Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous entamons donc le débat sur le projet de budget pour l'année 2024. Alors que nous allons beaucoup parler de chiffres au cours des prochaines semaines – cela paraît logique –, nous faisons pour notre part le choix aujourd'hui de consacrer le temps de parole qui nous est alloué pour défendre cette motion à la vie des gens, au quotidien de nos concitoyens, à qui ce budget devrait apporter des réponses concrètes et efficaces.
Le mardi 14 novembre, le Secours catholique a publié son rapport annuel sur l'état de la pauvreté en France, dont les données sont absolument saisissantes : après la crise du covid, plus de 550 000 personnes ont basculé dans la pauvreté ; depuis, l'inflation galopante et la hausse des prix des denrées alimentaires ont encore aggravé la situation. Le taux de pauvreté atteint désormais 14, 5 %, en progression de 0, 9 point.
À ce moment du débat, nous souhaitons évoquer le cas concret de Chantal, dont l'histoire est relatée dans un article du journal Le Monde daté du jeudi 16 novembre dernier.
Âgée de 60 ans, Chantal raconte son existence. Elle fait partie des millions de personnes aidées chaque jour par les bénévoles du Secours catholique, du Secours populaire, des banques alimentaires, des Restos du cœur ou encore des épiceries solidaires.
Il s'agit pour nous non pas de sombrer dans le populisme ou dans la démagogie, mais bien de rendre compte de la réalité quotidienne de millions de nos concitoyens.
Quand Chantal a payé ses frais fixes, il lui reste 17 euros par jour pour vivre. Elle ne se plaint pas : « Je me dis toujours qu'il y a pire que moi », confie-t-elle. Comme 95 % des personnes aidées par le Secours catholique, elle se situe en dessous du seuil de pauvreté, fixé à 60 % du revenu médian, soit à environ 1 210 euros par mois.
Son parcours de vie est un peu chaotique : séparation d'avec son mari, cancer du sein. Après un licenciement et plusieurs années d'incapacité, elle a pu reprendre un emploi, à la condition de faire peu d'heures. Elle s'accorde quinze jours de congés par an, car cela signifie perdre une partie de ses 1 200 euros mensuels obtenus en cumulant pension d'invalidité, salaire, indemnité au titre de son assurance prévoyance et aide personnalisée au logement.
Chantal, qui n'a pas souhaité donner son nom de famille, reconnaît effectuer quelques heures de travail au black : « si je les déclarais, ma pension diminuerait », indique-t-elle. Son avenir l'inquiète aussi. Si elle prend sa retraite à 62 ans, sa pension ne dépassera pas 826 euros par mois : « Tant que je peux, je travaille ». Chaque sortie et chaque rentrée d'argent sont notées dans un carnet.
Examinons dans le détail les chiffres d'une vie précaire.
Chantal doit assumer 682 euros de frais fixes chaque mois : 242 euros de loyer pour son logement social, une fois déduite l'aide personnalisée au logement, 109 euros d'électricité, 77 euros de mutuelle, 52 euros d'assurance de sa voiture, 30 euros d'internet... Il lui reste 17 euros par jour pour assumer toutes les autres dépenses.
Elle attend les promotions, fait durer ses dix steaks hachés surgelés tout le mois ; elle a renoncé au poisson et aux fruits. Avec les quelques dizaines d'euros gagnés au noir, elle s'offre du tabac à rouler et des parties de loto le dimanche – l'on s'étonne parfois, mes chers collègues, de la fréquentation en hausse des lotos organisés par les associations dans nos communes.
Elle continue de verser les 21 euros mensuels de son assurance décès : « Comme ça, mes enfants ne paieront pas », dit-elle. En revanche, elle n'a pas les moyens de se payer un dentier, alors que les treize dents qui lui restent – conséquence de la chimiothérapie – la font atrocement souffrir. Elle se bourre de Doliprane bien au-delà des doses autorisées, mais Chantal est résiliente et force l'admiration. « Je ne suis pas à plaindre quand même : j'ai un toit et je suis entourée. »
Il y a quelque temps, sa voiturette sans permis est tombée en panne ; l'association l'a aidée à payer les réparations, d'autant qu'elle a perdu deux semaines de salaire, faute de pouvoir se rendre chez son employeur.
Chantal sait qu'elle n'a pas droit à l'erreur : « Une fois, j'ai fait ma déclaration pour la pension d'invalidité deux jours trop tard. Je n'ai rien touché pendant trois mois. » Aujourd'hui, elle a rejoint les bénévoles de la permanence alimentaire.
Je veux saluer la journaliste du Monde qui a écrit ce récit : Mme Claire Ané. Cette histoire singulière évoque d'autres cas, ils sont nombreux et nous en connaissons tous ; elle illustre parfaitement ce qu'est dans notre société une vie précaire.
Le pacte des solidarités présenté par le Gouvernement a fait réagir les associations de lutte contre la pauvreté : celles-ci dénoncent un manque d'ambition et déplorent l'absence de dispositions fortes pour lutter efficacement contre la pauvreté. Elles y voient un simple catalogue de mesures, dont beaucoup étaient déjà connues, assorties d'une petite rallonge budgétaire – heureusement ! – pour couvrir les besoins des associations alimentaires.
