Intervention de Aurélien Rousseau

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 15 juillet 2020 à 16h30
Audition commune de M. Martin Hirsch directeur général de l'assistance publique-hôpitaux de paris ap-hp Mme Valérie Pécresse présidente de la région île-de-france et M. Aurélien Rousseau directeur de l'agence régionale de santé ars d'île-de-france

Aurélien Rousseau, directeur de l'ARS d'Île-de-France :

Je vous remercie de l'occasion qui nous est donnée de présenter, avec le maximum de transparence et, j'espère, le maximum de lucidité, l'action qui a été la nôtre. Avant de commencer, permettez-moi d'avoir une pensée pour toutes les victimes de cette épidémie ; je voudrais aussi rendre hommage aux équipes de l'agence et aux 90 agents qui ont été touchés par la covid-19. Je pense en particulier à Pierre Housieaux qui avait, dès les premiers jours, participé à la cellule de crise et qui est décédé le 29 mars. Je pense aussi à la centaine de personnes venues en renfort des administrations de l'État, du conseil régional d'Île-de-France, de la Ville de Paris, des armées, de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, mais aussi d'acteurs privés.

Cette crise a été longue. Les commentateurs ont parfois tendance à compresser le temps et à oublier certaines étapes, qui ont pourtant été longues et cruciales. Certaines des certitudes d'aujourd'hui ont été, pendant très longtemps, des incertitudes. Attention à ne pas projeter des acquis récents sur une période, où tout le monde avançait à tâtons. Une chose est de savoir si toutes les éventualités avaient été prévues ou si toutes les situations avaient été planifiées - c'est le rôle de votre commission d'enquête -, une autre est de savoir si nous avons su nous adapter et faire face à l'imprévu, en nous transformant, en sortant des sentiers battus.

Cette crise dure depuis bientôt six mois. À la mi-janvier, nous avons été alertés sur l'existence d'un nouveau coronavirus. Le 20 janvier, j'ai indiqué à mes équipes que nous allions devoir nous préparer à une alerte sanitaire ; le 22 janvier, avec l'accord du préfet de région, j'ai présenté devant le comité de l'administration régionale les données que nous avions sur cette épidémie, sa contagiosité, ses modes de transmission, sa létalité, mais à cette date, nous ne savions pas grand-chose. Le 24 janvier, les deux premiers patients ont été pris en charge à l'hôpital Bichat.

Dès le 23 janvier, nous avons commencé à définir, avec l'AP-HP, une stratégie globale de montée en charge du système de santé, en associant les patrons des services d'infectiologie et de virologie et des services les plus concernés par l'épidémie. L'AP-HP représente la moitié des lits d'hospitalisation publique en Île-de-France.

Le 26 janvier à 4 heures et demi du matin, nous avons mis en place le premier accueil médicalisé aux aéroports pour les avions en provenance de Chine et, le même jour, j'ai décidé de mobiliser l'intégralité des médecins de l'agence sur cette épidémie.

Au cours du mois de février, le dispositif est monté en puissance. Le 12 février, nous avons déclenché le premier niveau du plan d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan). On a pris les premiers contacts, notamment avec l'Association des maires d'Île-de-France, pour diffuser de l'information au cours de la semaine du 20 février. Le 5 mars, le premier centre covid+ pour personnes précaires a été ouvert. Le 12 mars, j'ai demandé aux établissements de déprogrammer l'intégralité des activités de chirurgie, mais aussi de médecine. Le 28 mars, alors que la vague commençait à monter fortement, j'ai demandé aux acteurs privés de monter 1 000 lits de réanimation complémentaires. Le 27 mars, j'ai demandé l'engagement d'évacuations sanitaires - 285 patients franciliens seront ainsi évacués. Nous avons atteint le pic de l'épidémie le 8 avril avec 333 patients admis en réanimation. Début avril, nous avons lancé une campagne de tests de l'intégralité des résidents et des personnels en Ehpad.

Les équipes travaillent encore sur la trentaine de clusters actifs dans la région. Nous poursuivons notre stratégie de dépistage renforcé. Nous avons ainsi mené plus d'une centaine d'opérations d'installation de barnums dans les villes, où le virus a beaucoup circulé, avec l'obsession de ne pas avoir d'angle mort. Avec l'assurance maladie, nous avons envoyé plus de 1,4 million de bons pour se faire tester. Nous continuons à développer les tests dans les aéroports. Nous nous assurons que les établissements sanitaires et médico-sociaux soient prêts à faire face à une nouvelle résurgence de l'épidémie. Pour cela, nous procédons à des retours d'expérience avec tous nos partenaires afin de pouvoir nous adapter et nous améliorer dans les semaines et mois à venir. Les équipes se préparent à une possible nouvelle vague et à l'apparition de clusters critiques qui constitueraient le point de départ de ces nouvelles vagues.

