Intervention de Éliane Assassi

Réunion du 10 juillet 2023 à 16h00
Plein emploi — Exception d'irrecevabilité

Photo de Éliane AssassiÉliane Assassi :

Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, le projet de loi dont nous débattons dans la précipitation d’une session extraordinaire bien chargée vise un premier objectif, celui de renforcer le contrôle des chômeurs et les sanctions contre les bénéficiaires du revenu de solidarité active.

Ce texte est donc en décalage avec la volonté d’apaisement affichée par le Président de la République.

Le Gouvernement fait comme si, le 27 juin dernier, un jeune de 17 ans n’avait pas été tué par un policier à Nanterre, drame ayant déclenché une flambée de violence dans les quartiers de l’ensemble de la métropole, mais également en outre-mer.

En proposant de conditionner le versement du RSA à une activité de quinze à vingt heures par semaine, messieurs les ministres, vous stigmatisez les personnes les plus précaires. Il s’agit d’un texte d’urgence politique anachronique, d’une véritable injure faite à celles et ceux qui essaient de survivre avec – je le rappelle – 534 euros par mois.

La réponse politique à la colère exprimée dans nos quartiers devrait reposer sur un discours prônant l’égalité et la solidarité de la République. Comment voulez-vous que les jeunes des quartiers – et plus généralement la jeunesse, première victime de la précarisation –, qui subissent les discriminations au quotidien, retrouvent confiance dans la République et ses représentants ?

Ce projet de loi, censé contribuer à atteindre le plein emploi, devrait comporter des dispositions pour faire baisser le chômage en priorité là où il est le plus élevé, c’est-à-dire dans les territoires ultramarins et dans les quartiers des villes populaires, et permettre d’engager la construction de vrais parcours professionnels, à l’opposé de l’ubérisation du travail.

Je rappelle que, selon l’Observatoire national de la politique de la ville, le taux de chômage est de 18 % dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, contre 7 % en moyenne dans notre pays.

Les jeunes de moins de 30 ans subissent un taux de chômage de 30 %, et ceux qui trouvent un boulot ont le plus souvent des contrats précaires et occupent des postes d’ouvrier ou d’employé. En quoi votre projet de loi, pompeusement intitulé « pour le plein emploi », répond-il à cette situation ?

Selon la CGT Île-de-France, le suivi actif des demandeurs d’emploi s’est traduit par une augmentation de la charge de travail des conseillers de Pôle emploi. Entre 2020 et 2023, dans mon département de la Seine-Saint-Denis, le nombre de demandeurs d’emploi à suivre par conseiller a doublé, passant de 250 à 500.

Le nombre de professionnels accompagnant les bénéficiaires du RSA a été divisé par trois depuis 1990 : désormais, un professionnel doit suivre, seul, cent allocataires.

Le premier obstacle à l’emploi pour ces jeunes, ce sont les discriminations qu’ils subissent à l’embauche.

Plutôt que de les stigmatiser, comme l’a fait l’ancien patron du Medef en déclarant que « le premier employeur de Seine-Saint-Denis, c’est le trafic de drogues », nous devrions faire en sorte – le Medef en premier lieu – que les entreprises passent outre les stéréotypes, car les discriminations expliquent largement le taux de chômage des jeunes dans les quartiers populaires.

Cette situation remet en cause l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que la loi « doit être la même pour tous ».

Notre groupe a fait le choix de déposer une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, car ce projet de loi comporte des mesures qui ne sont pas conformes à la Constitution.

En premier lieu, la création du contrat d’engagement contrevient à l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui dispose que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

Le droit d’obtenir des moyens convenables d’existence ne peut être soumis à condition. Or l’article 2 du projet de loi prévoit une obligation d’assiduité et de participation active des chômeurs aux actions d’insertion sociale ou professionnelle. De plus, l’article 3 impose aux bénéficiaires du revenu de solidarité active un certain nombre d’heures d’activité dont la non-réalisation entraînerait la suspension, voire la suppression du versement du RSA.

À l’évidence, cette conditionnalité remet en cause l’accès au filet de sécurité minimal que la collectivité a instauré pour les femmes et les hommes les plus en difficulté.

Le contrat d’engagement remet par ailleurs en cause des droits acquis par les assurés sociaux en contrepartie du versement de leurs cotisations sociales.

Ce texte porte donc une atteinte manifeste à nos principes constitutionnels.