Malgré ce contexte de difficultés aggravées pour une très grande partie de la population, vous confirmez votre volonté de réduire la dépense publique à tout prix et vous persistez dans vos choix dogmatiques en refusant d'agir sur la fiscalité des plus aisés de notre pays, alors que les dividendes explosent. Ces options réduisent les capacités de l'État à agir pour répondre aux grands défis de notre temps.
À l'autre pôle de notre société, le paysage est très différent : quand notre témoin, Chantal, totalise 682 euros de frais fixes par mois, l'homme le plus riche du monde, notre compatriote Bernard Arnault, consomme 657 litres de gasoil par heure avec son mégayacht, lequel bénéficie, fort heureusement, d'une TVA à 0 % grâce aux contrats de transport internationaux.
Votre prédécesseur, monsieur le ministre, répétait à l'envi que la France n'était pas un paradis fiscal pour les plus riches. Même le magazine Challenges contestait cette affirmation dans son numéro annuel de juillet établissant le classement des 500 premières fortunes professionnelles de notre pays.
Pour la quasi-totalité de la population, le système fiscal français est progressif : le taux d'imposition augmente avec les revenus. En revanche, pour le sommet de la pyramide, à partir des 0, 1 % les plus riches, il devient dégressif, chutant à 26 % pour les 0, 000 2 % les plus fortunés, soit les 75 milliardaires identifiés.
L'essentiel des revenus de ces derniers provient des profits de leurs entreprises, taxés à un taux plus faible que celui de l'impôt sur le revenu. S'ils avaient été taxés à ce dernier taux, ces 75 milliardaires auraient payé 59 % d'impôt.
M. Jean Pisani-Ferry, inspirateur du programme économique du candidat Emmanuel Macron en 2017, prône la taxation du patrimoine des plus aisés pour financer notamment la lutte contre le changement climatique.
Monsieur Le Maire, vous semblez avoir enfin compris ce que sont les superprofits ; nous vous encourageons à progresser encore en décidant enfin de les taxer à la bonne hauteur.
Cette motion visant à opposer la question préalable doit également être entendue comme un appel à mener un combat résolu et déterminé à la recherche de recettes nouvelles, alors que vous ne vous intéressez qu'aux économies dans la dépense publique.
Deux rapports récents soulignent le manque de volonté politique pour lutter contre l'évasion fiscale.
Le premier, issu de l'Assemblée nationale, revient notamment sur les moyens humains nécessaires et relève la suppression de 2 500 emplois dans le contrôle fiscal entre 2013 et 2021.
Demandez aussi des comptes à nos partenaires européens, au Luxembourg, notamment, qui héberge 55 000 sociétés offshore, ou encore à Chypre, qui accueille volontiers, au sein de l'Union européenne, l'argent sale des oligarques russes en leur offrant avantages fiscaux, tolérance judiciaire et visas dorés.
Dans le second rapport, la Cour des comptes s'interroge sur l'efficacité de l'action de plus en plus importante de l'intelligence artificielle. Elle livre également une charge contre les indicateurs censés mesurer l'efficacité du contrôle fiscal, mais qui présentent « l'inconvénient de ne pas faire de lien entre modalités de ciblage, motifs de programmation et résultats ».
Messieurs les ministres, en matière de lutte contre l'évasion fiscale, il est grand temps de chausser les bottes de sept lieues !
Sur le sujet des recettes, la Cour des comptes a rendu un autre rapport fort intéressant en juillet dernier sur le pilotage et l'évaluation des dépenses fiscales, plus communément appelées niches fiscales.
On dénombre dans notre pays pas moins de 465 dispositifs fiscaux visant à réduire l'impôt, dont le coût total dépasse les 94 milliards d'euros. La Cour des comptes indique : « Leur concentration sur l'impôt sur le revenu, l'impôt sur les sociétés et la TVA (90 % du montant des dépenses fiscales) affecte fortement le rendement de ces derniers, contribue à l'érosion des bases fiscales et fragilise la trajectoire de consolidation des finances publiques. »
En conclusion, la Cour indique : « Les programmes d'évaluation fixés par les dernières lois de programmation des finances publiques n'ont pas été respectés. Ainsi, aucune évaluation sur les onze prévues dans le programme de travail pour 2022 n'a été réalisée. Certains dispositifs, y compris à fort enjeu, n'ont en outre pas fait l'objet d'évaluation depuis dix ans. » On pourrait probablement inclure dans ces dispositifs le pacte Dutreil.
Certaines niches ont sans doute leur utilité, pour d'autres, il y a matière à investigation. Messieurs les ministres, quelles suites le Gouvernement entend-il donner à ce rapport, riche en propositions de recettes nouvelles ?
Notre motion tendant à opposer la question préalable vise à faire surgir dans nos débats l'état réel de notre société. Elle est aussi un appel à explorer des pistes nouvelles de recettes fiscales, qui pourraient nous éviter un recours massif à l'aggravation de la dette publique.
Le PLF 2024 doit, selon les mots de Bruno Le Maire, dégager 16 milliards d'euros d'économies « afin de permettre à la France d'entamer le processus de désendettement ».
Monsieur le ministre, qui peut sérieusement croire à cette fable, alors que vous avez d'ores et déjà décidé d'emprunter 285 milliards d'euros l'an prochain et que le total de notre dette a dépassé les 3 000 milliards d'euros ?
Non, décidément, ce projet de budget ne s'attaque pas radicalement aux grands maux de notre société.