Intervention de Jérôme Sclafer

Commission d'enquête sur la grippe A — Réunion du 12 mai 2010 : 1ère réunion
Audition de M. Jérôme Sclafer membre du comité technique des vaccinations rattaché à la commission maladies transmissibles du haut conseil de la santé publique hcsp

Jérôme Sclafer :

a ensuite présenté ses différentes activités. Médecin généraliste, il s'occupe surtout, dans le cadre de son activité clinique, d'usagers de drogues au centre médical Marmottan à Paris. Il a également une activité libérale en tant que remplaçant dans un cabinet de groupe à Gennevilliers. Il est par ailleurs responsable de rubrique à la revue « Prescrire », publiée par l'association « Mieux prescrire ». Le but de cette association, à but non lucratif et qui rassemble surtout des professionnels de santé, est d'oeuvrer, en toute indépendance, pour des soins de qualité. Elle n'est financée que par les abonnements à ses productions.

a également indiqué qu'il était membre du CTV depuis 2002.

Abordant la question de la gestion de la grippe H1N1, il a indiqué qu'il fallait, pour comprendre ce qui s'est passé, se demander comment on avait préparé les esprits à l'émergence d'un risque pandémique.

Le concept de pandémie grippale n'a en effet constitué une préoccupation majeure qu'à partir des années 1990.

La prise de conscience collective d'un problème de santé résulte généralement de plusieurs facteurs : des découvertes scientifiques, des améliorations techniques ou des découvertes épidémiologiques.

Mais, au départ, elle nécessite surtout qu'on investisse pour mettre en lumière ce problème. Le financement de ces « investissements » peut être soit public, soit privé.

Par nature, le financement par des acteurs industriels est intimement lié à la volonté d'en tirer un bénéfice par la vente d'un produit, quitte à « gonfler » le problème et donc l'intérêt du produit. Les exemples sont assez nombreux dans le domaine pharmaceutique. Evidemment, les stratégies commerciales des entreprises du médicament restent secrètes mais, au cours des années passées, plusieurs procès aux Etats-Unis ont permis d'accéder aux archives de firmes pharmaceutiques, révélant les nombreux moyens, plus ou moins avouables, qu'elles utilisent pour s'attacher des leaders d'opinion.

En ce qui concerne la grippe pandémique, la prise de conscience de ce risque sanitaire a été concomitante à l'amélioration du typage des virus ainsi qu'à l'augmentation de leur surveillance chez les animaux.

Cette prise de conscience a été précédée et s'est accompagnée d'un fort accroissement de l'activité éditoriale autour du concept de grippe pandémique. Ainsi, d'après la base de données américaine Medline, qui répertorie les principales revues médicales, seules deux publications en moyenne par an, dans les années 1980, portaient un titre contenant l'expression « grippe pandémique ». En 1997, dix-huit publications avec un tel titre ont accompagné l'alerte sur la grippe de Hong-Kong. L'intérêt pour ce concept a encore augmenté à partir de 2003 puisque cinquante-et-une publications ont titré sur la grippe pandémique en 2004, cent-vingt-quatre en 2005, puis plus de deux cents par an à partir de 2006. Sur ces deux cents publications, environ une cinquantaine sont des synthèses et des textes d'opinions d'experts. Quelle est l'influence des firmes sur la publication d'articles bienveillants pour les antiviraux ? Le doute est permis.

En tout état de cause, cette augmentation de l'activité éditoriale s'est accompagnée d'un accroissement du nombre de dépêches de presse mentionnant le concept de pandémie grippale, dépêches reprises aussi bien dans la presse « tabloïd » professionnelle que dans la presse destinée au grand public. A la fin de l'année 2005, on pouvait ainsi suivre dans les journaux, presque au jour le jour, l'extension de la grippe aviaire H5N1 chez les oiseaux. On parlera pendant des mois de menace de pandémie. Cette grippe s'avère comme mortelle. Mais, dans le monde entier, il y a eu environ 300 décès en huit ans.

