Nous poursuivons nos travaux avec l'audition commune du Professeur Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences, et du Professeur Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. M. Yazdanpanah est accompagné de Mme Marie Paule Kieny, conseillère scientifique auprès de Reacting et du docteur Éric Dortenzio, directeur scientifique de Reacting.
Cette audition a pour objet d'obtenir des précisions sur la recherche et les traitements. Nous souhaitons notamment aborder la méthodologie applicable aux essais cliniques, les orientations privilégiées en France au vu de la comparaison entre les essais Discovery et Recovery, les résultats obtenus, ainsi que la question des publications ou des annonces précoces au cours de la crise. Nous voudrions savoir comment vous avez réagi à l'évolution chronologique de cette épidémie.
Après une brève présentation de vos principaux messages, je laisserai nos rapporteurs vous poser leurs questions.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Dominique Costagliola, M. Yazdan Yazdanpanah, Mme Marie Paule Kieny et M. Éric Dortenzio prêtent serment.
Pr Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences. - Je tiens d'abord à me présenter, afin que vous sachiez d'où je parle. Je suis directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et membre de l'Académie des sciences depuis décembre 2017. Je suis également directrice adjointe de l'Institut Pierre Louis d'épidémiologie et de santé publique, établissement placé sous la tutelle de Sorbonne Université et de l'Inserm, et vice-doyenne déléguée à la recherche de la faculté de médecine de Sorbonne Université.
Mes recherches portent sur l'infection à VIH dans le domaine de la santé publique, de l'épidémiologie, de la modélisation et de la recherche clinique, dont les essais randomisés, mais aussi les études observationnelles. Ma spécialité méthodologique est la pharmaco-épidémiologie, c'est-à-dire l'étude par des méthodes épidémiologiques de l'effet des médicaments, avec une concentration sur l'inférence causale en situation observationnelle : il s'agit de déterminer à quelles conditions une différence observée entre deux groupes liée à une exposition - un traitement, par exemple - peut-elle se voir attribuer une interprétation causale - autrement dit, quand peut-on dire que cette différence est due au traitement ?
Je termine actuellement un mandat de trois ans en tant que présidente du comité santé publique de l'Agence nationale de recherche (ANR). Depuis 2018, je suis vice-présidente chargée de la méthodologie du jury du programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) national.
J'ai été consultante en pharmaco-épidémiologie pour l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (Afssaps), le prédécesseur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), de 1997 à 2001 ; ma mission consistait à développer une expertise interne dans ce domaine.
J'ai été membre de la commission nationale de pharmacovigilance entre 2001 et 2007 ; j'ai présidé le groupe 2, « Renforcer la surveillance du médicament » des assises du médicament, en 2011, et j'ai été chargée en 2013, avec Bernard Bégaud, d'une mission de surveillance et de promotion du bon usage du médicament en France. Dans les deux cas, j'ai tenu à préciser deux choses avant ma nomination : d'une part, je ne suis pas médecin, mais scientifique ; d'autre part, j'ai des liens d'intérêt avec certains laboratoires. Le ministère de la santé, qu'il soit dirigé par Xavier Bertrand ou par Marisol Touraine, a jugé dans les deux cas que ces liens ne constituaient pas des conflits d'intérêts m'empêchant d'assumer ces responsabilités.
Au sein de la Haute Autorité de santé (HAS), je suis membre depuis 2017 de la Commission nationale d'évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS), la commission chargée de donner des avis sur la prise en charge par la sécurité sociale des dispositifs médicaux et des technologies de santé. La méthodologie de cette commission repose surtout sur les essais randomisés en double aveugle, mais ils ne sont pas toujours possibles au vu de la faiblesse de la population cible en France : il faut donc savoir s'adapter et recourir à toutes les méthodologies possibles.