L'ARS d'Île-de-France compte un peu moins de 1 100 agents, dont la moitié dans les délégations départementales de l'agence. Malgré le confinement, 400 personnes ont continué à travailler en présentiel. La gestion de crise ne constitue pas une nouveauté pour les ARS, qui sont d'ailleurs nées, en partie, du constat de l'échec du pilotage de certaines crises antérieures, comme celle du SRAS. Plus récemment, elles ont dû intervenir pour assurer le suivi et la gestion des impacts sanitaires des manifestations des gilets jaunes ou les conséquences sanitaires de l'incendie de Notre-Dame de Paris. Nos procédures étaient donc éprouvées au début de la crise et les acteurs se connaissaient. Notre dispositif de gestion de crise existait, mais la crise a été marquée par son amplitude, la complexité des questions auxquelles nous étions confrontés et le caractère inédit de certaines d'entre elles, comme la pénurie simultanée d'équipements de protection et de médicaments critiques partout dans le monde. Ces éléments ont mis à l'épreuve la robustesse de notre dispositif, mais nous possédions déjà d'une culture de gestion de crise.

Notre mode d'intervention a été conçu dès le départ comme très différencié. L'ARS, selon les textes, exerce la tutelle du système de santé : selon les sujets, nous avons tantôt exercé une mission de pilotage, de régulation, de coordination, de soutien pour assurer la transparence de l'information, ou de relais pour assurer l'adaptation de certaines normes aux situations locales. Nous avons, dans tous les cas, constamment échangé avec les acteurs.

J'en viens à nos missions. La première est la veille sanitaire que nous assurons déjà régulièrement sur la tuberculose, la méningite ou la rougeole. Dans ce cadre, nous cherchons à tracer, identifier, isoler les personnes atteintes et à circonscrire les clusters. Nous avons ainsi pris en charge les premiers clusters dans le Val-d'Oise. À la fin du mois de février, on comptait plus de 300 nouveaux cas chaque jour. L'enjeu pour nous était alors de ralentir la progression du virus pour gagner du temps et préparer le système de santé. Nous n'avions aucun doute que la phase 3 de l'épidémie allait arriver. Nous avons simultanément dû assurer la montée en puissance du système de santé, notamment des capacités de réanimation, en appui, mais aussi en orientation. Notre stratégie consistait à développer nos capacités de réanimation à partir des plateaux de soins critiques existants, en les mettant à niveau. J'ai aussi décidé de mobiliser, dès le départ, la totalité des capacités d'hospitalisation de l'Île-de-France, y compris privées. Grâce à cela, l'âge moyen des patients en réanimation est resté stable durant la crise - 61 ans -, comme en 2018 ou 2019. Les critères de prise en charge des patients n'ont pas changé.

Notre troisième mission est de protéger les plus fragiles et de projeter du soin pour les personnes âgées dépendantes grâce à nos fonctions de tutelles simultanées du système de santé et du système médico-social, même si nous partageons cette responsabilité avec les conseils départementaux. En nous appuyant sur les établissements de santé ou les professionnels libéraux, nous avons pu projeter du soin dans les Ehpad pour ne pas laisser les résidents isolés sans réponse. Notre mission est aussi de mettre à l'abri les publics précaires et d'aller vers eux. Avec le préfet de région, nous avons conduit une action déterminée pour protéger ces publics et inventer de nouveaux dispositifs. Depuis le 11 mai, nous systématisons le triptyque « tester, tracer, isoler » pour essayer de détecter les cas, en allant vers ceux qui sont le plus éloignés de l'accès aux soins.

La mise en oeuvre de notre politique était guidée par quelques grands principes. Il fallait d'abord assurer la complémentarité entre tous les acteurs. Dès le 25 janvier, nous avons demandé aux services de soins de suite et de réadaptation de libérer des lits pour accueillir des malades qui étaient hospitalisés dans les services de l'hôpital Bichat. Nous avions chaque jour une conférence téléphonique avec les directeurs d'établissement et les médecins directeurs médicaux de crise des établissements, qu'ils soient publics ou privés, relevant ou non de l'AP-HP, pour partager l'information et répartir les tâches. Nous sommes parvenus à partager les informations et la stratégie : 40 % des lits de réanimation de la région ont été tenus par l'AP-HP, 30 % par le secteur public hors AP-HP, 17 % par le secteur privé, 11 % par le secteur privé non lucratif et 3 % par le service de santé des armées.

Nous voulions aussi associer le sanitaire, le médico-social et les professionnels de ville : au total, 264 centres covid+ ont été installés dans la région.

Nous avons aussi bénéficié de l'expérience des autres régions, car l'Île-de-France a été touchée plus tardivement, et nous avons utilisé ces semaines pour analyser ce qui se passait dans le Grand Est ou en Italie par le biais des réanimateurs qui étaient en lien permanent avec leurs collègues italiens.

Il ne s'agissait pas que d'une crise hospitalière ; elle rendait nécessaire la mobilisation des professionnels de ville. Le 15 avait pour fonction d'orienter les malades avec comme objectif d'éviter que les salles d'attente des médecins ne deviennent des lieux de contamination. Un autre sujet était évidemment le manque d'équipements de protection individuelle qui a retardé la mobilisation des libéraux : dès le 10 mars, nous avons instauré une conférence téléphonique quotidienne avec les représentants de l'Union régionale des professionnels de santé libéraux et l'ordre des médecins, mais on se heurtait toujours à la question de ces équipements de protection individuelle.

