Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis plusieurs années, la presse écrite se porte très mal, en particulier la presse quotidienne d’information, dont la presse dite « d’opinion ». Comme si toute presse n’était pas d’opinion !
Ce phénomène concerne l’ensemble de la presse occidentale, y compris celle des États-Unis, où l’on a enregistré ces dernières semaines des faillites et des fermetures en cascade. La crise économique et financière mondiale qui touche tous les secteurs ne fait qu’aggraver la situation de la presse écrite, dont beaucoup de titres sont en réel danger de mort.
Si la presse écrite est profondément menacée, les journaux en ligne eux-mêmes ont du mal à exister. Il serait paradoxal que la révolution « informationnelle », comme on la qualifie, aboutisse à la « mal-info », à un recul du pluralisme et, par conséquent, de la démocratie. L’avenir de la presse écrite constitue bien un enjeu de société crucial, d’autant qu’elle remplit une fonction civique essentielle. Elle demeure un média indispensable à la vie et à l’échange des idées.
Dans un contexte de poussée des intégrismes et des obscurantismes, la défense du pluralisme, de la diversité des points de vue, impose une intervention publique résolue et un meilleur accompagnement des mutations en cours, d’autant qu’il s’agit de surcroît d’un secteur économique important.
Face à la gravité de cette crise, qui frappe de plein fouet de nombreux titres de notre pays, il faut agir dès maintenant et anticiper l’avenir.
Les problèmes structurels sont bien connus : vieillissement du lectorat, baisse de la diffusion payée, augmentation des coûts de fabrication et du prix du papier, points de vente en nombre insuffisant, migration de la « pub » vers le web, faiblesse du portage à domicile, perte de confiance des lecteurs, effondrement du marché des petites annonces, concurrence des gratuits, absorption-disparition de nombreux titres locaux ou départementaux, modification des modes de vie…
À ces problèmes structurels s’ajoutent des difficultés conjoncturelles liées à la crise financière et économique mondiale, qui n’épargne aucun secteur. Quand la crise s’ajoute à la crise, ce n’est pas jouer les Cassandre que d’annoncer l’acte de décès de nombreuses entreprises de presse si aucune mesure urgente n’est prise !
C’est l’un des mérites des états généraux de la presse écrite que d’avoir mis en évidence l’urgente nécessité d’apporter promptement des réponses concrètes à la presse écrite, qui est sous perfusion. Le Livre vert qui présente leurs recommandations met l’accent sur une aide exceptionnelle d’urgence en faveur de la presse écrite d’information générale. Car, avant d’envisager toute stratégie de renforcement du réseau de distribution, certes capital, et de développement des journaux, dans le respect de leur pluralisme, il est indispensable en premier lieu de leur permettre simplement… d’exister ! Aller au chevet d’une presse en souffrance ne suffit pas : il faut un traitement de choc, qui passe par ce soutien financier exceptionnel. C’est une question de vie ou de mort pour nombre de titres. Demain, il sera trop tard.
Il existe un précédent, madame la ministre. En 1993, dans une situation moins alarmante pour la presse, le gouvernement de l’époque avait déjà décidé d’une telle aide en faveur de la presse nationale et locale d’information politique et générale dans le but de compenser les effets de la récession économique qui sévissait alors.
Par ailleurs, de la même façon qu’il a décidé de venir à la rescousse des banques et de certains secteurs économiques en danger, l’État se doit d’apporter un secours financier d’urgence à la presse écrite. C’est, je le répète, une question vitale pour de nombreux titres, donc pour le pluralisme de la presse. C’est un enjeu démocratique. Et parce qu’il n’y a pas de société ni d’esprit libres sans pluralisme, l’État doit s’emparer résolument de cet enjeu et en faire une véritable priorité politique nationale.
Quelques mesures positives ont été retenues par le Président de la République, comme le moratoire sur l’augmentation des tarifs postaux, l’amélioration de la rémunération des marchands de journaux, la création d’un statut d’éditeur en ligne, le développement des points de vente et du portage à domicile, afin que ce soit le journal qui aille au lecteur et non l’inverse. Cela représente 150 millions d’euros en mesures diverses.
Je me permets de rappeler, madame la ministre, que la réforme du code des marchés publics met en cause les recettes issues de la publicité légale, qui vont diminuer d’autant les interventions de l’État.