Que se s'est-il passé du côté des médicaments pendant cette période ? M. Jérôme Sclafer a présenté le cas de deux antiviraux : le zanamivir et l'oseltamivir.

Le zanamivir a été commercialisé en France en 1999. Cette commercialisation a été précédée par des annonces enthousiastes dans les médias professionnels et dans les journaux destinés au grand public. Pourtant, les résultats des essais cliniques du zanamivir n'avaient pas été très probants. Quelques journaux grand public ont reconnu, des mois plus tard, être allés trop loin dans les louanges. Le Relenza (nom commercial du zanamivir) n'a été admis au remboursement par la sécurité sociale, au taux de 35 %, qu'en 2009, et seulement pour certains cas. Pourtant, une soi-disant « mission d'observation de la grippe » a fait, à la fin de l'année 2000, du démarchage téléphonique auprès de médecins généralistes pour leur rappeler l'importance de l'épidémie de grippe et l'intérêt du zanamivir.

A la fin de l'année 2002, est arrivé l'oseltamivir, proposé en traitement curatif. Les essais ont montré qu'il diminue d'environ dix heures la durée des symptômes de la grippe ; il n'a pas été prouvé qu'il réduit les complications graves. Le Tamiflu (nom commercial de l'oseltamivir) a été admis au remboursement en France en 2004, contre l'avis de la commission de transparence, au taux de 35 %. Il n'a été largement utilisé qu'au Japon, où ont été signalés des effets indésirables graves. En Europe, il a été stocké, en réaction aux menaces de la grippe aviaire, ce qui a créé une pénurie favorable aux ventes.

En ce qui concerne les vaccins, M. Jérôme Sclafer a indiqué que de nombreuses firmes étaient, pendant la même période, occupées à produire des vaccins adaptés à de nouveaux virus. Diverses publications ont mis en avant la nécessité de produire des vaccins en nombre suffisant pour le monde entier, ce qui justifie les recherches sur des vaccins avec adjuvant qui permettent d'utiliser moins d'antigène.

Probablement en réaction à l'éventuelle pénurie de vaccins annoncée, des rumeurs ont fait état de négociations, en France comme ailleurs, entre les pouvoirs publics et les firmes pharmaceutiques pour s'assurer une bonne place dans la distribution des futurs vaccins pandémiques. Les contreparties ont été, d'une part, des engagements financiers dans la recherche, pour lesquels un retour sur investissement n'était pas certain avant plusieurs années, et, d'autre part, un élargissement immédiat des recommandations de vaccination contre la grippe saisonnière.

Faut-il y voir un lien ? Toujours est-il, a indiqué M. Jérôme Sclafer, qu'à la fin de l'année 2005, sans consultation du CTV, le Sénat a adopté un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 obligeant les professionnels de santé à se faire vacciner contre la grippe saisonnière. Peu de temps après, le CTV a été consulté sur un élargissement de l'obligation vaccinale aux enfants. Le CTV s'est prononcé, a posteriori, contre la vaccination obligatoire des professionnels de santé, et contre la vaccination généralisée des enfants.

En 2008, le syndicat des entreprises du médicament, le LEEM, a négocié avec la direction générale de la santé (DGS) pour que le CTV prenne des décisions plus rapides. Au mois d'avril 2008, le CTV a ainsi dû se prononcer en urgence sur l'utilisation du vaccin dit pandémique H5N1, avant même que l'autorisation de mise sur le marché (AMM) européenne ne lui ait été accordée par l'Agence européenne des médicaments.

