Monsieur le professeur, merci de venir témoigner devant notre commission d'enquête.
L'AP-HP occupe une place de premier plan dans notre système hospitalier, non seulement pour ce qui est des activités de soins, de formation et de recherche, mais aussi en matière de personnel et de budget.
Parmi les très fortes tensions que connaît ce système, certaines sont particulièrement accentuées au sein de l'AP-HP. Je pense, bien entendu, à celles qui ont trait au personnel. Le rapport entre la rémunération et les contraintes liées au coût du logement et au transport joue défavorablement sur l'attractivité des carrières, notamment pour les soignants. Les difficultés de recrutement, le manque d'effectifs et les réductions de capacités qui en résultent semblent ainsi plus prononcés à l'AP-HP qu'ailleurs en France. Vous nous direz si ce sentiment est exact.
L'AP-HP obéit également à une organisation spécifique, puisqu'elle compte une trentaine d'établissements répartis en six groupes hospitalo-universitaires et des services regroupés au sein de départements hospitalo-universitaires, et non de pôles. Elle bénéficie, en outre, d'un régime du temps de travail qui a été aménagé il y a quelques années.
Pour l'AP-HP, les questions relatives à l'organisation et au fonctionnement de l'hôpital, à la centralisation des modes de décision et au rôle des équipes soignantes, ainsi qu'aux relations de l'hôpital avec son environnement, qu'il s'agisse des autres structures de soins ou de la médecine de ville, se posent en des termes particuliers.
Je vous propose tout d'abord d'effectuer un point de situation et de présenter vos principaux constats.
Professeur Rémi Salomon, président de la commission médicale d'établissement de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris. - Je vous remercie de me donner l'occasion de vous parler de l'hôpital et de l'établissement particulier qu'est l'AP-HP.
On ne peut pas parler de l'hôpital sans faire référence au contexte actuel de la crise du covid. Au printemps 2020, l'Île-de-France et le Grand Est ont été les deux régions frappées de plein fouet et de manière extraordinaire par l'ampleur de la première vague de l'épidémie. Je tiens à saluer de nouveau les efforts considérables dont a su faire preuve l'ensemble des équipes de l'AP-HP pour s'adapter. Grâce à elles, nous avons pu faire face, alors que la deuxième quinzaine du mois de mars 2020 était redoutable et que nous étions menacés de débordement. L'aide des autres régions a également été essentielle.
Nous vivons actuellement une double vague due aux variants Delta et Omicron. Le Gouvernement tempère et se veut rassurant sur le variant Omicron. Si la maladie est effectivement moins grave, le nombre de patients qui arriveront dans les services d'urgence risque d'être considérable, ce qui exigera de dégager des moyens logistiques importants. Nous devrons de nouveau savoir faire preuve d'adaptation et nous mobiliser. Nous ne pourrons pas compter cette fois-ci sur le renfort des autres régions, car, après l'Île-de-France, toute la France risque à l'évidence d'être également frappée. Les renforts viendront donc de la région elle-même et tous les acteurs devront prendre leur part, qu'il s'agisse de la médecine de ville, déjà très mobilisée, ou des établissements hospitaliers publics et privés qui pourront accueillir des patients et mobiliser du personnel pour venir nous aider.
La pandémie a montré l'importance du rôle de l'hôpital, puisque le risque de son engorgement a déterminé toutes les mesures de restriction sociale, confinement ou couvre-feu, dont on connaît les conséquences sur la vie économique et sociale du pays. L'hôpital nous dit, en quelque sorte, si l'on peut tenir ou pas.
Je suis donc pour le moins étonné que trois mois avant l'élection présidentielle, la situation de l'hôpital ne constitue pas un sujet plus prégnant. Les propositions des différents candidats ne sont pas à la hauteur de l'enjeu. Certes, il y a eu le Ségur de la santé, mais les milliards d'euros qui ont été dégagés, de manière inédite depuis très longtemps, ne suffisent pas à régler tous les problèmes.
En effet, on ne peut pas isoler la situation de l'hôpital de celle du système de santé dans son intégralité. Il faut donc non seulement des moyens supplémentaires, mais aussi une réforme en profondeur de l'ensemble du système. Si l'hôpital s'effondre parce que nous n'arrivons pas à redresser la situation, si les équipes continuent de se fragiliser dans le paramédical, et aussi parmi les médecins, de sorte que nous finirons par ne plus être capables de soigner la population, cela aura forcément des conséquences économiques fortes.