D’autres mesures seront mises en chantier, comme la défiscalisation des dons.
Mais toutes ces mesures n’ont de sens que si l’on sauve d’abord les journaux. Une aide financière immédiate et exceptionnelle est en effet indispensable à certains titres pour traverser la tourmente et ne pas disparaître
Nos concitoyens sont conscients de ces enjeux et tiennent à l’existence d’une presse pluraliste, et qui soit à l’abri des aléas du marché et de la rentabilité. Il n’y a qu’à voir avec quel élan nombre d’entre eux, même s’ils n’en sont pas lecteurs, ont volé au secours de Politis, de La Croix, de L’Humanité hier, de Témoignage chrétien aujourd’hui, et manifesté leur solidarité au journal Libération, par exemple.
Dans une société en panne de repères, plus l’info low cost – vous excuserez l’anglicisme, monsieur le président de la commission – se développe sous couvert de modernité, plus nous avons besoin de la rigueur d’analyse, de la distance critique, de la pertinence comme de l’impertinence de la presse d’opinion. C’est pourquoi, si l’on veut la sortir de la situation périlleuse dans laquelle elle se trouve, on ne peut plus la considérer uniquement sous l’angle d’une activité marchande ni s’en remettre au caprice d’actionnaires dont le seul credo est la rentabilité financière. D’ailleurs, l’information étant devenue une activité de plus en plus déficitaire, elle ne les attire plus guère, ce qui n’est qu’un moindre mal dans la mesure où l’actionnariat alimente à juste titre les soupçons d’interventionnisme sur les contenus, renforçant la méfiance des citoyens.
Différentes formules sont actuellement expérimentées sur le Net, où la gratuité perçue comme une norme quasi consubstantielle complique singulièrement l’émergence de modèles économiquement viables.
Les sites des journaux nationaux en ligne attirent de plus en plus d’internautes et le lectorat global est nettement plus important qu’il y a quelques années. Le problème, c’est que ce succès d’audience ne se traduit pas en succès financier, car la publicité ne suit pas, pas plus que le lecteur payant.
À mon sens, l’avenir est non pas le papier ou Internet, mais l’un et l’autre : ils sont complémentaires. Le défi de la concurrence technique ne conduit pas inéluctablement à l’enterrement du support papier.
Mais, sans ressources suffisantes, comment continuer à faire vivre une presse quotidienne d’information de qualité, quel que soit le support ? Les recettes publicitaires, qui constituaient un apport déterminant à l’équilibre financier des journaux, n’en finissent pas de s’écrouler de façon vertigineuse. De fait, aucun site d’information ne parvient à vivre uniquement de la publicité, et les recettes évoluent à la baisse. Or cela ne va pas s’améliorer à l’avenir.
Google News, site d’information sans journalistes qui puise gratuitement dans 5 000 sites d’information, dont 500 sites francophones, vient de décider d’ouvrir son site américain aux annonceurs sans partager ses gains avec les éditeurs de journaux qui lui fournissent pourtant les contenus. Qui peut croire que Google ne va pas étendre cette expérience à la France ? C’est un nouveau coup qui va encore affaiblir la presse.
Il est inquiétant de constater que les moteurs de recherche vampirisent littéralement le marché publicitaire attiré par l’efficacité des publicités ciblées que permet le profilage des goûts et des préférences. À propos des moteurs de recherche, de Google en particulier, on peut vraiment parler de nouveau monopole et d’un abus de position dominante tout à fait condamnable.
Si le diagnostic de la situation de la presse est aujourd’hui bien posé, les remèdes sont des plus incertains. Ils s’apparentent davantage à des stratégies de survie. En d’autres termes, il est temps de repenser le modèle économique de la presse de contenu, qui est bien loin de n’être qu’une activité marchande, et de tendre vers un service d’utilité publique, comme le préconise ce grand philosophe et sociologue qu’est Jürgen Habermas. N’est-ce pas légitime dans la mesure où cette activité constitue un pilier majeur non seulement de la démocratie, mais aussi de notre civilisation ?
Face au flux incessant de l’« info », fondé sur l’immédiateté et invitant à un présent permanent sans recul, notre société a de plus en plus besoin d’informations hiérarchisées et pertinentes, fiables et vérifiées, complètes et objectives, exigeantes sur l’éthique et la déontologie journalistique.
