Les diverses interventions auxquelles nous assistons ce matin montrent bien que le problème auquel nous sommes confrontés est véritablement colossal. C'est cette préoccupation de grande ampleur qu'il convient maintenant de prendre en considération à la hauteur des conséquences qu'il produit. C'est la raison pour laquelle je vous remercie d'organiser une matinée comme celle-ci ; nous en avons vraiment besoin.
Le contexte est celui d'une pression anthropique globale, planétaire, dont l'importance est comparable à celle du changement climatique. Tout le monde est convaincu aujourd'hui de la dimension majeure et internationale du changement climatique. La pollution chimique existe depuis très longtemps et son existence, démontrée depuis beaucoup plus longtemps que celle du changement climatique, s'est malheureusement banalisée. Or il faut lutter contre cette banalisation et placer la pollution chimique au même niveau que le problème du changement climatique.
Dans ce domaine, il n'existe pas de frontière et l'on observe une hétérogénéité mondiale considérable, similaire à celle relative aux émissions de gaz à effet de serre. Si la France arrête de polluer ses cours d'eau et que tous les autres pays continuent à le faire, nous ne ferons que récupérer les pollutions générées ailleurs.
La situation est caractérisée en outre par des mélanges extrêmement complexes et une exposition chronique à travers tout l'environnement, sachant que l'homme est au sommet de la chaîne alimentaire.
Chaque année, des millions de tonnes de substances chimiques sont produites, parmi lesquelles beaucoup ont des effets biologiques évidents. Certaines sont d'ailleurs fabriquées précisément pour cela.
L'une des propositions que je souhaite vous soumettre serait de créer un GIEC de la pollution chimique. Nous avons absolument besoin de disposer d'une comparaison entre les situations des différents pays, ne serait-ce que pour révéler les points les plus noirs ou les endroits où il n'existe aucune connaissance, et être en mesure d'agir collectivement. Le GIEC présente l'avantage d'être un organisme indépendant et objectif, au service de toutes les communautés internationales, afin d'établir un consensus de travail. Aujourd'hui, le GIEC de la pollution chimique n'existe pas.
Le contexte est celui d'« une seule santé ». La santé humaine ne peut être isolée du reste de l'environnement. Nous ne sommes que des animaux au milieu des autres animaux, à la différence près que nous sommes un prédateur ultime et récupérons de ce fait l'ensemble de la pollution accumulée auparavant par les autres éléments de la chaîne. Ce contexte est malheureusement encore trop souvent considéré en France uniquement sous l'angle des zoonoses, de la relation homme-animal dans le cadre des épidémies. Or il faut l'envisager dans sa globalité. Il importe ainsi de parler de contamination de l'eau, de l'air, des sols, des végétaux, des animaux. Aujourd'hui, nous parlons de l'eau, mais gardons à l'esprit l'idée qu'il ne faut pas se focaliser sur ce sujet, mais envisager la globalité de nos expositions à la pollution chimique.
Il convient également de ne pas réagir au coup par coup, au gré des annonces médiatiques autour des problèmes liés aux plastiques, au chlordécone, etc. Nos préoccupations sont ponctuelles, alors que la réalité de la pollution chimique est permanente, continue et en évolution majeure.
Nous disposons aujourd'hui de nombreuses études et avons réalisé de grands progrès. La situation évolue, bien que trop lentement. La France a des compétences dans ce domaine et des travaux sont en cours. Citons notamment les études d'alimentation réalisées par l'Anses ou encore les suivis de cohortes d'enfants exposés à de multiples polluants. Des choses sont faites, mais elles restent relativement ponctuelles, à l'initiative de groupes de recherche, et ne sont pas coordonnées dans le cadre d'un programme national, voire international.
Lorsque l'on parle de santé humaine (ceci est valable aussi pour la santé animale), l'enjeu majeur réside dans l'exposome, c'est-à-dire la prise en compte de l'ensemble des expositions. Cela concerne les expositions à l'ensemble des produits chimiques, durant la vie entière, y compris in utero. L'eau ne représente peut-être, dans ce contexte global, que 10 % environ des expositions. Il ne faut donc pas focaliser toute notre attention sur quelques polluants présents dans l'eau, parce que nous avons cette connaissance, en oubliant les 90 % des expositions liées à l'alimentation. Il convient d'avoir une vision globale de l'ensemble des problèmes, afin de pouvoir traiter réellement le sujet de la santé humaine.
