Intervention de Cédric Perrin

Réunion du 21 novembre 2023 à 14h30
Partenariats renouvelés entre la france et les pays africains — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Cédric PerrinCédric Perrin :

Madame la présidente, madame, monsieur les ministres, mes chers collègues, après le Mali, la République centrafricaine et le Burkina Faso, c'est aujourd'hui du Niger que nos forces armées sont sommées de se retirer.

En l'espace de quelques mois, ce sont dix ans d'engagement politique et militaire au Sahel, dix ans de lutte, pour laquelle 58 des nôtres ont sacrifié leur vie, qui ont été abruptement désavoués. En toile de fond, la montée du sentiment anti-français s'est accélérée, dépassant désormais le seul cercle des activistes et des désinformateurs.

Face à cette réalité qui sature médias et réseaux sociaux, c'est parfois au crépuscule africain de la France que nos compatriotes ont le sentiment d'assister. Et pour cause : notre retrait du Sahel est l'acmé d'un phénomène de reflux par lequel notre influence politique, diplomatique, économique ou culturelle n'a cessé de faiblir. Au fil du temps, les liens construits depuis les indépendances se sont distendus.

La raison en est que notre pays a désinvesti sa relation à l'Afrique. Il s'en est en quelque sorte éloigné, en démantelant par exemple son appareil de coopération technique, qui était pourtant un formidable levier de développement, d'influence et de présence au plus près des populations.

Toutefois, si la France a moins regardé vers l'Afrique, la réciproque est vraie ; car, tout simplement, l'Afrique a profondément changé. L'avènement d'une jeunesse nombreuse, largement urbaine et connectée, a transformé le visage du continent. Cette jeunesse est entrée de plain-pied dans la mondialisation ; pour elle, la France n'est plus qu'un partenaire potentiel dans la longue liste des pays qui portent désormais leur regard vers l'Afrique.

Reconnaissons au Président de la République le mérite d'avoir eu l'intuition qu'une bascule s'opérait. Dès 2017, il ambitionnait d'écrire une « nouvelle relation d'amitié » avec le continent. Pourtant, la réalité des années qui suivirent fut tout autre.

La montée en puissance de nos compétiteurs et la tendance de certains gouvernements à se défausser sur la France n'expliquent pas tout.

Ce sont bien les maladresses et les incohérences, les erreurs d'analyse et les stratégies illisibles, qui ont précipité la phase critique que nous connaissons aujourd'hui.

Dans ce contexte, le chef de l'État a proposé une stratégie désormais « partenariale ». Dont acte. Par la force des choses, cette évolution était de toute façon devenue incontournable. Mais, pour qu'elle porte ses fruits, encore faudra-t-il l'ancrer dans une approche pragmatique, fondée sur des constats lucides et des principes clairs.

Au rang des constats, admettons tout d'abord cette évidence : l'ère du monopole dont la France a bénéficié dans certains pays est terminée. Son rôle et sa place ne seront pas demain ceux qu'elle a tenus hier. Intégrer ce changement de paradigme, c'est comprendre que l'Afrique est devenue un espace de compétition à investir pour ne pas en être exclu.

C'est comprendre que la France doit s'adapter à la réalité d'une relation qui est non plus automatique, mais choisie, et qu'elle doit donc rompre avec cette attitude qui l'a conduite ces dernières années à osciller entre deux écueils : d'une part, la repentance, qui nous dévalorise ; de l'autre, l'arrogance, qui dévalorise nos partenaires.

Comment en effet présenter une image attractive de notre pays et construire une relation sereine si nous faisons nôtre la vision de ceux pour qui la France est une éternelle coupable et l'Afrique son éternelle victime ? Cette rhétorique ne peut mener qu'à l'impasse. Ne soyons donc pas naïfs et gardons à l'esprit que, bien souvent, elle est instrumentalisée au service d'agendas politiques qui n'ont rien à voir avec le devenir des Africains.

Citons simplement le cas du groupe Wagner. En exacerbant le narratif anti-Français, la compagnie russe ne vise aucunement à soutenir une quelconque affirmation des souverainetés africaines. Elle cherche à appuyer son déploiement en Afrique francophone, avec, en ligne de mire, l'affaiblissement de la France – bien sûr, en gagnant des positions stratégiques à son détriment, mais aussi en créant, par le pourrissement de situations sécuritaires déjà dramatiques, les conditions d'une nouvelle crise migratoire.

