Monsieur Karoutchi, je ne considère pas que tout était sous contrôle pendant la crise. J'ai été directeur adjoint du cabinet du Premier ministre pendant les attentats de 2015 et j'ai eu beaucoup moins peur à l'époque que durant cette épidémie. Tout n'a pas été sous contrôle, mais nous nous sommes battus sur tous les fronts. La bagarre n'a pas toujours porté ses fruits, mais je le redis nous nous sommes battus sur tout.
Je retiens de votre intervention deux questions de fond.
Tout d'abord, être attentif à la psychologie et à la communication. Nous sommes parfois soumis à des injonctions contradictoires. Nos concitoyens aimeraient qu'on leur dise que tout va bien, que tout est sous contrôle, qu'on « sait ». Or, dans une crise aussi longue et profonde, il faut savoir dire, justement, qu'on ne sait pas tout. Je crois d'ailleurs que ce type de crise va se reproduire, notamment dans le domaine environnemental. Pour autant, je comprends que ce soit un facteur d'angoisse, en particulier pendant un confinement, c'est-à-dire à un moment où on est isolé. J'étais très soucieux de ne pas dire des choses qui se révèleraient fausses quelques semaines ou mois après. C'est ce qui a motivé mes différentes interventions dans les médias. Autant vous dire que j'aurais moi aussi préféré savoir !
Ensuite, sur votre deuxième question, sommes-nous mieux préparés aujourd'hui qu'hier ? J'ai tendance à vous répondre oui, sans beaucoup d'hésitation. Nous n'allons pas nécessairement reproduire tout ce qui a été fait ; nous amenderons naturellement certains éléments de notre stratégie. J'ai entendu une partie de votre audition précédente qui rassemblait des professionnels de santé libéraux et j'en retire des enseignements : par exemple, j'avais l'impression que nos contacts, quotidiens, avec les ordres et les URPS permettaient de transmettre des informations, ce qui n'a manifestement pas été le cas, et nous en sommes naturellement responsables.
Par ailleurs, je pense que nous sommes mieux armés en ce qui concerne les masques et sur nos connaissances vis-à-vis de ce virus et de cette maladie. Il existe encore de nombreuses incertitudes : durée de protection par les anticorps, immunité croisée, contamination du foetus, etc. Nous apprenons chaque jour des choses, ce qui nous enseigne la modestie.
Nous avons aussi éprouvé les dispositifs que nous avions construits dans l'urgence, puis adaptés en cours de route, même si nous devrons faire attention au fait que les personnels sont fatigués et ont beaucoup souffert. Je vous assure que je n'ai pas hâte d'une deuxième vague pour qu'elle confirme ma démonstration, mais je crois vraiment que nous serons mieux préparés. Nous sommes encore dans la crise et il peut être rude d'entendre toutes les critiques, mais nous essayons de nous adapter et de tirer les enseignements de ce qui s'est passé - encore une fois, votre audition précédente est importante de ce point de vue.
Je reviens aux autres questions. Il y a en effet eu des clusters dans des Ehpad. En Île-de-France, nous avons constaté 4 600 décès en Ehpad et 7 500 à l'hôpital. Les situations ont été très différentes selon les établissements : 90 % des sept cents Ehpad de la région ont eu des cas de covid ; dans certains, nous avons perdu le contrôle et le nombre de décès a été élevé, ce qui explique le nombre total de décès, mais globalement la mortalité a été relativement faible. Je pourrai vous donner des réponses plus précises par écrit, si vous le souhaitez.
Pour répondre à Mme Cohen, certains ont dit que les évacuations sanitaires ont occasionné des pertes de chances. Je ne partage pas du tout cette analyse ! Nous avons réalisé 265 évaluations sanitaires ; 39 personnes sont décédées, soit un taux de mortalité de 15 %, tandis qu'en réanimation, le taux de mortalité moyen en Île-de-France a été de 32 %. Il est normal que le nombre de décès parmi les personnes évacuées ait été plus faible, car si elles ont été évacuées, c'est qu'elles étaient transportables. Toutefois, les 39 cas ont été déclarés comme « événements indésirables graves » pour que nous comprenions pourquoi les personnes sont décédées.