Au sein de Reacting, je suis depuis longtemps membre du groupe chargé de la méthodologie et de la recherche en situation d'émergence. À ce titre, j'ai participé le 3 mars dernier, à la demande de France Mentré, responsable de la méthodologie au sein de l'essai Discovery, à une réunion avec le biostatisticien de l'étude Solidarity ; nous y avons abordé des enjeux de planification : aurions-nous recours à une étude randomisée, se fera-t-elle en double aveugle ? Fin janvier, j'ai été contactée par Reacting pour faire partie de son conseil scientifique sur la covid-19. J'ai participé aux réunions de ce conseil scientifique, qui était chargé à l'origine de réfléchir sur les priorités de la recherche et d'évaluer les projets soumis pour financement d'amorçage par les fonds mis à disposition de Reacting par le ministère de la recherche. À ce titre, j'ai également participé aux groupes de travail sur la thérapeutique qui se sont tenus chaque semaine à partir de mars.
Au cours du mois d'avril 2020, à la demande du président de l'Inserm, j'ai assuré l'intérim du professeur Yazdanpanah à la tête de Reacting pendant sa maladie. J'ai alors rejoint l'équipe de Discovery en tant que représentant de l'Inserm au sein du comité international de direction de l'étude.
En tant que vice-présidente du jury du PHRC et que membre du conseil scientifique de Reacting, j'ai participé à l'évaluation des projets de recherche clinique déposés au titre des appels d'offres de la Direction générale de l'offre de soins (DGOS). Dans ce cadre, 27 projets ont été évalués dans le cadre classique et 142 dans le cadre de l'appel d'offres spécifique. Bien entendu, je n'ai pas participé à l'évaluation des projets où une personne de mon laboratoire était investigateur principal. J'ai aussi été rapporteur extérieur de projets soumis à l'appel d'offres de l'ANR ; j'ai joué le même rôle pour l'appel d'offres allemand et j'ai aussi été membre du jury de l'appel d'offres Covid-19 de la Fondation de recherche flamande.
Enfin, à partir de mai, nous avons décidé de déposer un projet européen pour créer un réseau de recherche unique sur les maladies émergentes ; le consortium a été approuvé par la Commission européenne et l'accord signé il y a une dizaine de jours.
J'ai également présidé le conseil scientifique de plusieurs études de cohorte sur la covid-19 en France et au Burkina Faso ; je préside le comité indépendant de l'essai Coverage, dont l'investigateur principal est Denis Malvy.
Enfin, j'ai effectué beaucoup de communications dans les médias sur l'épidémiologie et les perspectives thérapeutiques. J'ai fait partie de la cellule de crise de l'Académie des sciences autour de la Covid-19.
Je veux par ailleurs signaler que, depuis 2017, je suis élue membre du conseil d'administration de l'association Aides, bien connue dans la lutte contre le VIH-Sida, à titre de personnalité qualifiée.
Je ne me présente pas devant vous de façon indépendante de Reacting ; je suis totalement solidaire du travail d'équipe que nous avons cherché à accomplir dans le domaine de la recherche depuis le début de cette crise.
Pr Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. - Votre invitation m'honore ; je ferai de mon mieux pour contribuer au débat et faire avancer de manière rationnelle le front de connaissances autour de cette pandémie. La science est collective ; c'est pourquoi je suis accompagné de mes deux collaborateurs.
Je suis chef de service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat-Claude Bernard et professeur de maladies infectieuses à l'université de Paris. J'ai été nommé directeur de l'institut d'infectiologie de l'Inserm en 2017 et je suis le coordinateur de Reacting pour l'Inserm.
