Intervention de Anne-Catherine Loisier

Réunion du 25 janvier 2024 à 10h30
Pratiques des centrales d'achat de la grande distribution implantées hors de france — Débat organisé à la demande du groupe union centriste

Photo de Anne-Catherine LoisierAnne-Catherine Loisier :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, depuis les États généraux de l'alimentation réunis en 2017, quatre lois portant sur les relations commerciales autour des produits de grande consommation ont été adoptées et promulguées.

L'objectif était d'assurer une plus juste rémunération des agriculteurs en confortant la construction du prix « en marche avant », c'est-à-dire du producteur au distributeur, en passant par le transformateur.

Nous avons pourtant rapidement vu se développer des pratiques de contournement, par le biais de pénalités logistiques ou de plans d'affaires, rendant nécessaire l'adoption de nouvelles dispositions cadres.

Ces dernières années, la plupart des grandes enseignes de distribution ont ouvert des centrales d'achat à l'étranger pour conclure des contrats d'approvisionnement avec des industriels et fournisseurs, ce qui est tout à fait leur droit au regard des règles de libre circulation des biens, des services et des établissements dans le cadre du marché unique européen.

Cependant, au fil des négociations, nous avons pu observer que la multiplication des centrales d'achat à l'étranger s'accompagnait de pratiques plus préoccupantes : en clair, ces centrales seraient devenues le support de pratiques commerciales dont l'intérêt, pour les distributeurs, va bien au-delà de celui qu'assure le principe du groupement d'achat.

Elles leur permettraient de s'affranchir du cadre des négociations défini notamment par les lois du 30 octobre 2018 et du 18 octobre 2021, dites lois Égalim et Égalim 2, et d'imposer aux fournisseurs des contraintes parfois abusives au regard du droit français.

On nous a notamment rapporté, outre la facturation excessive de services de coopération commerciale, que des pressions étaient ainsi exercées pour un retour aux prix d'achat d'avant la récente inflation, ou pour rejoindre une centrale d'achat européenne sous contrat étranger, sous la menace d'une réduction des références en rayon, voire d'un déréférencement. Dernièrement – cela en dit long sur le baromètre des relations commerciales entre industriels et distributeurs –, on a même pu assister à des opérations de dénigrement des fournisseurs dans les magasins avec lesquels ils sont en contrat.

Les principaux distributeurs ont développé des alliances avec des centrales d'achat basées à l'étranger : Leclerc avec Eurelec, Carrefour avec Eureca, Intermarché et Casino avec Global Retail Services, qui a succédé à Agecore et ITM, Système U avec Everest et Epic.

Il n'existe pas, à notre connaissance, de chiffres publics ou officiels sur la part des achats que font les distributeurs français hors du territoire national, mais, aux dires des observateurs, leur importance grandit.

Certains y auraient recours alors même qu'ils réalisent plus de 95 % de leur chiffre d'affaires en France, ce qui laisse peu d'ambiguïté sur les motifs de ces délocalisations.

C'est pourquoi l'article 1er de la loi du 30 mars 2023 tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, dite loi Descrozaille, ou Égalim 3, est venu préciser que tout contrat visant des produits commercialisés sur le sol français doit se voir appliquer le cadre français des négociations commerciales et les sanctions qu'il prévoit.

Dès 2019, le ministre de l'économie avait assigné la centrale internationale Eurelec, réclamant le paiement d'une amende de 117 millions d'euros pour non-respect des dispositions du droit commercial français.

Cependant, à la suite de l'arrêt du 22 décembre 2022 de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans cette affaire, la mobilisation de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et du ministre de l'économie s'est affaiblie. Cela s'est immédiatement traduit par une dégradation de la situation ; les autres enseignes françaises se sont alignées sur les mauvaises pratiques d'Eurelec afin de garder leur compétitivité par rapport à Leclerc.

Pourtant, l'arrêt de la CJUE n'empêche pas le ministère de l'économie de poursuivre son action en matière de police du commerce. La Cour européenne ne s'est pas prononcée sur la compétence du juge français dans l'absolu ; elle a seulement limité l'applicabilité du règlement européen du 12 décembre 2012, dit règlement Bruxelles I bis, aux actions du ministre en la matière. En pratique, sauf précision contraire de votre part, madame la ministre, rien n'interdit donc au Gouvernement d'assigner devant le juge français des sociétés de droit étranger en s'appuyant sur les règles internes de compétence étendues aux situations internationales.

Madame la ministre, la centrale Eurelec respecte-t-elle aujourd'hui le droit français et les dispositions des lois Égalim ? Combien de contrôles ont-ils été menés sur ces sujets en 2023 par la DGCCRF ?