Ainsi, à la fin de l'année 2008, les autorités sanitaires des pays développés avaient bien intégré l'éventualité d'une pandémie grippale et pensaient avoir deux outils - pourtant d'efficacité incertaine - pour y répondre : l'oseltamivir et la vaccination. Les protocoles étaient prêts pour lutter contre la pandémie de grippes graves. Presque « heureuses » de pouvoir tester si rapidement ces protocoles, les autorités sanitaires ne s'inquiéteront pas du fait que la grippe porcine ne ressemble pas vraiment à la grippe aviaire grave attendue.

a relevé deux « moments clés » dans la vague épidémique de la grippe H1N1 en 2009 : la découverte du virus au mois d'avril 2009, d'une part, et la connaissance assez précise de son niveau de gravité à la fin du mois d'août 2009, d'autre part.

Le 21 avril 2009, deux cas de grippe d'un type inhabituel étaient détectés aux Etats-Unis. Les deux enfants concernés ne présentaient pas de symptômes sévères, mais avaient été testés dans le cadre d'un réseau de surveillance du virus de la grippe. Dans leur entourage, un adulte et trois autres enfants avaient des symptômes compatibles avec la grippe. Ces six premiers cas identifiés demeuraient bénins.

Neuf jours plus tard, un éditorial du British Medical Journal révélait que 1 840 cas de pneumonies graves, dont 150 décès, peut-être liés à cette grippe, étaient dénombrés au Mexique. Seuls 26 cas de grippe A(H1N1)v ont finalement été confirmés. Dans le même temps, on apprenait que des cas de grippe A(H1N1)v étaient confirmés aux Etats-Unis, au Canada, en Espagne, au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande et en Israël. Aucun décès n'était rapporté hors du Mexique. L'information avait été diffusée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), dans le cadre du règlement sanitaire international (RSI), sans plus de renseignements cliniques.

Dès ce moment, dans le monde entier, tout ce qui avait été préparé pour lutter contre une pandémie a été mis en branle dans l'urgence et l'émulation mutuelle. Il est moins risqué de se tromper avec tout le monde que d'avoir raison seul, mais a posteriori.

En ce qui concerne la gravité de la maladie, de fortes incertitudes ont pesé jusqu'au mois d'août car les services d'épidémiologie enregistraient le nombre de cas identifiés, mais sans savoir combien de personnes étaient réellement infectées. On évoquait alors une grippe peu grave à assez grave. Quelques personnes y sont allées de leur estimation, sans que leurs motivations ne soient connues : un objectif politique, une mise en avant de leur personne, un lien d'intérêts avec les fabricants d'antiviraux et de vaccins ?

A la fin du mois d'août, ces incertitudes ont été levées par les publications sur les épidémies néo-zélandaises et australiennes. Ces études ont mis en évidence les tensions limitées provoquées sur les systèmes de soins et la gravité modérée de cette grippe mondiale : en Nouvelle-Zélande, sur environ 500 000 personnes infectées, 16 étaient décédées et 120 avaient été admises en réanimation. Ce n'était pas rien, certes, mais on était très loin de la grande pandémie grave attendue et à laquelle on se préparait.

Au même moment, les autorités françaises élaboraient la liste des populations à vacciner en priorité. Lors de la réunion du CTV du 3 septembre, cette question a été abordée dans l'urgence comme s'il s'agissait d'une pandémie de grippe grave. Alors qu'il proposait une attitude prudente de limitation de la vaccination, dans l'immédiat, aux seules personnes à risques, le représentant de la direction générale de la santé (DGS) a fait valoir à M. Jérôme Sclafer que pour la ministre, il n'était pas acceptable de ne pas vacciner toute la population. Lors des réunions suivantes du CTV, ses nouveaux appels à la mesure n'ont pas été plus écoutés. Tout semblait préparé à l'avance, les modifications autorisées n'étaient que marginales.

Or les personnes à risque - entre 5 % et 8 % de la population totale - ont finalement représenté 80 % des cas d'hospitalisation en réanimation.

La liste des personnes à vacciner, validée à la fin du mois de septembre par le Premier ministre, est restée ensuite inamovible au cours des mois suivants, malgré les données qui s'accumulaient pour montrer que les vaccins ne seraient pas livrés à temps, que la grippe était moins grave que prévu et que les données concernant les enfants étaient moins préoccupantes qu'annoncées.