Depuis 2018, je suis président de Glopid-R, consortium visant à coordonner l'activité des institutions de recherche et des financeurs publics en période d'épidémie à l'échelle internationale. Je suis par ailleurs expert auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Je suis clinicien, mais aussi enseignant et chercheur ; cela fait environ vingt-cinq ans que je travaille sur les maladies infectieuses et surtout émergentes. J'ai été confronté pour la première fois à celles-ci en 1993, quand j'ai travaillé sur une épidémie de bilharziose, maladie parasitaire, dans la vallée du fleuve Sénégal. J'ai été le premier médecin à recevoir un patient atteint de SRAS en mars 2003, à l'hôpital de Tourcoing. J'ai été impliqué dans la prise en charge et la coordination de la recherche sur les épidémies d'Ebola en Afrique, de Zika en Amérique latine et de peste à Madagascar.
Dans le cadre de la présente épidémie, c'est dans mon service qu'a été accueilli le premier patient atteint de covid-19 en France et en Europe. J'ai été impliqué dans des aspects de recherche, à travers Reacting. J'ai été nommé membre du conseil scientifique présidé par le professeur Delfraissy et mis en place par le Président de la République le 11 mars, ainsi que du Comité analyse recherche et expertise (Care) présidé par le professeur Barré-Sinoussi et créé par le Président de la République le 24 mars.
Beaucoup a été dit sur les liens d'intérêt. Je tiens donc à préciser que j'ai été amené, en tant qu'expert, à travailler avec l'industrie pharmaceutique, occasionnellement contre rémunération. Cependant, depuis ma nomination à l'Institut thématique d'infectiologie de l'Inserm, en 2017, j'ai arrêté de percevoir toute rémunération en qualité d'expert de l'industrie.
Je vais revenir sur trois points. Quelles ont été les avancées ? Quelles améliorations peuvent être apportées ? Quelles sont les perspectives ?
Je dois d'abord dire qu'une épidémie suscite toujours beaucoup d'interrogations et de questionnements et que la recherche peut et doit guider les réponses à apporter. Cependant, par définition, le temps de la recherche bien faite est long, alors que ces réponses doivent être rapides. Il existe donc une certaine contradiction. Ainsi, la population en général, les décideurs et les malades en particulier, veut un traitement et a besoin d'espoir. En outre, nous accordons parfois davantage de crédit aux thèses qui nous plaisent qu'à celles qui nous déplaisent. Or le temps nécessaire pour identifier un traitement et en évaluer correctement l'efficacité et la toxicité est, je le répète, long. C'est pour cette raison qu'en 2013 nous avons mis en place Reacting. Nous voulions essayer d'améliorer la réponse scientifique à ce type de situation, car ce problème avait été identifié au moment de la crise du H1N1.
Dans le cadre de Reacting, nous avons compris dès le 2 janvier 2020 que quelque chose se passait, mais nous n'en imaginions pas l'ampleur. Nous avons très rapidement mis autour de la table l'ensemble des institutions de recherche qui travaillaient sur les virus respiratoires afin de définir les priorités et lancer des projets, que ce soit en termes de diagnostics pour comprendre l'histoire de cette maladie, de traitements ou de vaccins. Nous nous sommes aussi appuyés sur les sciences humaines et sociales qui sont très importantes sur ces questions. Nous avons impulsé des projets structurants, en restant à l'écoute du terrain.
Pour permettre à la recherche d'avancer plus rapidement, nous avons établi des liens entre les chercheurs et les agences de régulation et cela a donné des résultats : durant cette crise, les autorisations, notamment celles délivrées par les comités de protection des personnes (CPP), ont été en moyenne accordées en sept jours, contre plus d'un mois habituellement, et souvent plusieurs mois...
Pour aller vite, nous avions aussi besoin de financements. Reacting n'est pas une agence de financement, mais nous avons très rapidement obtenu de la part des ministères chargés de la recherche et de la santé des fonds d'amorçage, en général inférieurs à 50 000 euros, le temps que les financements habituels se mettent en place. Ainsi, dès le 7 février, nous avons pu commencer à financer des projets, en nous basant sur les travaux d'un comité indépendant, dont faisait partie Dominique Costagliola. Les agences et programmes habituels ont pris le relais : l'ANR le 6 mars, le programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) le 10 mars. Nous avons également établi des liens entre les chercheurs de différents pays et avec l'OMS.