S'agissant du respect des dates butoirs, ramenées dernièrement aux 15 et 31 janvier, il semblerait que seule Everest, parmi les trois principales centrales délocalisées à l'étranger, en tienne compte. Eurelec et Eureca se dispensent ouvertement de cette servitude, sans plus de considération pour l'alourdissement des sanctions adopté sur l'initiative du Sénat. Qu'en est-il, madame la ministre, du respect de la date butoir du 15 janvier pour les PME ?

Les plans d'affaires des industriels seraient bousculés pour faire de la place aux marques de distributeurs (MDD). Si cela était avéré, nous assisterions à un phénomène de concentration qui pose problème pour l'avenir, le distributeur se faisant industriel. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le Sénat, lors de l'examen de la loi Descrozaille, a choisi de soumettre également les MDD à renégociation et à leur appliquer le principe de non-négociabilité des matières premières agricoles (NNMPA).

Néanmoins, sauf intervention du Gouvernement, cela restera peine perdue, car, avec des centrales d'achat échappant au droit français, la sanctuarisation de la matière première agricole (MPA) par rapport aux MDD pourra être contournée.

Cerise sur le gâteau, si j'ose dire, il semble aujourd'hui flotter un sentiment général d'impunité du côté des enseignes et des centrales d'achat, un sentiment peut-être lié à l'injonction du ministre de l'économie d'aller chercher des baisses de prix à tout prix, si j'ose dire, c'est-à-dire sans base rationnelle.

Le problème posé par les pratiques des centrales d'achat basées à l'étranger n'est pas spécifique à la France : vingt parlementaires européens de tous les groupes politiques, dont plusieurs députés français, ont demandé en mai 2023 à la Commission européenne d'agir contre les alliances de distributeurs.

De très nombreuses fédérations de tous pays ont répondu à la consultation de la Commission européenne, demandant un encadrement des pratiques déloyales de ces alliances et un renforcement du réseau européen des autorités de contrôle. Ce sujet ne sera toutefois à l'agenda qu'à la fin de 2025.

La grande distribution contre-attaque sans vergogne : EuroCommerce a déposé un recours contre la loi Descrozaille auprès de la Commission européenne. Elle prétend que cette loi française est protectionniste, car elle empêcherait les alliances de distributeurs.

C'est faux : la loi française n'empêche nullement les alliances européennes de distributeurs ! Elle précise simplement que le droit français des négociations commerciales doit être respecté pour les produits destinés au marché français, car ces dispositions sont d'ordre public. Ces dérogations sont d'ailleurs parfaitement reconnues par les traités européens, a fortiori quand il s'agit de protéger la rémunération des agriculteurs.

Madame la ministre, quelles actions le Gouvernement entend-il entreprendre pour faire appliquer le droit français ? Envisagez-vous, notamment, une augmentation du plafond des sanctions adoptées dernièrement dans le but de dissuader ces mauvaises pratiques ?

Le Gouvernement peut-il confirmer que des sanctions immédiates seront prises contre les centrales d'achat si les contrôles engagés par la DGCCRF montrent qu'elles n'ont pas respecté les dates butoirs et la sanctuarisation de la MPA ?

Pour conclure cette introduction et ouvrir le débat, j'ajouterai que la souveraineté agroalimentaire française a un coût ; que les normes écologiques ont également un coût ; mais que ces coûts ne peuvent être supportés par les seuls agriculteurs et entreprises agroalimentaires de notre pays.

C'est tout le travail engagé à travers les lois Égalim successives : faire reconnaître la valeur ajoutée par chaque maillon de la chaîne de production.

Le dernier texte sur les négociations commerciales présenté par le ministre de l'économie – devenu la loi du 17 novembre 2023 portant mesures d'urgence pour lutter contre l'inflation concernant les produits de grande consommation – est toutefois venu remettre en cause ce travail de longue haleine ; y était prônée une baisse des prix « coûte que coûte », quelles que soient les contraintes supportées par les agriculteurs, les fournisseurs et les industriels de l'agroalimentaire. Le ministre a ainsi relancé – sans le vouloir, je pense – une certaine guerre des prix entre distributeurs, dont les bras armés seraient ces centrales d'achat basées à l'étranger.

Les conséquences pourraient s'avérer désastreuses, tant pour la pérennité des entreprises françaises de l'agroalimentaire que pour les agriculteurs qui manifestent en ce moment leur ras-le-bol et expriment leur perte de confiance, ou encore pour la qualité de l'alimentation des Français et pour notre balance commerciale.

Madame la ministre, comment envisagez-vous de faire respecter les dispositions des lois Égalim et le droit français par les centrales d'achat basées à l'étranger ? §

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