Intervention de Adeline Baldacchino

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 27 juin 2018 à 14h00
Audition de Mme Adeline Baldacchino conseillère référendaire de la cour des comptes

Adeline Baldacchino :

Merci beaucoup pour votre invitation. Comme vous l'avez dit, j'interviens ici en mon nom propre et non en ma fonction de Conseillère référendaire à la Cour des comptes. J'ai lu l'exposé des motifs qui a présidé à la création de votre Commission d'enquête, et je l'ai trouvé passionnant. Je me suis également intéressée aux verbatim des différentes interventions qui ont été faites devant votre Commission. Si j'avais un message principal à faire passer, ce serait celui qui m'a poussé à écrire le livre que vous avez mentionné, à savoir le contenu de la scolarité de l'ENA. En effet, cette question me semble trop rarement évoquée, contrairement à l'image de l'ENA ou à ses procédures d'entrée et de sortie. Par conséquent, je souhaitais décaler les termes du débat en écrivant ce livre. Je l'ai commencé cinq ans après être sortie de l'ENA, ce qui m'a permis de prendre un certain recul par rapport à ma scolarité.

La question que je me suis posée alors est la suivante : comment est-il possible que l'état du pays soit questionné de manière si forte aujourd'hui, ce dont témoigne la montée de l'extrême droite ? En outre, comment est-il possible que les hauts fonctionnaires soient incapables de répondre aux attentes et aux interrogations légitimes de leurs concitoyens et qu'ils aient atteint un tel stade de décrédibilisation dans l'opinion publique ? Ces questions m'ont amené à m'interroger sur l'utilité de l'ENA. En consultant les textes, j'ai trouvé cette citation de Michel Debré : « L'ENA a été créée pour insuffler le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne et donner les moyens de les bien remplir. » Je me suis donc demandé si l'ENA avait effectivement rempli cet office à mon égard. En réalité, loin d'atteindre cet objectif, l'ENA sert davantage d'accélérateur de carrière, parfois même de manière assumée. Sa visée porte donc plus sur des objectifs stratégiques individuels et sur la communication publique que sur un idéal collectif. Aujourd'hui, la communication publique remplace d'ailleurs bien trop fréquemment l'action publique. J'identifie là le noeud du problème.

Le texte que j'ai écrit se veut moins un témoignage qu'une analyse. J'y constatais trois lacunes de l'ENA. En premier lieu, il y manque une dimension de réflexion critique et humaniste. En effet, comme l'un des intervenants au sein de cette Commission l'a souligné, les sphères du pouvoir et du savoir sont aujourd'hui fortement déconnectées. Étant issue d'une formation philosophique, j'espérais trouver à l'ENA un espace où les problématiques de l'action publique et celles de la recherche en sciences humaines se croiseraient. Mais cela n'a pas été le cas.

En second lieu, un aspect technique manque à l'ENA, au sens des connaissances dures que les élèves pourraient acquérir dans un certain nombre de domaines. La maquette même de l'ENA est organisée autour d'épreuves de classement sans que les élèves ne sachent durant leurs deux années de scolarité dans quel secteur spécifique ils seront affectés ensuite. Au final, la scolarité de l'ENA ne permet qu'un survol très large de domaines qui ont été abordés préalablement, notamment à Sciences Po. Or les élèves sont parachutés de manière brutale au lendemain du classement qui n'intervient que le dernier jour de la formation.

En troisième lieu, j'estime qu'il manque dans le parcours de l'ENA une dimension humaine ou managériale. Nous entendons fréquemment que l'ENA est une école d'application. Certes, des stages existent et ils représentent la période la plus intéressante et la plus constructive aux yeux des anciens élèves. Pour autant, ils sont conçus comme des stages d'accompagnement au plus haut niveau d'un ambassadeur ou d'un préfet. Ces expériences sont instructives, mais elles varient notablement en fonction de la personnalité des maîtres de stage. En outre, elles installent d'emblée les stagiaires à une certaine distance du terrain. Je plaidais donc dans mon livre pour proposer des stages de type ouvrier de la fonction publique.

J'avais également formulé un certain nombre de propositions, qui n'ont été que peu relayées ou discutées. En effet, si mon livre a provoqué quelques réactions médiatiques, il n'en a suscité aucune de la part de l'École. L'un des arguments de défense de l'ENA consiste à affirmer que ce système est « le moins pire à l'exception de tous les autres. » En réalité, des pistes alternatives peuvent être imaginées, y compris des mesures simples effectuées à moyens constants. Ainsi les notes d'entrée et les notes de stages pourraient être regroupées, d'autant plus que les stages ont désormais lieu durant la première année. À l'issue cette première année, un premier classement pourrait être établi. Même si la logique de classement ne me paraît pas optimale, elle reste préférable selon moi aux phénomènes de cooptation qui demeurent prégnants. Ensuite, la seconde année de scolarité pourrait fonctionner par filière et permettre de développer un vrai projet pédagogique. Cette seconde année serait donc consacrée à l'apprentissage d'un métier au sein d'une filière économique, juridique, diplomatique ou territoriale. Ces socles garantiraient l'apprentissage solide de certaines compétences, ainsi que la constitution d'un corps professoral qui n'existe pas aujourd'hui. Comme vous le savez, à l'exception des cours de langue, les interventions sont assurées par des fonctionnaires en poste qui n'ont pas nécessairement de vocation pédagogique. Leur témoignage est intéressant, mais ne s'avère pas suffisant. Cette seconde année pourrait également inclure des stages au plus près du terrain.

Par ailleurs, j'aimerais insister sur le fait qu'il est indispensable de briser une forme de langue de bois qui conduit à cet adage qui se transmet entre les énarques : « Pas de vagues, mon vieux, pas de vagues. » Cette rhétorique traduit une forme d'impuissance publique et conduit chacun à envisager son parcours en vertu d'un individualisme puissant. Elle permet de s'éviter d'avoir à annoncer au décideur politique que les options proposées peuvent avoir des conséquences compliquées qui ne relèvent pas seulement de quelques éléments de langage à l'intention des médias. Selon moi, il est impossible de bien comprendre le phénomène d'allers-retours avec le secteur privé sans prendre en compte ces différents aspects. La vocation croissante de l'ENA à se positionner comme une business school contribue également fortement à encourager ce type d'allers-retours. Il est à signaler que l'ENA a d'ailleurs adopté le langage de ces écoles, avec une certaine réussite, puisqu'elle s'intéresse désormais aux enjeux du numérique et à une série de mantras de l'innovation publique qui associent la vision de l'État à celle d'une start-up. Or il s'agit là de logiques de communication et non d'action publique.

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