Le covid a été l'amplificateur des dysfonctionnements de notre système de santé. Ceux-ci existaient déjà avant la crise, puisque plus de 1 000 chefs de service ont démissionné au mois de janvier 2020 pour dénoncer la situation à l'hôpital. En novembre 2019, on était obligé de transférer des nourrissons atteints de bronchiolite à plus de 200 kilomètres de Paris, faute de pouvoir les prendre en charge.
Les déterminants de cette crise sont nombreux. Au niveau économique, l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) est déterminé de manière comptable plutôt qu'en fonction des besoins réels de la population. La ministre Agnès Buzyn avait pris à bras-le-corps le problème du mode de financement de l'hôpital, avant que la crise du covid ne vienne frapper, de sorte que l'on ne sait plus très bien actuellement où l'on en est de la réforme.
Le problème d'attractivité des carrières paramédicales et médicales se pose partout en France. Une des difficultés spécifiques à l'AP-HP tient à celle de se loger à Paris lorsque l'on touche 1 800 euros par mois. Pas moins de 30 % du personnel infirmier doit donc faire plus de deux heures de trajet pour venir travailler, alors que les horaires peuvent aller jusqu'à vingt et une heures. La prime spécifique à la région parisienne est dérisoire par rapport au coût de la vie. Le problème de recrutement existe depuis des années.
L'autre problème est la fidélisation. En effet, l'AP-HP, connue pour la qualité de son centre hospitalier universitaire (CHU), de ses équipes et de ses activités de recherche, attire les jeunes médecins et infirmiers, mais ceux-ci partent de plus en plus tôt. Il y a vingt ans, les infirmiers avaient facilement jusqu'à dix ou quinze ans d'ancienneté. Désormais, les équipes sont considérablement rajeunies. Dans certaines équipes dont la spécialisation très pointue nécessiterait des professionnels expérimentés, on trouve de jeunes infirmiers qui n'ont plus qu'un ou deux ans d'ancienneté. Les conséquences sont considérables sur la qualité et la sûreté des soins. En plus de ne plus avoir de temps pour exercer leur métier, les infirmiers ont aussi l'impression de ne plus pouvoir garantir la sécurité des patients, à cause d'une charge de travail trop importante.
Les horaires, les transports, les effectifs insuffisants, telles sont les conditions de travail qui rendent le recrutement difficile. À force de gérer la pénurie, nous sommes entrés dans une sorte de cercle vicieux qui nous conduit à traiter le même nombre de patients avec moins d'effectifs. Le ratio, c'est-à-dire le nombre de patients qu'un soignant a en charge, a tendance à augmenter, ce qui ne peut que nous inquiéter.
En outre, la crise du covid oblige à déprogrammer certains soins, ce qui cause une perte de chances pour les patients, avec les problèmes éthiques que cela soulève pour les soignants. Nous prenons en charge sans rechigner les patients atteints de covid qui sont non vaccinés, conformément au serment d'Hippocrate. Cependant, cela a pour conséquence que d'autres patients ne peuvent pas bénéficier du dépistage du cancer dont ils auraient besoin, que certaines tumeurs ne sont pas opérées ou que certains infarctus du myocarde ou accidents vasculaires cérébraux prennent des formes plus graves que s'ils avaient pu être traités immédiatement. Cela pèse sur les soignants.
Par conséquent, un certain nombre d'entre eux quittent l'hôpital ou s'apprêtent à le faire si le plan blanc les en a jusque-là empêchés. De plus, cette année, les élèves infirmiers diplômés au mois de juillet sont très peu nombreux à avoir pris leur poste au mois de septembre dernier. Il s'agit là d'une marche descendante terrible qui nous a mis en difficulté et qui a causé des fermetures de lits importantes. Ces élèves infirmiers ont été appelés en renfort pour ouvrir des lits de réanimation supplémentaires. Leur formation a été brutalement arrêtée et ils se sont retrouvés dans des services où le travail était d'une violence extrême, avec beaucoup de gens qui mouraient et des équipes débordées. À l'issue de cette expérience, ils ont été nombreux à se dire qu'ils n'étaient sans doute pas faits pour travailler à l'hôpital.
