour 2023 - à 500 millions d'euros, par exemple, dès 2024 ; mais il faut imposer une trajectoire de décroissance de cette clause et rétablir la sincérité des comptes.

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