Intervention de Luc Rouban

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 15 mai 2018 à 14h30
Audition de M. Luc Rouban sociologue directeur de recherche au cnrs-cevipof

Luc Rouban :

Sur la question de l'indifférenciation progressive du public et du privé à travers l'évolution de la haute fonction publique vous allez entendre deux types de discours. Celui qui dit que rien n'a vraiment changé et que la haute fonction publique a toujours été une voie d'accès aux hautes fonctions privées. C'est le cas pour les inspecteurs de finances depuis le Second Empire. Sur longue période environ 17 % des énarques quittent l'administration. L'autre discours est qu'il existe une oligarchie intégrée qui par les « revolving doors » passe désormais régulièrement du public au privé et retour. Ce discours se retrouve souvent chez les journalistes et alimente le populisme.

Ces deux discours sont également faux. Le premier discours, qui raisonne par rapport à une valeur moyenne se trompe. Il faut étudier les départs vers le privé à partir des corps qui ont chacun une logique différente. Ainsi 50 % des inspecteurs des finances travaillent dans le secteur privé.

Une question se pose, surtout dans le secteur financier, comment définir le privé ? Les filiales des groupes publics sont-elles des structures privées où font-elles encore partie de la sphère publique ? Pour ces filiales la rémunération des dirigeants est calquée sur le privé.

Autre difficulté à un instant T connaître le nombre de personnes dans le privé ne vous donne que peu d'informations. Ainsi on ne sait pas quel est le nombre de ceux qui ont voulu partir mais sont revenus suite à un licenciement.

Les chiffres permettent en fait de dire ce que l'on veut.

A l'inverse l'idée qu'il existe une oligarchie des élites françaises mélange tout. L'ENA n'est pas le problème. La haute administration est un univers fragmenté composé de mondes qui ne se fréquentent pas forcément.

En France le circuit élitaire a changé dans les années 1980 au moment où la gauche arrive au pouvoir. On assiste à un décalage entre le temps social et le temps politique. Jusques alors le pantouflage concerne des fonctionnaires de 50 à 55 ans qui prennent des postes de direction ou deviennent PDG de groupes publics. À partir des années 1980 on assiste à une accélération du phénomène qui devient plus direct et plus précoce. Les postes d'arrivés sont plus modestes qu'autrefois et il convient de faire ses preuves dans le secteur privé pour y rester. Certains échouent d'ailleurs et font plusieurs tentatives infructueuses. Je connais un cas de membre d'un grand corps ayant fait sept départs en dix ans.

D'autres départs sont plus préparés notamment par les pantoufleurs qui ont fait une école de commerce avant de faire l'ENA.

Le vrai problème de fonds est que dans certains cas accéder à un grand corps n'est qu'un moyen de se positionner dans le privé. Faire vingt à trente ans de carrière administrative devient de plus en plus rare.

Ces évolutions tiennent à plusieurs facteurs. Le premier est la politisation de la haute fonction publique. Le deuxième tient aux salaires et responsabilités plus attractifs dans le privé face au déclin des institutions administratives. L'école du management tend à gommer les différences entre public et privé et à répandre l'idée que l'on peut travailler dans le privé pour servir l'intérêt général. Le troisième facteur est la différenciation du système élitaire depuis vingt ans. Dans les cent plus grandes entreprises françaises en 2018 40 % des dirigeants viennent de la fonction publique, surtout de l'Inspection des finances et du corps des mines. La diversification et l'internationalisation sont cependant de plus en plus fortes.

Parallèlement l'interpénétration de la haute fonction publique et de la politique n'a jamais été aussi faible depuis les années 1960.

Il a enfin une fracture interne à l'appareil d'État entre les états-majors qui conçoivent les réformes et les gestionnaires qui les appliquent.

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