Le coût de la vie représente aussi une difficulté pour les jeunes médecins ou chefs de clinique. En effet, comment faire un emprunt immobilier quand on commence sa carrière à 30 ou 32 ans avec une rémunération de 2 500 euros par mois ?
Il existe en France un problème de démographie médicale qui tient moins au numerus clausus - même si celui-ci a diminué - qu'au temps médical. La question est générationnelle. Les jeunes d'aujourd'hui privilégient la qualité de vie de sorte qu'ils ne sont pas prêts à travailler jusqu'à 70 ou 80 heures par semaine, comme on le faisait autrefois. Ils préfèrent se mettre à 80 %, voire à mi-temps. Or cela a pour effet de réduire considérablement le temps médical disponible. Comment faire tourner les équipes dans ces conditions ?
Certaines spécialités sont en tension, comme la gériatrie, la pédiatrie, la psychiatrie et la pédopsychiatrie. Des postes qui pourraient être financés restent vacants. Il faut réussir à attirer les jeunes vers ces spécialités. En gériatrie, la demande ne fait que croître avec des patients de plus en plus âgés et polypathologiques qui requièrent des prises en charge médico-sociales exigeantes, particulièrement en temps de covid.
La concurrence entre l'hôpital public et le privé est également un enjeu important, notamment dans le cadre de la mobilisation générale dont nous aurons besoin au cours des semaines à venir. De manière plus générale, les différentiels de salaires sont tels que nous peinons à garder nos professionnels talentueux, dès lors que les conditions de travail deviennent plus difficiles. Il faudrait que les agences régionales de santé (ARS) travaillent sur la régulation de l'offre de soins entre le public et le privé. Ce dernier secteur fait partie du service public dans la mesure où il est rémunéré par la sécurité sociale, mais ses missions ne sont pas les mêmes. Nous aurions intérêt à définir un meilleur partage des tâches, notamment pour ce qui est de la permanence de soins après dix-huit heures, pour l'instant presque exclusivement assurée par l'hôpital.
Cela vaut sans doute davantage dans d'autres régions de France que la région parisienne. Néanmoins, il y a aussi des déserts médicaux aux portes de Paris. La disparité de l'offre de soins est également importante au sein de la région d'Île-de-France. À l'intérieur de l'AP-HP, certains hôpitaux n'ont pas forcément les mêmes moyens que d'autres. Dans le projet médical que nous avons rédigé pour l'AP-HP, nous avons inscrit la question de la place du CHU dans le territoire. Le sujet mérite une réflexion prospective. L'attractivité est un enjeu qui concerne aussi l'université. Or celle-ci reste très centralisée.
Selon le professeur Delfraissy, 20 % de lits ont été fermés faute de personnel et cette annonce a suscité de nombreuses réactions. La direction générale de l'offre de soins (DGOS) a présenté avant Noël les résultats de son enquête menée sur les fermetures de lits et les départs de personnel. L'AP-HP se retrouve-t-elle dans les chiffres qui ont été donnés ?
Vous avez évoqué le malaise profond du personnel hospitalier. Comment serait-il possible de mobiliser rapidement et durablement un nouveau vivier de soignants ? Les réformes de fond prendront du temps. Une fois la crise de covid passée, d'autres épidémies pourraient surgir. Il faudra également gérer tous les retards de programmation et les patients qui auront besoin de soins. Comment redonner confiance aux soignants pour qu'ils restent à l'hôpital ou qu'ils y reviennent ? Comment raviver l'esprit d'équipe qui existait autrefois ?
On parle beaucoup de débureaucratiser l'hôpital. L'opposition souvent décrite entre médecins et administratifs est-elle une réalité à l'AP-HP ? Comment arrivez-vous à faire exister la commission médicale vis-à-vis du directeur général et de l'agence régionale de santé ? Quelles sont les marges de manoeuvre pour fluidifier la gestion de l'hôpital, de manière que les médecins aient moins le sentiment d'être sous la coupe d'une direction purement gestionnaire ?
Enfin, pour les Parisiens et les Franciliens, l'hôpital est toujours un établissement « à proximité » sans être nécessairement un établissement « de proximité », alors que certains d'entre eux sont parfois des hôpitaux de pointe sur différentes spécialités. En outre, la densité médicale que connaît Paris ne conduit pas nécessairement à ce que l'accès à un médecin, notamment conventionné, soit toujours aisé.