Intervention de Daniel Keller

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 27 juin 2018 à 14h00
Audition de M. Daniel Keller président de l'association des anciens élèves de l'école nationale d'administration

Daniel Keller :

Merci de me recevoir dans le cadre des travaux que vous conduisez. J'aimerais commencer par fournir quelques chiffres afin de quantifier le débat qui nous occupe. La Haute Fonction Publique compte 12 000 agents sur 2,5 millions de fonctionnaires d'État. Parmi eux, il existe 4 000 énarques, soit environ 100 énarques par promotion pour 40 annuités. Vous venez de rappeler que moins de 20 % des anciens élèves de l'ENA connaissent une expérience dans le secteur privé. Parmi eux, moins de 10 % quittent définitivement l'administration, ce qui mérite d'être souligné.

En outre, les anciens élèves de l'ENA sont au nombre de 6 000, soit 2 000 retraités en plus des 4 000 actifs mentionnés. Nous y ajoutons 3 500 anciens élèves étrangers, puisque chaque promotion de l'ENA comprend des élèves internationaux. Nous fédérons donc à ce jour 43 associations d'anciens élèves et venons d'adouber récemment l'Association des anciens élèves de Tunisie. Notre Association se préoccupe de nombreux sujets. Nous nous montrons ainsi vigilants sur le respect des règles de déontologie, qui doivent s'appliquer à tous les anciens élèves. Celles-ci sont particulièrement sensibles pour ceux qui souhaitent s'orienter vers le secteur privé. Ces règles ont d'ailleurs largement évolué au fil du temps. Les anciens élèves s'y sont toujours conformés, quoiqu'il ait pu être écrit dans certains ouvrages, à de très rares exceptions. Nous constatons par ailleurs que les règles reflètent une sensibilité générale en pleine évolution, ce qui semble légitime.

Pour notre Association, il est clair que l'ENA représente une pierre essentielle de l'édifice républicain. Je rappelais récemment lors de l'Assemblée annuelle des anciens élèves les termes de l'ordonnance du 9 octobre 1945, qui doivent rester présents à notre esprit, car la contribution de l'ENA au rétablissement de l'État et à la renaissance de la République s'est avérée essentielle. L'ENA continue de jouer ce rôle, même si la société affronte aujourd'hui des défis différents de ceux datant de la reconstruction d'après-guerre.

L'ENA fait régulièrement l'objet de critiques ou de commentaires sarcastiques. Nous en sommes conscients. Toutefois, nous affirmons notre attachement aux principes méritocratiques sur lesquels elle repose. Il serait inapproprié d'attribuer à l'ENA la responsabilité des défauts du système éducatif français. En effet, l'ENA prépare chaque année une centaine d'hommes et de femmes destinés à devenir les cadres dirigeants de l'État. Je me réjouis par exemple de constater qu'aucun enfant d'énarque ne figure dans la promotion de cette année et que 30 % d'entre eux ont été boursiers durant leur parcours scolaire. Ces éléments doivent être mis en avant afin de souligner la diversité sociologique qui montre que l'ENA n'est pas simplement une école de la reproduction sociale, comme cela a parfois été affirmé.

Pour rappel, trois concours permettent d'intégrer l'ENA : le concours externe, le concours interne et le troisième concours, auquel nous sommes très attachés. Il est vrai que nous regrettons trop souvent une gestion de court terme liée à des questions d'adéquation budgétaire. Le nombre de places mises au concours de l'ENA subit ainsi des variations erratiques qui s'avèrent préjudiciables à la bonne gouvernance de l'administration publique dont nous avons besoin. Il semble donc nécessaire d'adopter une gestion prévisionnelle des emplois en vue de construire la Haute Fonction Publique de demain et d'anticiper en conséquence quels seront les besoins de la société à l'avenir. Les compétences évoluent et l'ENA réalise des efforts conséquents afin de transformer, de rénover et d'adapter ses formations. Mais la politique de recrutement reste la pierre angulaire de tout l'édifice.

En outre, les hommes et les femmes qui font le choix de s'orienter vers l'ENA s'engagent pour une carrière longue durant laquelle il est légitime qu'ils bénéficient d'une visibilité sur le devenir de leur vie professionnelle. Malheureusement, force est de constater que cette carrière se fragilise de manière croissante. Si la période prémobilité est largement reconnue comme propice, nous observons ensuite que certains hauts fonctionnaires ne bénéficient pas toujours des perspectives de carrière que les savoirs qu'ils ont accumulés mériteraient, indépendamment de leurs compétences et de leur talent. Ce point représente une réelle préoccupation à nos yeux, en particulier lorsque nous entendons parler de plan de dégagement des cadres de la Haute Fonction Publique ou de la possibilité d'ouvrir ces postes à des candidats venant du privé. Il convient donc de concilier l'ensemble de ces éléments en vue d'une meilleure gestion des carrières. A l'heure actuelle, les très hauts postes de la Haute Fonction Publique, à savoir les postes qui sont à la décision du gouvernement, représentent 500 personnes. Ce périmètre risque d'être élargi à 3 200 agents selon les dernières estimations.

L'ENA ne redoute pas la mise en concurrence. D'ailleurs, les cadres venus du privé dans la fonction publique restent une exception. Mais de telles évolutions envoient un curieux signal concernant le déroulement des carrières à venir. En effet, si les postes de la Haute Fonction Publique sont davantage ouverts aux cadres du privé, il convient de concilier cette mesure avec le fait d'encadrer plus strictement la possibilité pour certains hauts fonctionnaires d'exercer dans le privé. Nous risquons d'assister à un phénomène d'embouteillage qui peut s'avérer préjudiciable à terme.

De surcroît, des règles claires sont nécessaires pour encadrer le « pantouflage », sans toutefois en venir à des procès d'intention. Ces règles ont d'ailleurs évolué. Le système actuel permet à un haut fonctionnaire d'exercer dans le secteur privé durant les dix premières années, qui incluent l'obligation décennale, pour une période de quatre ans maximum après avoir déjà passé quatre ans dans la fonction publique. J'ignore si ces règles sont les meilleures. D'autres systèmes pourraient être imaginés, qui obligeraient les hauts fonctionnaires à choisir de manière définitive entre le public et le privé, de manière à éviter les questionnements qui peuvent exister sur le phénomène d'allers-retours et sur certaines facilités qui ne sont plus comprises de nos jours.

Ces questions doivent s'intégrer dans une vision globale des besoins que l'État et l'administration publique auront en termes de cadres dirigeants. Nous espérons que cette évolution respectera le rôle de colonne vertébrale que joue l'ENA puisqu'elle incarne les valeurs de la République et du service public.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion