Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 7 décembre 2023 à 9h05
Institutions européennes — Programme de travail de la commission européenne pour 2024 - examen de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président, rapporteur :

Après la présentation générale de notre collègue Didier Marie, je voudrais évoquer le contenu du programme de travail de la Commission européenne pour 2024. Comme il l'a rappelé, nous examinons un programme de fin de mandature. En pratique, nous avons rassemblé nos observations dans la proposition de résolution européenne et dans l'avis politique qui vous ont été transmis. La première sera adressée au Gouvernement et le second, à la rédaction quasiment identique, est destiné à la Commission européenne.

Dans ce cadre, nos propositions formulent d'abord plusieurs observations générales sur les méthodes suivies par la Commission européenne qui valent pour le présent et pour l'avenir. Nous nous félicitons ainsi de la qualité du dialogue politique mené avec la Commission européenne mais notre proposition souhaite aussi que la voix des parlements nationaux soit mieux entendue à l'échelon européen, sur la base des conclusions du groupe de travail de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union (Cosac) de juin 2022, que je présidais. Pour rappel, ces conclusions demandaient en particulier un assouplissement des règles du contrôle de subsidiarité et la consécration d'un droit d'initiative européen, dit « carton vert ».

En outre, dans un souci de transparence, nous demandons à la Commission européenne d'accompagner chacun de ses textes par une analyse d'impact permettant d'en évaluer la nécessité et la proportionnalité.

Nous voulons aussi souligner l'attachement du Sénat à la place de Strasbourg comme siège de la démocratie européenne, alors que ce rôle vient d'être conforté par l'inauguration du nouveau bâtiment Simone Veil du Parlement européen.

Enfin, je dois vous avouer notre inquiétude et, disons-le, notre tristesse sur le recul rapide du multilinguisme et de l'usage de la langue française dans l'Union européenne. Trop souvent, nous sommes désormais confrontés à des réunions ou à des documents « in English only ». L'annonce par la Commission européenne de procédures de recrutement excluant l'utilisation du français pour pourvoir des postes stratégiques a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, et nous soutenons par conséquent les actions contentieuses entreprises par le Gouvernement contre ces procédures qui constituent une véritable discrimination à l'encontre de nos concitoyens.

Concernant les actions que la Commission présente afin de donner un nouvel élan à la démocratie européenne, nous prenons acte des progrès constatés dans son dialogue annuel sur l'État de droit avec les États membres. Nous appelons à l'adoption définitive des textes relatifs à la protection des journalistes et aux médias et à la lutte contre les violences faites aux femmes.

Nous insistons aussi sur l'importance des propositions de la Commission européenne pour renforcer la lutte contre la corruption en Europe. Pour rappel, le coût annuel de cette dernière en Europe est évalué à 120 milliards d'euros. Dans le même esprit, nous considérons avec intérêt l'instauration prochaine d'un comité d'éthique européen afin de renforcer la culture de l'intégrité dans l'Union européenne, à la suite du « Qatargate ». Avec Didier Marie et Claude Kern, nous effectuons à l'heure actuelle un travail d'auditions sur ce sujet crucial.

Examinant le Pacte vert pour l'Europe, l'Europe de l'énergie, la politique agricole commune (PAC) et la pêche, nous considérons que la priorité absolue est de trouver un accord définitif sur la réforme du marché européen de l'électricité. Nous souhaitons aussi procéder à une évaluation approfondie des politiques déployées en vue de l'établissement de l'objectif climatique à horizon 2040. Et nous voulons garantir une transition écologique juste pour tous en veillant à ce que les financements prévus pour le Fonds social pour le climat, qui doit aider les plus vulnérables, soient effectivement disponibles. Nous soutenons également le principe de la directive sur la résilience des sols, que nous attendions depuis plusieurs années.

Concernant la PAC, la PPRE et l'avis politique déplorent les silences répétés de la Commission européenne sur l'impact de sa stratégie « De la ferme à la fourchette » concernant la production agricole européenne. Nous refusons en effet le remplacement de cette production par des importations qui ne respectent pas nos normes sanitaires et environnementales, en référence à notre discussion d'hier avec le ministre Olivier Becht. C'est pourquoi nous voulons engager notre commission dans le dialogue stratégique sur la PAC qui est annoncée pour le début de l'année prochaine. Nous demandons également une meilleure prise en considération de la pêche côtière et artisanale qui contribue, comme la PAC, à notre autonomie alimentaire.

Au titre des objectifs de l'Europe du marché intérieur, notre résolution évoque la nécessité d'une politique commerciale européenne fondée sur la concurrence loyale et sur la réciprocité dans l'accès aux marchés, et défendant les intérêts des États membres. Dans le même esprit, nous demandons l'adoption rapide de l'instrument d'urgence pour le marché intérieur et du cadre réglementaire pour l'approvisionnement de l'Union européenne en matières premières critiques.

Au titre de l'Europe du numérique, qui possède désormais un cadre normatif solide qu'il s'agit désormais de faire vivre, nous prenons acte de l'adoption définitive du règlement portant sur la gouvernance européenne des données, le Data Governance Act (DGA), et nous observons avec intérêt les discussions en cours sur la réglementation européenne sur l'intelligence artificielle, en espérant qu'un compromis assurera l'équilibre entre innovation et protection des droits fondamentaux.

Concernant l'économie au service des personnes, l'Europe sociale et celle de la santé, nous proposons de mettre en avant nos interrogations sur la révision du cadre financier pluriannuel (CFP). En vérité, les crises successives ont déjà épuisé les ressources prévues, mais toutes les nouvelles dépenses demandées par la Commission sont-elles nécessaires ? Sans doute pas en ce qui concerne le montant de 1,9 milliard demandé pour l'administration européenne ! Je rappelle que la France est aujourd'hui contributrice nette au budget européen.

Or l'Union européenne ne dispose toujours pas de nouvelles ressources propres. À cet égard, la proposition d'une ressource statistique temporaire fondée sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises n'est pas satisfaisante car, comme le soulignait Mme Stéphanie Riso, la directrice générale du budget de la Commission européenne que notre commission a auditionnée, il s'agit d'une contribution nationale.

En complément, nous souhaitons, au nom du Sénat, attirer l'attention sur l'urgence de la réforme importante de la gouvernance économique européenne. À défaut, au 1er janvier prochain, nous allons nous retrouver sous les fourches caudines des règles du pacte de stabilité et de croissance (PSC), dont la mise en oeuvre est gelée depuis 2020.

Je note, dans la réforme proposée, l'introduction d'assouplissements intéressants pour notre pays, mais aussi l'introduction d'un nouveau critère numérique uniforme d'obligation d'ajustement du déficit, qui serait contraignant pour la France. Par ailleurs, nous voulons examiner plus avant le projet d'euro numérique, dont les avantages n'apparaissent aujourd'hui pas évidents. Nos collègues Pascal Allizard et Florence Blatrix Contat ont engagé un travail sur ce dossier et devraient nous aider à y voir plus clair.

Nous soulignons enfin notre attachement à une meilleure prise en considération des régions ultrapériphériques (RUP) et des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) dans l'ensemble des politiques européennes.

Au titre de l'Europe plus forte sur la scène internationale, de l'Europe de la défense et de l'Europe spatiale, le programme de travail de la Commission européenne insiste sur l'élaboration d'une stratégie pour l'industrie de la défense.

Sur ce point, nous saluons d'abord la solidarité européenne sans faille qui a été mise en oeuvre, dès l'agression de l'Ukraine, pour la soutenir en financements, en armes et en munitions. Sur cette base, la Commission européenne a présenté récemment deux projets d'instruments, l'European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (Edirpa) et le règlement Action de soutien à la production de munitions (Asap). Nos collègues Dominique de Legge et Gisèle Jourda nous en ont tenus informés.

Soyons clairs : nous sommes favorables au principe d'une coopération européenne des industries de défense, mais, à cette occasion, la Commission européenne ne peut essayer de s'attribuer des compétences que les traités lui refusent. Il en va de notre souveraineté nationale.

Par ailleurs, il faut aujourd'hui déplorer le choix assumé par plusieurs États membres de privilégier les achats d'armements américains, ce qui ne constitue pas vraiment un signe de renforcement de l'Europe de la défense.

