J'y vois plutôt une manifestation de leur inquiétude, voire de leur réticence à l'égard d'une privatisation qui, après l'incident de la coupure européenne d'électricité, paraît aujourd'hui plus problématique que jamais.
Nous avions défendu sur ce texte une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. Notre but n'était pas d'avoir plus de temps pour discuter ce texte et faire valoir notre hostilité. En trois semaines, nous l'avons très largement fait.
Devant notre assemblée, je voudrais solennellement vous mettre en garde.
Ce texte, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, est contraire à une disposition constitutionnelle. En l'occurrence, son article 10 est contraire à la Constitution, car il méconnaît l'alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946, aux termes duquel « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » L'article 34 de la Constitution confère au législateur compétence pour fixer « les règles concernant [...] les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé ». La compétence du législateur est donc très strictement encadrée.
Quelle est donc la portée exacte du Préambule de 1946, qui rend obligatoire l'appropriation ou la propriété publique d'un « service public national » ?
Pour le constituant de 1946, il y a obligation pour le législateur de décider la nationalisation des entreprises exerçant une activité dont il considère qu'elle a les caractères d'un service public national. Il a, parallèlement, le devoir de ne pas décider la privatisation d'une entreprise publique en charge d'une activité de service public.
Pour le grand constitutionnaliste Louis Favoreu, qui s'exprimait en 1997 sur la privatisation de France Télécom, les services publics nationaux non constitutionnels peuvent être gérés par des personnes morales de droit privé, à la condition que l'État reste majoritaire dans le capital.
Le Conseil constitutionnel avait ainsi précisé, dans sa décision du 23 juillet 1996, que la privatisation de France Télécom ne serait à l'avenir possible qu'à la double condition cumulative que l'entreprise n'exerce pas alors un monopole de fait et que le législateur ait fait en sorte que l'entreprise « ne puisse plus être qualifiée au regard de cette prescription de service public national ». C'est parce que France Télécom n'exerçait plus un monopole de fait, en raison de la libéralisation complète des échanges dans le domaine des télécommunications, que sa qualité de service public a pu tomber.
Pour Gaz de France, rien de tel. Ni le projet de loi que nous examinons ni la loi relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières de 2004, dont le titre est évocateur, ne considèrent que GDF n'est plus un service public national.
Si l'on exclut les activités d'importation, d'exportation et de production de gaz, GDF développe aujourd'hui, et ce sera également le cas demain, trois activités principales sur le fondement des textes précités et du présent texte.
En premier lieu, GDF développe une activité de fourniture de gaz à des clients. Je ferai deux remarques à ce sujet.
Premièrement, le projet de loi que nous nous apprêtons à voter définitivement maintient, sans limitation de durée et sans condition liée à la situation intrinsèque du client, un marché réglementé de la fourniture de gaz, dont les prix ne sont pas corrélés à ceux du marché.
Deuxièmement, Gaz de France, désigné dans le projet de loi comme la société tenue de proposer un tarif réglementé, restera le fournisseur quasi exclusif de tous les clients éligibles. On voit là que les termes du débat sont, dans la réalité, assez éloignés de ce que le Gouvernement et les opérateurs concernés ont voulu faire croire non seulement au public, mais également à leur propre majorité parlementaire.
En deuxième lieu, GDF exerce une activité de transport de gaz naturel. Ici encore, il est courant de présenter cette activité comme étant totalement ouverte à la concurrence. En réalité, GDF possède 87, 60 % du réseau de transport de gaz. Quel opérateur privé voudra doubler ce réseau et créer le sien propre ? Aucun, évidemment ! GDF restera demain, au travers de sa filiale, en situation largement dominante en matière de transport de gaz sur le territoire métropolitain, faute de concurrents y trouvant un intérêt économique.
Enfin, en troisième lieu, GDF exerce une activité de distribution de gaz naturel pour le compte des collectivités territoriales ou de leurs établissements publics de coopération, autorités concédantes de la distribution de gaz. Là encore, GDF raccorde à son réseau de distribution 96 % des clients, qu'ils soient éligibles ou non. Comment ce rapport de forces pourrait-il s'inverser ?
En conséquence, le projet de loi a créé les conditions juridiques d'un marché libre totalement virtuel. Nous faisons ici le pari que, du fait même de ce projet de loi, GDF restera encore longtemps en position archi-dominante sur les trois segments de la fourniture, du transport et de la distribution publique de gaz. Autrement dit, cette activité restera un monopole par nature. Votre projet de loi ne fait que transférer ce monopole au secteur privé. Nous soutenons que le législateur ne peut le faire.