Surtout, si ces personnes ont été évacuées, c'est parce qu'elles ne pouvaient pas être hospitalisées ailleurs qu'en réanimation. Dans la nuit du 30 mars au 1er avril, on comptait 2 615 patients en réanimation atteints de covid en Île-de-France. Si l'alternative était de choisir entre ces évacuations et faire attendre des patients dans des lits sans respirateur ni médicaments, j'assume tout à fait la décision de procéder à des évacuations sanitaires. J'en ai fait la demande le 27 mars, car je savais que, dès la semaine suivante, nous risquions de ne plus avoir de lits. J'ai pris cette décision en conscience avec l'accord des familles. Certaines ont refusé. La mortalité est terrible, c'est un fait, mais on ne peut pas dire que les évacuations ont mis en danger la vie de certaines personnes. Cette décision était lourde à prendre et j'ai attendu le dernier moment, en consultant les médecins, notamment le directeur médical de crise de l'AP-HP.
Les temps d'attente pour les tests sont aujourd'hui notre priorité. L'enjeu est notamment de tester les personnes symptomatiques, car on sait que ces personnes ont le risque de contagiosité le plus fort. On travaille avec les laboratoires pour les identifier.
En ce qui concerne l'organisation, les soignants et les directeurs considèrent que cette période était « agréable », car tout allait vite - je préfère cent fois ces conditions d'exercice à celles qui sont les miennes au quotidien s'agissant de la vitesse d'exécution. Une quinzaine de recours a été déposée contre les décisions que j'ai prises, notamment pour ouvrir des lits de réanimation. Le fait que la contrainte financière n'ait jamais été un sujet dans la crise a libéré tout le monde. Tout a été fait pour le soin.
Cette crise a été très administrée. Je sais, comme Martin Hirsch, où l'on a trouvé les cent derniers respirateurs pour atteindre le chiffre de 2 600, car nous avons dû aller les chercher... De même, lorsque nous donnions les autorisations de réanimation, on vérifiait au préalable le taux de mortalité pour s'assurer qu'il ne serait pas de 100 %. En tout cas, la crise a été administrée différemment, y compris au sein des établissements et parmi les médecins, chez lesquels il existait une adhésion collective.
Vous avez évoqué la contrainte financière. Il m'appartient, en raison de mes fonctions, de la faire appliquer, mais je me réjouis si les enveloppes votées par le Parlement se desserrent.
Je ne suis pas en mesure de répondre sur le portage salarial dans l'immédiat.
La moyenne d'âge des patients n'a pas changé pendant la crise et est restée stable par rapport aux années précédentes. Cela signifie que les critères d'hospitalisation n'ont pas été modifiés et sont restés ceux déterminés par les sociétés savantes. En Italie, en revanche, la moyenne d'âge est tombée à 45 ans, contre 61 ans. Au pic de la crise, on comptait 14 000 patients hospitalisés atteints du covid-19 en Île-de-France. Leur moyenne d'âge était de 69 ans ; 28 % avaient plus de 80 ans, 8 % plus de 90 ans. L'hôpital n'a pas tourné le dos aux Ehpad. Les critères d'hospitalisation n'ont pas changé, mais nous avions réfléchi au scénario à appliquer, si le nombre de personnes envoyées en réanimation passait de 3 000 à 5 000. Dans ces cas-là, effectivement, on aurait dû privilégier les personnes avec le plus de chances de sortir de réanimation. Heureusement, nous n'avons pas eu à appliquer ces critères que les sociétés savantes avaient commencé à définir, au cas où la vague nous aurait submergés. Les digues ont tenu bon...
Les tests sérologiques sont un outil indispensable. Sans eux, nous n'aurions pas pu savoir s'il s'agissait de contaminations récentes ou anciennes, lorsque l'on a détecté de nombreux cas positifs aux tests PCR à Sarcelles. Certes, le délai pour valider ces tests a été important, mais il faut reconnaître que les inconnues, par exemple sur les anticorps, étaient nombreuses et beaucoup restent d'ailleurs d'actualité. Nous utilisons systématiquement ces tests pour vérifier l'historique de la contamination.