L'ARS ne se concevait pas comme un acteur exclusif, mais a travaillé en lien quotidien avec le préfet de région et le préfet de police, avec les collectivités - nous échangions tous les jours avec Mme Valérie Pécresse, Mme Anne Hidalgo ou les présidents de conseils départementaux. Je n'ai pas hésité à demander l'appui des collectivités, quand c'était nécessaire : le Centre régional d'information et de prévention du sida et pour la santé des jeunes d'Île-de-France (Crips) nous a ainsi aidés à constituer des équipes mobiles pour aller vers les publics précaires.

Nous avons été amenés à sortir très régulièrement de nos compétences, par exemple le 17 mars pour créer une application Renforts-Covid qui avait pour objectif de mettre en correspondance les volontaires et les établissements : 30 000 personnes se sont inscrites et la plateforme a permis l'affectation de 16 000 volontaires dans les établissements de santé ou médico-sociaux et de 3 000 renforts dans les Ehpad. Nous n'avions évidemment aucune compétence pour faire cela ; une startup nous a aidés à créer l'application gratuitement.

Nous avons aussi lancé la plateforme MaPUI pour avoir connaissance, en temps réel, des stocks de molécules critiques et de médicaments dans tous les établissements publics et privés. Grâce à cette application, l'hôpital privé d'Antony a, pendant quelques jours, envoyé son curare au centre hospitalier de Pontoise. Le dispositif a ensuite été généralisé au niveau national.

Nous avons dû adapter en permanence l'organisation de l'agence, qui, comme la région Île-de-France, s'est transformée aussi en plateforme logistique avec un appui majeur des armées : nous avons constitué, à partir de dons, un stock tampon de masques et nous avons distribué plus de 9,5 millions de masques, notamment aux établissements médico-sociaux. Nous avons dû construire une cellule funéraire pour prendre en charge les corps. De même, 150 agents travaillent sur le tracing.

Il a aussi fallu différencier nos interventions selon les départements : chaque département a eu son approche pour venir en soutien des Ehpad, en fonction de la réalité locale, de l'engagement des professionnels libéraux, etc. J'avais fixé à mes équipes une obligation de résultat et non une obligation de moyens ou de méthode.

Nous avons dû apprendre à communiquer et à donner les informations sur ce que l'on savait et sur ce qu'on ne le savait pas. Nous avons été amenés à nous adapter sans cesse en fonction des données disponibles - je pense en particulier à nos efforts pour comprendre la surmortalité en Seine-Saint-Denis. Cette crise aura été pionnière en la matière.

Pour conclure, je vous livrerai quelques convictions. Le fait de disposer d'une compétence large sur différents acteurs a été un atout. Nous n'aurions pas pu activer 29 filières gériatriques, mettre en place une plateforme téléphonique fonctionnant en permanence, envoyer 3 000 personnes en renfort dans les Ehpad, si nous n'avions pas eu des compétences dans la santé, le médico-social, la médecine de ville et la prévention. Dire cela ne rime pas avec l'expression d'un égoïsme institutionnel ou la défense d'un pré carré, car cette crise montre l'impérieuse nécessité de ne pas s'enfermer dans des jeux de rôles ou dans des postures. Pendant des semaines, nous avons fait le point chaque jour sur la crise avec le préfet de police et le préfet de région. Nous nous répartissions les rôles. Sans cela, nous n'aurions pas pu faire face. Nos concitoyens n'auraient pas accepté que l'État, au sens large, ne parle pas d'une seule voix.

Nous devons aussi être capables de différencier nos politiques de santé selon les territoires et d'impliquer les collectivités territoriales dans ce travail sur le diagnostic : tous les territoires n'ont pas les mêmes besoins et nos outils de différenciation sont encore trop frustes. Toutefois, si nous n'avions pas eu une approche régionale très ferme, par exemple sur la régulation des lits de réanimation, les inégalités d'un département à l'autre auraient été encore plus fortes. Les pistes pour parvenir à cette meilleure différenciation sont nombreuses ; Valérie Pécresse en a évoqué certaines. En tout cas, nous n'avancerons sur les chantiers principaux qu'en cultivant cette dynamique collective.

Cette crise a aussi révélé les inégalités en matière de santé. Nous devons donc nous atteler à renforcer nos politiques de prévention et de santé publique. Réduire les écarts de mortalité entre les départements constitue, pour moi, un chantier majeur.

Enfin, la crise nous a contraints, avec une intensité inédite, à manier l'incertitude. Pour une administration, il n'est jamais facile de reconnaître ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas. Derrière l'affirmation, en apparence simple, qu'il faut faire preuve de transparence, force est de constater que cet effort ne suffit pas à lever la suspicion d'une partie de la population. Nos concitoyens ne comprennent pas toujours que des questions restent sans réponse. Le chantier est immense pour apprivoiser cette culture de l'incertitude et savoir nous adapter en temps réel aux données dont nous disposons.

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