Moscou a parfaitement observé les effets déstabilisateurs sur l'Europe de tels phénomènes, ainsi que la prime électorale qu'ils offrent à des formations politiques réputées proches de la Russie.

À cet égard, si nous devons dénoncer les discours hostiles à la France, il nous faut aussi bien mieux les contrer. Notre réponse demain devra sortir des sentiers battus de la seule communication institutionnelle et trouver d'autres types de relais et de formats, davantage adaptés aux codes de la lutte informationnelle.

Pour autant, ne restons pas sourds aux reproches qui nous sont adressés ! Reconnaissons ainsi que le procès en condescendance ou en paternalisme, si souvent instruit à l'encontre de la France, n'est pas sans fondement. Le plus élémentaire respect dû à nos partenaires consisterait à ne pas prétendre savoir mieux qu'eux-mêmes la manière dont ils doivent gouverner ou se développer.

Nos conditionnalités politiques sont perçues comme un messianisme démocratique déplacé, qui plus est appliqué à géométrie variable. Elles sont vues comme une volonté de modeler les sociétés africaines à notre image, en imposant des valeurs qui ne sont pas toujours les leurs.

Face à des compétiteurs stratégiques pour qui ces questions n'ont aucune importance, notre attitude doit renouer avec davantage de réalisme, pour ne pas donner le sentiment que nous cherchons à faire l'Afrique à la place des Africains, ou pire, en dépit des Africains. Et c'est ce même réalisme qui doit nous amener à assumer que le principe d'un partenariat est avant tout de servir des intérêts mutuels.

Les contacts noués par notre commission confirment que les attentes sont d'abord économiques et que cette dimension doit être placée au cœur de nos relations.

Ces attentes concernent l'aide au développement, bien sûr, à condition que celle-ci puisse s'appuyer à nouveau sur un réseau de coopération et d'expertise technique à la fois dense et décentralisé.

Il est aussi nécessaire que notre aide soit concentrée sur les domaines fondamentaux qui font une véritable différence pour les populations : l'agriculture, la santé, l'éducation, l'accès à l'eau et à l'énergie, ou encore la construction d'un modèle de développement adapté aux effets déjà redoutables du changement climatique.

Surtout, les partenariats que nous bâtirons seront utiles s'ils permettent d'accroître les investissements de long terme dans les infrastructures et l'industrialisation. Ce sont des leviers essentiels pour permettre aux économies africaines de se diversifier et de créer de la valeur, mais aussi, sur un continent en pleine expansion démographique, pour développer un emploi de masse.

Dans cette perspective, l'État doit inciter nos entreprises à se projeter sur le marché africain. Il doit les accompagner pour s'adapter à la demande, mais aussi négocier des cadres leur permettant de s'implanter et d'investir pour produire ou coproduire avec les entreprises africaines.

Bien sûr, la France ne pourra rivaliser seule face aux volumes d'investissements, publics comme privés, que certains sont en mesure de mobiliser. C'est pourquoi elle devra développer des synergies avec d'autres partenaires, tout en cherchant à peser bien davantage sur l'orientation des fonds considérables décaissés par l'Europe.

Quant aux intérêts que notre pays peut trouver dans une relation forte avec le continent africain, s'ils existent, encore faut-il affirmer sans fard que nous cherchons à les défendre et à les promouvoir.

Ces intérêts sont d'abord politiques et diplomatiques. Oui, l'influence que la France exerce en Afrique participe de sa stature internationale, mais, plus globalement, elle prend une autre dimension au regard de la compétition stratégique actuelle.

Certaines puissances, cherchant à redessiner la carte des rapports de force, veulent créer une césure entre ce qu'elles appellent « l'Occident collectif » et le « Sud global ». Dans leur stratégie de basculement de l'ordre international, l'Afrique, futur poids lourd mondial dans de nombreux domaines et réserve importante de votes à l'ONU, tient une place centrale.

Notre coopération devra intégrer cette nouvelle donne, y compris en orientant notre aide au développement de manière plus politique.

Tourner le dos à l'Afrique, comme certains le suggèrent face aux difficultés du moment, est une option dont il faut prendre le ferme contre-pied. À rebours de cette approche, notre implication doit grandir.