Cela suppose d'investir, de se doter de moyens ambitieux à la hauteur du problème que constitue l'exposome. La Commission européenne a financé des programmes sur l'exposome à hauteur de quelque 100 millions d'euros, mais de façon très dispersée, si bien que les montants par équipe sont relativement faibles. En France, l'exposome n'est pas un sujet de préoccupation ni de recherche majeur, alors même que cela est essentiel pour la santé publique.
Une autre difficulté réside dans le fait d'expliquer à la population la différence entre danger et risque. La présence d'un contaminant quelque part est déjà, en soi, un problème mais il faut pouvoir évaluer le risque correspondant, de manière à concentrer le peu de moyens dont on dispose sur les cibles les plus essentielles. Cette analyse du risque est majeure. Les contaminants chimiques, en mélange, avec les effets biologiques qu'ils produisent (génotoxicité, stress oxydant, perturbation endocrinienne, antibiorésistance, etc), représentent des dangers, accrus par la multi-exposition permanente, au travers de l'eau, de l'air, des aliments, des cosmétiques. S'ajoutent à cela les phases critiques de la vie, à savoir les 1 000 premiers jours, les phases de croissance de l'enfant, de reproduction, qui sont extrêmement importantes et doivent être prioritaires : il faut par exemple protéger tout particulièrement la femme enceinte de toutes les expositions, dans le cadre professionnel notamment. Or cela peut s'avérer difficile, dans la mesure où la femme n'ose pas nécessairement faire part de sa grossesse à son employeur, si bien qu'elle reste exposée à un certain nombre de produits chimiques. Cette vision globale est très importante.
Il faut savoir par ailleurs que l'on parle de concentrations extrêmement faibles. La limite relative au bisphénol A est de 2,5 microgrammes par litre dans l'eau, ce qui n'est peut-être pas suffisant. Nous savons maintenant que les PFAS ont une influence sur notre immunité et la limite de concentration à 0,5 microgramme par litre d'eau n'est peut-être pas suffisante non plus. Pour les perturbateurs endocriniens, certains effets apparaissent avec des valeurs de l'ordre de 0,1 nanogramme par litre.
L'un des enjeux majeurs réside donc dans le calcul des risques. Nous avons tous besoin d'un tableau de bord pour prendre les bonnes décisions : or ce repère est précisément celui de la valeur du risque. Ce travail est effectué notamment par l'Anses. Je le répète : nous disposons en France de compétences, d'une expertise, mais pas avec l'ampleur et le soutien nécessaires pour organiser le tout en un programme suffisamment ambitieux. L'évaluation des risques permet d'identifier les dangers, sur la base de données toxicologiques et d'analyses de la relation entre la dose et l'effet. La mesure de l'exposition fournit une idée de la quantité de polluants arrivant chaque jour sur les individus et permet de quantifier le risque. Cette phase est cruciale, car elle permet de prendre des décisions éclairées et d'agir.
On se retrouve en général face à une découverte analytique, qui peut être le fruit du hasard ou d'une volonté. On mesure ensuite les expositions, dans l'eau, l'alimentation, etc. Si les données toxicologiques existent, les experts peuvent réaliser une évaluation et déterminer une valeur de référence, soit au niveau national, soit à l'échelle européenne. Lorsque les données sont insuffisantes, la démarche consiste à ajouter des facteurs d'incertitude pour mieux protéger la population, ce qui permet d'élaborer une valeur de référence. En l'absence de données, ce qui est souvent le cas, en particulier pour les métabolites de pesticides, on met en place une valeur de gestion ne reposant pas sur des données scientifiques. Les acteurs de ces processus sont les laboratoires de recherche, les instituts qui conduisent des études nationales, les agences sanitaires, puis les décideurs en matière de gestion et de réglementation. Ce schéma doit être développé de façon encore plus intensive. Il convient notamment pour cela de favoriser la montée en puissance de jeunes experts.