Nous avons donc essayé d'amorcer, d'impulser, d'accélérer, et la recherche a effectivement apporté un certain nombre de réponses. Je prends l'exemple des traitements : malheureusement, nous ne disposons pas de traitement antiviral, mais, grâce à des essais cliniques randomisés, la recherche française et européenne a montré que des traitements ne sont pas efficaces et qu'ils ne doivent donc pas être utilisés, notamment chez les patients hospitalisés - je pense à l'hydroxychloroquine et au kaletra, qui ont été étudiés dans l'essai Discovery.
Les essais cliniques randomisés ont aussi montré que des traitements étaient efficaces - je pense aux corticoïdes, notamment le dexaméthasone -, ce qui a eu un effet, puisqu'un travail de modélisation réalisé en France et encore soumis pour publication montre que le nombre de patients hospitalisés transférés en réanimation a diminué de moitié par rapport au début de l'épidémie et que, grâce à ces traitements à base de corticoïdes et d'anticoagulants, la mortalité des patients hospitalisés a diminué d'environ 60 %. Je crois important de le rappeler.
Pour autant, nous devons encore progresser et c'est mon deuxième point : comment améliorer les choses ?
La recherche que nous avons essayé de mettre en place a toujours été multidisciplinaire et multi-institutionnelle : nous avons besoin de tout le monde, nous ne pouvons pas nous appuyer sur une personne, une discipline, une institution, une hypothèse. Or de nombreuses initiatives institutionnelles isolées ont été prises sans réelle vision globale, ce qui a conduit à une importante dispersion des forces et des moyens. Une certaine communication a aussi desservi la science. Il y a eu beaucoup de financements à partir du mois de mars et chaque hôpital, chaque chercheur, a mis en place son propre essai clinique. Or un certain nombre de patients refuse de participer à de tels essais ; il faut donc créer un grand réseau qui associe l'hôpital et la médecine de ville. Il faut améliorer la communication autour de la science, en impliquant les citoyens. Il faut aussi mettre en place des outils réglementaires et financiers pour éviter cette dispersion.
Quel est le bilan et quelles sont les perspectives ? C'est mon troisième point.
Tout d'abord, il est probablement un peu tôt pour faire un bilan. Avant l'été, j'avais un peu l'impression que les gens pensaient que l'épidémie était terminée, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Le virus s'est installé dans la durée. Pour autant, nous avons avancé, notamment grâce à la recherche, ce qui a eu un impact sur la gestion de l'épidémie, et un espoir de traitement existe. Les indicateurs montrent que la France est au cinquième rang mondial en matière de publications scientifiques sur le covid. Il faut aller plus loin et beaucoup de questions se posent encore, au-delà de celles sur les traitements et les vaccins, par exemple en termes de transmission.
Ensuite, nous devons nous préparer à prendre en charge les patients, nombreux, qui ont contracté le covid et en souffrent toujours. La recherche doit aussi se pencher sur l'organisation des soins, les liens entre l'hôpital et la ville, l'éducation à la santé, la prévention, etc. Beaucoup d'outils dont nous disposons aujourd'hui peuvent être mieux utilisés. Les réponses qui seront apportées à ces questions peuvent tirer vers le haut l'ensemble de notre système de santé.
Enfin, l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), les ministères concernés et Reacting qui ont l'habitude de travailler ensemble réfléchissent à la mise en place d'une agence dédiée à la question de l'émergence.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous allons répondre à vos questions de la façon la plus honnête possible, mais aussi avec beaucoup de prudence et d'humilité : même si nous avons beaucoup progressé depuis le mois de janvier dernier, beaucoup de questions demeurent, et, dans la science, les vérités ne sont ni absolues ni définitives - elles peuvent changer au fil du temps.