Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Rémi Féraud vise à instaurer sur tout le territoire français un décompte annuel des personnes sans abri pendant une nuit.
Avant de vous en présenter le contenu et la position de la commission, il me semble utile de rappeler ce qui, au sens de l’Insee, distingue les personnes sans domicile des personnes sans abri.
Une personne est considérée sans domicile lorsqu’elle a dormi la nuit précédente dans la rue, dans un lieu non prévu pour l’habitation – une tente, un bidonville, un parking, un parc – ou dans un hébergement généraliste, comme un lieu d’hébergement d’urgence, un hôtel ou un centre pour demandeur d’asile.
Une personne devient sans abri lorsqu’elle passe régulièrement la nuit dans la rue ou dans un lieu non prévu pour l’habitation.
Naturellement, ces catégories se recoupent partiellement et ne sont pas figées, elles sont même fluides dans le parcours des individus, une personne pouvant passer alternativement de l’une à l’autre.
Rappelons-le, la politique d’hébergement est une compétence de l’État, dont le pilotage est assuré par la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal). Depuis 2017, des efforts ont été faits pour améliorer ce pilotage : priorité est désormais donnée à l’accès au logement des personnes sans abri via les plans Logement d’abord ; le nombre de places d’hébergement est ainsi passé d’environ 149 000 à 203 000 en 2022. En outre, le Gouvernement affiche depuis 2021 la volonté de rompre avec une gestion « au thermomètre », c’est-à-dire avec l’ouverture de places supplémentaires lors d’épisodes de grand froid, qui conduit à des ruptures de parcours lorsque ces moyens temporaires cessent d’être déployés.
En ce qui concerne le dispositif Logement d’abord, jugé positivement par les associations, j’appelle l’attention du Sénat sur le fait qu’il dépend globalement de l’offre de logement social ; pour qu’une personne quitte le dispositif et libère son hébergement, il faut qu’elle trouve un logement social. Par conséquent, la crise de la construction que nous vivons – il n’a jamais été construit aussi peu de logements que cette année – pèsera sur ce dispositif.
Les indicateurs et les données dont dispose l’État pour piloter ses politiques de prévention et de lutte contre le sans-abrisme ne permettent pas d’élaborer un diagnostic suffisamment précis. En effet, les sources sont plurielles : elles comprennent le recensement des habitations mobiles et des sans-abri qui est réalisé dans les communes tous les cinq ans, les remontées des services intégrés de l’accueil et de l’orientation – le 115 –, les rapports des associations, mais également les enquêtes de l’Insee.
Ces dernières, dites « sans domicile », sont trop irrégulières : la dernière remonte à 2012 et ne comporte pas de données territoriales, tandis que les résultats de la prochaine étude ne seront connus qu’en 2027. En quinze ans, vous en conviendrez, la situation a changé, dans le sens d’une dégradation. Par ailleurs, les données concernant les outre-mer n’y seront pas incluses.
À ceux qui s’étonneraient que l’on propose d’ajouter un décompte à celui de l’Insee, je répondrais que l’on fait face à de semblables enjeux avec les violences faites aux femmes. En la matière, il existe des enquêtes nationales, comme l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) ou l’enquête Virage (Violences et rapports de genre) de l’Institut national d’études démographiques, mais il existe aussi, parallèlement, un décompte des féminicides réalisé en temps réel par des associations ou par les services du ministère de l’intérieur. Cela nous permet de disposer de chiffres précis et d’un tableau de bord mis à jour régulièrement, ce que ne permet pas, pour ce qui concerne les sans-abri, l’enquête de l’Insee. Le décompte des personnes sans abri sera donc complémentaire des enquêtes de l’Insee et des associations.
En janvier 2018, le secrétaire d’État chargé du logement, Julien Denormandie, avait déclaré sur une radio nationale – Rémi Féraud l’a rappelé, donc je ne veux pas insister trop lourdement pour ne pas enfoncer le clou, mais cela nous avait stupéfiés – qu’il y avait « une cinquantaine de personnes sans abri en Île-de-France ». Cela avait déclenché une polémique et entraîné l’organisation d’un décompte. La Ville de Paris avait organisé, un mois plus tard, sa première Nuit de la solidarité, suivant l’exemple de Madrid, Londres et Bruxelles.
Cette opération consiste à quadriller la ville afin de décompter le nombre de personnes sans abri une nuit donnée. Elle est pilotée par les services municipaux, en collaboration avec la Dihal et le secteur associatif, et mobilise depuis six ans plus de 2 000 citoyens bénévoles et travailleurs sociaux. Un questionnaire est soumis, lorsque cela est possible, aux personnes sans abri, afin de recueillir des éléments sur leur situation personnelle.
D’autres communes ont suivi le mouvement : en 2023, 27 villes de la métropole du Grand Paris et 15 communes de région ont organisé une nuit de la solidarité. Par ailleurs, 16 communes de plus de 100 000 habitants sur 42 se sont portées volontaires.