Si l'abandon de la participation majoritaire de l'État dans GDF ne peut résulter que d'une loi, le législateur ne peut le décider qu'à une double condition, qui n'est pas réunie ici : s'il considère au préalable qu'il n'existe plus de service public de l'énergie, et, condition constitutionnelle posée en 1996, s'il n'y a pas monopole de fait.
Tout d'abord, une loi ne peut opérer la privatisation d'une entreprise publique disposant de la qualité d'un service public national ou d'un monopole de fait au sens du neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 sans lui retirer en même temps cette qualité. C'est pourtant ce que vous avez fait !
Or le Conseil constitutionnel avait rappelé l'exigence de cette démarche en deux temps, ici méconnue, lors du changement du statut d'EDF et de GDF et de leur transformation d'établissement public à caractère industriel ou commercial en société anonyme de droit privé à capital public.
Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a rappelé que, « en maintenant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement dévolues aux personnes morales de droit public Électricité de France et Gaz de France [...], le législateur a confirmé leur qualité de services publics nationaux ». Puis, dans un second temps, le Conseil constitutionnel a noté que le législateur « a garanti, conformément au neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la participation majoritaire de l'État ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public dans le capital de ces sociétés ».
Ensuite, l'autre obstacle découle d'un paradoxe.
Je me demande si, loin d'avoir affaibli le caractère de service public national, le projet de loi que la Haute Assemblée va voter ne l'a pas renforcé sur certains aspects. Je m'en explique.
Après l'ouverture du marché de la fourniture de gaz à tous les clients le 1er juillet 2007, le projet de loi oblige, dans son article 4, l'entreprise à proposer indéfiniment à tous les clients domestiques et à certains clients non domestiques des contrats de fourniture de gaz naturel à un tarif réglementé.
Dès lors, sans même s'interroger sur la question de savoir si GDF dispose en France d'un monopole de fait sur les réseaux de transport de gaz - il possède tout de même 87, 60 % de ces réseaux - ou sur la distribution publique de gaz - 96 % des clients sont desservis par une concession -, force est de constater qu'après le vote du présent projet de loi contesté et au regard du droit positif antérieur applicable à la société, GDF a aujourd'hui et plus qu'hier la qualité d'un service public national !
Sans doute, pour cette raison, le Conseil constitutionnel imposera à l'État de conserver au sein du secteur public au moins les activités de transport. Il pourrait par ailleurs estimer que l'ouverture totale à la concurrence du marché de la fourniture de gaz le 1er juillet 2007 rend caduques les missions de service public national de GDF et qu'il conviendrait alors à tout le moins de ne transférer au secteur privé la propriété de GDF qu'à compter de cette date.
Un autre motif d'inconstitutionnalité est que tout le raisonnement du Gouvernement se fonde sur l'existence d'une action spécifique - la fameuse golden share -, dont la légalité est plus qu'incertaine.
Or cette mesure est de nature à priver l'État de son pouvoir de décision en cas d'annulation de la validité de l'action spécifique. Plutôt que d'organiser lui-même les moyens permettant à l'État de s'y opposer directement, l'article 10 a méconnu les exigences constitutionnelles qui s'attachent à la nécessaire continuité du service public.
Je m'interroge enfin, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur la conformité de l'article 10 aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités locales et de liberté contractuelle. Cet article aura demain pour effet, sans limitation dans le temps, d'obliger les collectivités territoriales concédantes, ou en voie de l'être, de la distribution publique de gaz de renouveler leur concession, non pas avec une entreprise publique comme Gaz de France, mais avec un grand groupe privé, GDF-Suez, avec lequel, par ailleurs, elles conduiront des négociations concurrentielles pour l'attribution de leurs autres délégataires de service public.
Où sera, dès lors, la liberté de choix pour les collectivités territoriales ?
Je voudrais enfin mettre l'accent sur le caractère précipité de la procédure que vous nous avez proposée s'agissant d'un projet de loi d'une telle importance.
Vous avez choisi, alors que rien ne vous y obligeait, la procédure d'urgence et, une fois encore, vous avez cherché à court-circuiter le dialogue social, dont vous vous réclamez par ailleurs. Le tribunal de grande instance de Paris, saisi par le comité central d'entreprise, vous a, pas plus tard qu'hier, donné tort puisqu'il a ordonné la poursuite de la procédure d'information des représentants du personnel sur le projet de fusion GDF-Suez jusqu'au 21 novembre. C'est bien la preuve, une de plus, de cette permanente fuite en avant et d'une forme d'improvisation pour acter au plus vite, sans retour en arrière possible, la privatisation de GDF.
Vous l'avez compris, pour toutes ces raisons, la constitutionnalité du projet de loi, et tout particulièrement de son article 10, nous paraît plus que douteuse.
Nous voterons donc contre le texte de la commission mixte paritaire et attendrons sereinement la décision du Conseil constitutionnel.