L'autre point essentiel dans ce domaine est la dernière communication de la Commission européenne ayant proposé d'ouvrir une perspective d'adhésion claire à l'Ukraine et à la Moldavie et de reconnaître aussi le statut de candidat à la Géorgie et à la Bosnie-Herzégovine, moyennant plusieurs conditions strictes. En pratique, le Conseil européen des 14 et 15 décembre prochains devrait examiner ces propositions.

Dans le contexte géopolitique difficile que nous connaissons, cette perspective d'adhésion est historique. Au-delà de la question qui demeure en arrière-plan de la nécessité de ne pas importer de conflit dans l'Union européenne, ces candidatures, comme les précédentes, devront impérativement respecter les critères de Copenhague, ce qui signifie, pour les candidats, avoir des institutions stables respectant la démocratie et les droits de l'Homme, ainsi qu'une économie de marché viable, et reprendre l'acquis communautaire, mais ce qui implique aussi la nécessaire compatibilité de ces candidatures avec la capacité d'absorption de l'Union européenne. Nous constatons aussi que ces perspectives interrogent sur le devenir du partenariat oriental.

Notre résolution soutient la réaffirmation de la trajectoire européenne des pays des Balkans occidentaux, qui est confortée avec 6 milliards d'euros d'aides et de prêts pour soutenir les réformes qui mènent à l'adhésion. Enfin, nous appelons à redynamiser le partenariat euro-méditerranéen.

Dans le domaine spatial, nous rappelons notre soutien à l'Agence spatiale européenne (ESA), sans laquelle l'Europe n'aurait pas accès à l'espace. Nous voulons aussi la mise en oeuvre d'Iris2, constellation de satellites qui doit sécuriser les communications européennes. Tout en approuvant l'accord du 6 novembre dernier qui va permettre la pérennité des lancements d'Ariane 6, nous constatons que la France a dû mettre la main à la poche, alors que certains États membres, comme l'Allemagne, sont désormais partisans d'une logique de concurrence intraeuropéenne et d'une « privatisation » de l'accès à l'espace, comme nous l'a rappelé hier l'ambassadeur d'Allemagne en France.

Enfin, concernant l'espace de liberté, de sécurité et de justice, le programme de travail de la Commission européenne prévoit une accentuation de la lutte contre le trafic de migrants. Notre résolution insiste sur la nécessité d'adopter définitivement le Nouveau pacte sur la migration et l'asile, qui est en discussion depuis trois ans et qui doit renforcer l'efficacité de contrôles aux frontières tout en mettant en place un mécanisme de solidarité à l'égard des États membres en première ligne.

Nous formulons la même demande pour le cadre réglementaire européen relatif à la lutte contre les abus sexuels sur les enfants, qui était présenté comme prioritaire, mais n'est toujours pas adopté. Je conseille aux négociateurs de reprendre les dispositions de la résolution proposée par nos collègues Catherine Morin-Desailly, Ludovic Haye et André Reichardt, en mars dernier, qui fixait un cap clair.

Enfin, à la lumière des récentes catastrophes naturelles, qui ont touché en particulier mon département du Pas-de-Calais, mais aussi la Bretagne et la Normandie, notre résolution sollicite une réflexion sur le renforcement des moyens de prévention et de sécurité civile européenne en soutien aux États membres. Il existe déjà des dispositifs d'urgence, mais il faut pouvoir les enclencher plus vite.

Au final, la Commission européenne semble courir après le temps. C'est un enseignement pour la prochaine Commission. Afin d'être plus efficace et plus respectueuse des compétences des États membres, tout en étant mieux comprise par les citoyens, elle devra proposer sans doute moins de textes, mais mieux préparés et selon un calendrier réaliste. Cet enjeu est fondamental à l'heure où notre coopération européenne est plus essentielle que jamais.

J'ajouterai pour conclure que cet activisme normatif de la Commission européenne a eu aussi des conséquences sur notre propre rythme de travail expliquant l'afflux de textes à traiter dans l'urgence par notre commission, et l'inflation du nombre de ses réunions - parfois trois en 24 heures. Certains collègues m'ont fait part de leurs réserves à ce sujet, mais nous sommes malheureusement tributaires de cet afflux de travail, et de l'agenda des ministres et des ambassadeurs.

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