Concernant plus spécifiquement l'eau, la situation est notamment celle d'une pollution provenant de rejets d'eaux usées et de filières qui, lorsqu'elles sont bien conçues et bien gérées, arrêtent toute la contamination microbienne et beaucoup des agents physiques. Il faut aussi prendre en compte le fait que dans le réseau de distribution, voire chez les particuliers lorsqu'ils stockent leur eau dans une bouteille en plastique, l'eau peut être recontaminée. L'aval de la chaîne de production d'eau doit donc être pris en compte. Il faut ensuite répondre à la question du degré de pureté que l'on souhaite atteindre. Il n'est pas envisageable de faire de l'eau distillée partout. Répondre à cette question signifie fixer une cible à partir de laquelle on peut dire que l'on protège la population. Une fois que tous les experts conviennent qu'il n'y a pas d'inquiétude à avoir, malgré quelques traces de polluants, et que la santé de la population est protégée, encore faut-il parvenir à en convaincre les gens. Il est essentiel de restaurer la confiance dans les données de la science et de l'expertise, ce qui aujourd'hui n'est pas vraiment le cas.
En conclusion, on constate que la liste des polluants est en expansion accélérée, des micropolluants émergents venant sans cesse s'ajouter aux micropolluants classiques, qui continuent à poser problème. Ainsi, en quarante ans, nous n'avons toujours pas réglé le problème des nitrates dans l'environnement. Au-delà du champ strictement scientifique, se posent des enjeux politiques très importants.
Il convient par ailleurs de ne pas se focaliser toujours sur l'eau, même si nous disposons de nombreuses données dans ce domaine. Lorsque je vais acheter mes carottes et mes salades au marché, je n'ai aucune idée de la quantité de pesticides et de métabolites de pesticides qu'elles contiennent. Il en va de même pour les vêtements importés. Le fait que l'attention soit focalisée sur l'eau arrange certaines personnes, car cela évite que l'on s'intéresse à leur activité et aux pollutions qu'elles peuvent générer. 10 % des apports en PFAS et en pesticides viennent de l'eau ; il faut bien entendu travailler pour réduire ce pourcentage, mais aussi faire en sorte que les 90 % autres soient pris en compte.
Il faut pouvoir cibler les priorités, c'est-à-dire définir les dangers, les sources et les risques prioritaires. Nous disposons de l'expertise nécessaire pour cela ; encore faut-il lui donner des moyens ambitieux.
Les enjeux pour l'eau résident dans la fiabilité des filières de traitement, y compris pour de petites communes qui n'en ont pas les moyens. Il faut aussi trouver les sources prioritaires pour annuler les rejets dans l'environnement et travailler sur la question des stockages d'eau. Face aux perspectives de pénurie de masses d'eau, la tendance va être à une augmentation du stockage. Or stocker l'eau dans de mauvaises conditions en dégrade la qualité. La qualité des matériaux est également un enjeu important.
Il faut en outre arrêter de réagir au coup par coup et développer une vraie politique continue. Il existe de nombreux plans (plan micropolluants, etc.) : encore faut-il les doter des moyens suffisants, adaptés à l'ambition de l'exposome, de l'évaluation globale des risques. Je le répète : nous avons accompli de grands progrès depuis quinze ans. Je les ai suivis à travers mes expertises à l'Anses, au Haut Conseil de la santé publique, etc. Mais la France devrait être plus ambitieuse en la matière et surtout être présente avec cette ambition au niveau européen, pour ne pas se retrouver en minorité face à l'Allemagne ou aux Pays-Bas.
Il faut par ailleurs cesser de s'étonner à chaque nouvelle crise (chlordécone, PCB, plastifiants, etc.) et organiser un circuit court d'information entre les décideurs et la science, qui présente beaucoup de données mais reste dans un milieu spécifique, avec une lecture souvent compliquée, des rapports extrêmement longs. Cela permettrait par exemple de ne pas s'étonner de la découverte d'une pollution par les PCB dans la Seine alors que les scientifiques le savent et le disent depuis vingt ans.
On observe en outre de nombreuses pressions, lobby contre lobby. Dans ce contexte, il est essentiel de promouvoir l'exigence d'objectivité scientifique et de transparence, avec par exemple la création de ce GIEC de la pollution chimique que j'appelle de mes voeux. L'ensemble de la société a besoin de cette expertise pour éviter les polémiques, controverses et batailles entre les extrêmes.
La France dispose assurément des compétences ; il faut désormais un investissement réellement à la hauteur des enjeux.
J'en profite pour vous informer que le 14 juin prochain, dans cette même noble maison, se tiendra une après-midi organisée avec la fondation de l'Académie nationale de médecine et des parlementaires sur l'enjeu de la pression chimique globale.