Soulignons à cet égard que si l'Afrique francophone – c'est bien légitime – entend nouer des relations hors de toute coopération exclusive, nous gagnerions à suivre la même logique. En conséquence, accélérons l'élargissement de nos horizons en direction de toutes les Afriques, notamment anglophone et lusophone, qui constituent des pistes de partenariat très prometteuses.

Nos intérêts, ensuite, sont économiques. Le continent africain représente une part très faible de notre commerce extérieur. Mais, à terme, son expansion démographique et ses dynamiques économiques, que nous devons accompagner dès maintenant, en feront un gigantesque marché et un puissant relais de la croissance mondiale.

Ses ressources, en minerais essentiels à la transition écologique, par exemple, en feront un fournisseur stratégique de premier ordre.

Nos intérêts, enfin, sont stratégiques et sécuritaires. N'oublions pas que la géographie est têtue et que l'Afrique sera toujours voisine de l'Europe ; elle sera toujours un jalon sur la route qui nous relie à l'Indopacifique et à certains de nos outre-mer. Ses instabilités et ses fragilités sont aussi les nôtres, lorsqu'elles suscitent des flux migratoires massifs dont l'Europe ne peut être le déversoir. Il nous faut légitimement les prévenir, les maîtriser et les endiguer.

La sécurité de l'Afrique est aussi la nôtre, lorsqu'elle met en jeu la lutte contre le djihadisme, aujourd'hui au Sahel, demain dans le golfe de Guinée, ou lorsqu'elle soulève des menaces contre nos 200 000 ressortissants établis sur place.

Dans ce contexte, notre coopération militaire reste essentielle. Elle devra néanmoins tirer toutes les leçons du piège politique et stratégique qui s'est peu à peu refermé sur l'intervention française au Sahel. Elle doit se concentrer avant tout sur le renforcement des forces africaines.

Nous pouvons y contribuer notamment au travers de formations et d'échanges étoffés ou par la fourniture de capacités de renseignement et d'équipements militaires, adaptés aux besoins et aux moyens de nos partenaires.

Notre action bilatérale devra rechercher une forme de symbiose avec les initiatives entreprises par les organisations régionales, pour définir l'architecture de sécurité globale qui fait encore défaut au continent.

Quant à nos bases militaires, elles demeurent fondamentales. L'actualité l'a montré : leur existence n'est envisageable qu'avec le plein soutien des États qui les accueillent. Mais ne désertons pas ce champ essentiel à la sécurisation de nos intérêts et, quoi que l'on en pense, à notre influence.

Je suis bien évidemment ouvert à la définition de nouvelles modalités de travail de ces bases et à l'élargissement de la palette de leurs activités. J'ai en revanche plus de mal avec le principe de leur cogestion, car si leur maintien relève d'un choix africain souverain, n'oublions pas qu'elles sont un morceau de France. Leur gestion ne peut relever que d'une seule souveraineté : celle de la France.

Face au nouveau monde qui se dessine, face à la nouvelle Afrique qui advient, l'heure est peut-être à l'introspection, mais pas au doute ; au changement, mais pas à l'effacement. Au contraire, tout nous incite à refaire de l'Afrique la priorité de notre politique extérieure et à redoubler d'efforts pour adapter notre action et démontrer sa valeur ajoutée face à celle, bien souvent prédatrice, de nos adversaires stratégiques.

Au cours de l'année à venir, notre commission prendra toute sa part à cette entreprise, en conduisant un ambitieux programme de travail sur l'Afrique. Sur ce sujet, nombre de ses recommandations faites par le passé se sont révélées pertinentes. Elles auraient permis, si elles avaient été suivies, d'éviter certaines erreurs. Je me permets donc, madame la ministre, de prendre un peu d'avance en invitant dès maintenant le Gouvernement à s'inspirer de ses travaux à venir !

D'ici là, comme il n'y a pas d'influence sans présence, renouons nos liens de proximité dans tous les domaines.

Réinvestissons notre coopération technique, en densifiant notre réseau diplomatique, en stimulant notre présence économique et nos échanges culturels et en préservant notre dispositif militaire.

Affirmons que l'Afrique est l'intérêt de la France, et prouvons que la France est l'intérêt de l'Afrique. Alors, nous pourrons enfin projeter nos relations dans le XXIe siècle – celui de tous les risques, mais aussi celui de toutes les opportunités.

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