Cela étant, ce mouvement n’est pas linéaire : le total des villes participantes est passé de 48 en 2022 à 42 en 2023. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène : la démobilisation de certains bénévoles, le manque de moyens humains, le choix de certaines communes de ne pas procéder à cette opération tous les ans ou encore leur décision de faire une pause.
Bien que les points de vue des différents acteurs contribuant à la lutte contre le sans-abrisme puissent diverger quant à la méthodologie à employer, tous reconnaissent l’intérêt d’une extension de ces décomptes annuels et beaucoup ont plaidé pour une meilleure harmonisation des pratiques.
Pour ma part, j’y vois quatre intérêts principaux : cela permet d’améliorer la connaissance du public sans abri, d’un point de vue quantitatif et qualitatif, de renforcer la visibilité du sans-abrisme, de mobiliser, sensibiliser et informer les citoyens sur la question du sans-abrisme, et de créer une structure d’échanges entre les différents acteurs que sont l’État, les collectivités territoriales et les associations.
Enfin, même si l’hébergement est une compétence de l’État, les communes agissent au quotidien en faveur des personnes sans abri, notamment via les centres communaux d’action sociale (CCAS), que ce soit pour domicilier ces personnes afin de faciliter leurs démarches administratives ou pour installer des bains-douches, des bagageries, des tiers lieux dédiés à l’alimentation ou à l’insertion ou encore des espaces permettant de se reposer ou de charger son téléphone.
Pour répondre aux besoins des personnes sans abri et adapter les politiques publiques à leur égard, les communes ont besoin de disposer de données actualisées, tant quantitatives que qualitatives.
Je veux citer deux exemples démontrant l’utilité de ces décomptes. Le premier est celui des femmes sans abri.
L’Insee estime que celles-ci représentent 1 % de la population sans abri, alors que la Nuit de la solidarité parisienne de 2023 constate qu’elles représentent 9 %. Ce constat a permis à la Ville de Paris de créer des lieux dédiés à ces femmes.
Second exemple, qui me préoccupe particulièrement et qui peut conduire à des actions de prévention pour empêcher les gens de se retrouver à la rue : les jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance. On estime que 40 % des jeunes sans abri sortent de l’ASE. Je ne peux pas croire qu’il soit impossible d’anticiper leur sortie de ce dispositif – rien n’est plus certain qu’une sortie de l’ASE – afin de préparer leur hébergement et d’éviter qu’ils ne se retrouvent à la rue.
Ces deux exemples concrets démontrent la nécessité de compter pour prévenir, afin d’adapter nos moyens d’action.
J’en viens au dispositif de la proposition de loi.
L’article 1er instaure, pour toutes les communes, une obligation de décompte annuel des personnes sans abri sur leur territoire, réalisé de nuit par des travailleurs sociaux et des bénévoles. Les modalités d’organisation des décomptes sont renvoyées à un décret. Il est prévu, à partir des données collectées, d’élaborer un diagnostic territorial relatif au sans-abrisme afin d’évaluer et de piloter la politique d’hébergement d’urgence et d’accompagnement social sur le territoire concerné.
La commission a adopté un amendement afin de tenir compte des spécificités des communes rurales et de taille moyenne, tout en conservant l’objectif d’un décompte annuel national. Ainsi, l’organisation des nuits de la solidarité ne concernerait que les villes de plus de 100 000 habitants. En effet, les communes rurales et de taille moyenne ne disposent pas toujours du tissu associatif et des ressources humaines nécessaires pour quadriller tout leur territoire. En outre, il appert que le phénomène du sans-abrisme concerne essentiellement – mais pas seulement, il est vrai – les métropoles : la ville d’Arras n’a, par exemple, relevé que 4 personnes sans abri lors de son dernier décompte, alors qu’elle est tout de même peuplée de 42 000 habitants. Nous avons donc assoupli le dispositif.
Pour les communes de moins de 100 000 habitants, l’obligation consisterait à transmettre chaque année au préfet de département les données relatives au nombre de personnes sans abri sur leur territoire. Elles auraient donc non pas à organiser une nuit de la solidarité, mais simplement à recenser ces personnes, comme elles doivent déjà le faire tous les cinq ans via le recensement des habitations mobiles et des personnes sans abri. Le préfet serait ensuite chargé d’établir un diagnostic territorial. Enfin, à l’échelon national, la Dihal coordonnerait et centraliserait les données.
En outre, la commission propose que le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) rende un avis sur le décret organisant les modalités d’organisation des décomptes.
L’article 2 oblige le Gouvernement à remettre au Parlement un rapport annuel d’évaluation nationale des politiques de prévention et de lutte contre le sans-abrisme, à partir des données collectées lors des décomptes mentionnés à l’article 1er. Ce rapport comprendrait une présentation nationale des résultats du diagnostic et une liste de recommandations à mettre en œuvre en matière de planification et de développement de l’offre d’hébergement. La commission a souhaité que le CNLE rende un avis sur ces recommandations.
Mes chers collègues, la commission a adopté cette proposition de loi ainsi amendée ; je m’en félicite.