Il serait commode de considérer le préambule de la Constitution de 1946 comme un texte « témoin » non contraignant, alors qu’il édicte, bien au contraire, les fondements de la République, qui se voulait sociale au sortir de la Résistance. Il est grand temps de rétablir ce texte dans sa plénitude.

Selon Lucas Chancel, économiste spécialiste des inégalités, « le discours du Gouvernement s’inscrit en réalité dans la très longue histoire de la culpabilisation des pauvres, dont le but est de réduire les ressources allouées aux aides ».

Cette recherche constante d’économies sur le dos des plus fragiles et des plus précaires est d’autant plus injuste et inacceptable que les plus riches et les plus puissants sont épargnés par de telles mesures de contrôle et de sanction.

Le « deux poids, deux mesures » qui oppose ceux d’en haut et ceux d’en bas n’est que l’étincelle qui risque de faire repartir la violence sociale qui s’est exprimée avant-hier lors de la mobilisation contre la réforme des retraites, hier dans nos quartiers – et nul ne sait où l’incendie éclatera demain.

Les sanctions envisagées par le Gouvernement et renforcées par la majorité sénatoriale ne semblent pas avoir tenu compte de l’étude d’impact du projet de loi, qui précise pourtant que « la détermination des obligations et du régime de sanctions applicables aux bénéficiaires du revenu de solidarité active doit tenir compte de cette exigence constitutionnelle qui fait du revenu de solidarité active le dernier filet de sécurité pour les personnes qui ne tirent que des ressources limitées de leur travail ou des droits qu’ils ont acquis en travaillant ou qui sont privés d’emploi ».

Nous considérons, pour notre part, que les obligations figurant dans le texte et la gravité des sanctions ne respectent pas cette exigence constitutionnelle.

Par ailleurs, le projet de loi prévoit de conditionner la coprésidence des comités territoriaux de France Travail à la signature d’une charte d’engagements par les représentants des exécutifs territoriaux.

Nous estimons que cette nouvelle conditionnalité imposée dans la gouvernance de France Travail remet en cause la libre administration des collectivités territoriales prévue à l’article 72 de la Constitution, lequel dispose que, « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».

La commission des affaires sociales du Sénat ne s’y est pas trompée en supprimant la mesure conditionnant la coprésidence des comités territoriaux à la signature de cette charte d’engagements. Le Gouvernement ayant déposé un amendement visant à rétablir cette charte, il y a toutefois fort à craindre que celle-ci fasse son retour dans le cadre de la navette parlementaire.

En outre, l’article 9, qui concède des droits nouveaux aux travailleuses et aux travailleurs en établissement et service d’aide par le travail maintient une inégalité de situation et de droits entre les personnes en situation de handicap et le reste de la population.

En refusant de leur accorder le statut de salarié et l’ensemble des droits y afférents, le gouvernement actuel, comme les précédents, méconnaît le principe posé par l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en vertu duquel – je le redis – la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Le Gouvernement consacrerait certes un progrès pour les travailleurs handicapés en leur accordant le droit d’adhérer à un syndicat, le droit de grève et la prise en charge par les établissements d’une complémentaire santé. Mais ces droits supplémentaires n’en sont pas moins des droits a minima pour les travailleurs handicapés, qui sont toujours considérés comme des handicapés avant d’être des travailleurs.

Rien ne justifie cette rupture d’égalité vis-à-vis du reste des salariés. Comment justifier qu’un travailleur handicapé soit payé 5 euros par heure, tandis qu’un travailleur non handicapé est payé a minima 9 euros pour une durée équivalente ?

La société doit accorder des droits et des protections supplémentaires aux plus fragiles, et pas l’inverse !

Enfin, ce projet de loi constitue un recul pour le service public de l’emploi et de l’accompagnement des travailleurs privés d’emploi.

Le passage au tout-numérique de France Travail aggravera la fracture existante pour les bénéficiaires les plus fragiles. Selon le dernier rapport de la Défenseure des droits, « un tiers des personnes sont éloignées du numérique » ; il décrit par ailleurs « une déshumanisation des services publics ».

Nous craignons que ce texte contribue à creuser les inégalités, tout en renforçant les contrôles et les sanctions des plus fragiles.

Pour l’ensemble de ces raisons, j’appelle chacun de vous, mes chers collègues, à adopter notre motion et à rejeter ce texte.

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