C’est une piste qu’évoque un homme comme Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, dans son dernier ouvrage, La fin des journaux, excellent livre, écrit par un excellent journaliste: « Il existe des services publics de l’éducation ou de la santé, pourquoi ne pas imaginer un service public de l’information, indépendant des pouvoirs politiques ?» Je partage son opinion. En effet, une société démocratique ne peut pas se .passer du pluralisme de l’information. Et, comme les deux piliers des ressources de la presse s’assèchent avec des ventes qui s’érodent et des recettes publicitaires qui fondent inexorablement, il est temps d’explorer de nouvelles voies.
Aux États-Unis, dans un contexte de financement public différent, fondé sur les donations et l’exonération fiscale des dons qu’ils proviennent des entreprises ou des particuliers, l’expert Michael Schmidt proposait récemment dans le New York Times que les journaux deviennent « comme les universités, des institutions à but non lucratif soutenues par les donateurs ». Ainsi, les Américains eux-mêmes réfléchissent de plus en plus à un journalisme de « non-profit », soustrait à. l’économie de marché.
La meilleure arme de la presse, à l’évidence, c’est la qualité des contenus, les articles qui creusent les sujets, les enquêtes approfondies, les analyses différenciées, les bureaux de correspondants à l’étranger, ce qui suppose de recourir à de nombreux journalistes professionnels. Le métier de journaliste est plus que jamais indispensable, car, face à la masse d’informations disponibles, nous avons besoin de journalistes expérimentés, qui trient, décryptent et surtout donnent du sens.
Malheureusement, à la suite de nombreux plans de rigueur, les rédactions sont de plus en plus resserrées et les licenciements se poursuivent, entraînant une baisse de qualité qui entraîne à son tour la fuite des lecteurs…
L’idée d’un service public s’appuyant sur des critères de qualité et puisant à de multiples sources n’est-elle pas la meilleure solution pour prévenir la mort des quotidiens nationaux et celle du pluralisme ? Il s’agit non pas, bien évidemment, de créer une presse d’État, contraire à l’indépendance des journaux, mais un service public contrôlé par le Parlement et les lecteurs-citoyens. La reconnaissance juridique des rédactions garantirait cette indépendance.
Dès lors, il est particulièrement incompréhensible de chercher à privatiser l’Agence France-Presse, présente en continu pour informer en six langues des centaines de journaux, de télés, de radios, de sites internet, d’institutions, de dirigeants, de décideurs. Le Gouvernement souhaite en effet ouvrir son capital et remettre en cause son statut, celui-là même qui lui garantit l’indépendance rédactionnelle qui fait son succès.
Alors que l’information est plus que jamais stratégique dans l’ensemble de nos sociétés, l’AFP est incontestablement l’un des plus remarquables fleurons planétaires au service du droit de savoir des citoyens.
Dans le contexte actuel de concurrence acharnée, il est indispensable de conforter l’AFP dans sa position de troisième agence mondiale et de renforcer son rayonnement international. Sauvegardons son statut actuel : il est indispensable pour affronter la crise de la presse.
La représentation nationale a le devoir civique et éthique de donner un véritable avenir à la presse quotidienne d’information ainsi qu’à son pluralisme, dont l’État est le garant. Le financement public de services publics de l’information est bien une réponse pertinente à la crise actuelle, qui va être fatale à de nombreux titres dans leur diversité. L’information est un besoin et une nécessité à la vie en société comme à la vie démocratique.
Cela dit, il est aussi très important de travailler à faire renaître le plaisir de lire ce papier, qui noircit les doigts mais éclaire la réflexion. Comment redonner goût au bon vieux journal, perpétuer le rite de sa lecture gourmande ? Bien sûr, accorder un abonnement gratuit à un quotidien de leur choix à tous les jeunes de dix-huit ans est une excellente mesure. Mais, pour leur donner le goût du pluralisme, n’est-il pas préférable de leur faire découvrir une plus large palette de la presse écrite et de les encourager à fréquenter les lieux de vente pour mieux expérimenter les différentes offres ?
Ne faut-il pas viser plus loin, et plus tôt, en s’inspirant par exemple de la semaine de la presse à l’école, instaurée par le ministère de l’éducation nationale, avec le soutien des professionnels de la presse écrite ? Les journaux sont de formidables réserves de matière première pour l’enseignement du français, de l’histoire, de l’économie…