Au début du mois de décembre, la DGS recommandait l'oseltamivir pour tout cas de suspicion de grippe. L'argument, non expliqué aux médecins, était alors que plus de 50 % des patients, présentant un syndrome pneumogrippal testé par le réseau des Groupes régionaux d'observation de la grippe (GROG), étaient infectés par le virus A(H1N1)v et que l'on disposait de quelques données - de faible niveau de preuve néanmoins - en faveur d'une efficacité de l'oseltamivir pris en tout début d'infection. M. Jérôme Sclafer a indiqué ne pas savoir si cette décision tenait compte du fait que l'efficacité de l'oseltamivir restait incertaine, que la gravité de la maladie était manifestement moindre que prévue et qu'un très grand nombre de personnes allaient être exposées aux effets indésirables de cet antiviral sans en tirer de bénéfices.

Abordant, enfin, la question des conflits d'intérêts, M. Jérôme Sclafer a observé que dans l'urgence les résistances à tout type de pression sont réduites, que ces pressions soient industrielles, politiques ou médiatiques. On constate, de manière générale, que le potentiel nocif des conflits d'intérêts n'est pas bien intégré par les autorités publiques françaises.

En matière de santé publique, la prévention de ces conflits d'intérêts semble ainsi ne reposer, dans certaines instances, que sur un principe d'« autodéclaration ». Selon les instances d'expertise, des procédures de gestion des conflits d'intérêts ont parfois été élaborées, mais leur application n'est pas constante. Ainsi, les procédures de sélection des experts ne comportent pas, de manière formelle, la prise en compte de leurs liens d'intérêts et ce sujet n'est pas abordé de manière préventive avec les experts.

a indiqué qu'à titre personnel, il n'a reçu aucune consigne, ni n'a été interrogé, lors de ses candidatures au CTV, sur d'éventuels liens d'intérêts avec l'industrie pharmaceutique. Une fois nommé, il n'a pas reçu d'autres instructions quant à son rôle d'expert. En 2003, il s'est battu pour que, au moins, les liens d'intérêts soient déclarés à chaque séance du comité et pour que la DGS agisse en cas de conflits d'intérêts importants.

Lors de la création du Haut conseil de la santé publique (HCSP), la prévention des conflits d'intérêts n'a pas non plus été formalisée. Il a fallu l'énergie de M. Daniel Floret, président du CTV, pour mener à bien la définition d'un cadre de déclaration des liens d'intérêts, de classification de ces liens, de non-participation aux discussions ou au vote en cas de conflit d'intérêts. Ces principes s'appliquaient au sein du CTV, mais M. Jérôme Sclafer a indiqué qu'il ne savait pas s'il en avait été de même au HCSP, qui valide les décisions du CTV. Il ignore également si les conflits d'intérêts sont pris en compte au sein de la DGS et des cabinets ministériels impliqués dans les décisions.

Il a estimé qu'il serait naïf de penser que les différents industriels, qu'ils soient proches des experts ou du pouvoir politique, n'ont eu aucune influence. L'industrie a vraisemblablement accompagné les décisions qui allaient dans le sens d'un retour sur investissement de leurs projets de recherche et développement, et elle n'a rien dit lorsque les décisions irrationnelles lui profitaient.

Il serait également erroné de croire que les autorités publiques ont mis en place un dispositif de prévention des conflits d'intérêts. Ce dispositif est encore à construire, à améliorer et surtout à appliquer pour chaque strate de l'Etat. L'OMS n'est pas plus vertueuse que les Etats, ni pour gérer les conflits d'intérêts, ni pour les prévenir.

a conclu en indiquant qu'il ne faut pas seulement se prémunir contre les pressions industrielles. Il convient également de mieux préserver les agences et les instances de conseil, des pressions politiques. En 2009, elles ont été fortes, provoquant l'urgence, au risque parfois de paralyser les services de santé.

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