Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 25 janvier 2024 à 8h40
Agriculture et pêche — Point d'actualité sur la situation agricole : communication de m. jean-françois rapin

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président :

Mes chers collègues, au regard de l'ampleur qu'ont pris, ces derniers jours, les manifestations d'agriculteurs en France, mais également en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Pologne, j'ai souhaité ajouter à l'ordre du jour de notre réunion de commission un bref point d'actualité, afin que nous puissions évoquer ensemble la dimension européenne de ce vaste mouvement de protestation.

À première vue, les revendications couvrent un spectre très large ; en Allemagne comme en France, les manifestations ont initialement été provoquées par des mesures d'ordre fiscal, avec un projet d'augmentation des taxes sur le diesel agricole en Allemagne et la suppression progressive de l'avantage fiscal sur le gazole non routier en France. Très rapidement cependant, les rassemblements se sont multipliés, tandis que la liste des préoccupations exprimées par les agriculteurs s'allongeait : baisse des revenus, accès à l'eau, concurrence déloyale des importations, crises sectorielles, complexité administrative et contraintes croissantes, négociations sur le prix du lait, perspective d'une entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne...

Derrière cette crise multifactorielle et ces divers motifs de mécontentement, se cache en réalité une seule requête : les agriculteurs aspirent à pouvoir vivre de leur métier, sans être écrasés de normes et d'injonctions contradictoires à respecter.

Comment dès lors, ne pas pointer le rôle de la nouvelle politique agricole commune (PAC) d'une part, et du Pacte vert d'autre part, dans les épreuves que traversent nos agriculteurs à travers toute l'Europe ?

Je voudrais commencer par la politique agricole commune. Globalement, les fonds alloués à la PAC sur la période 2021-2027 sont très insuffisants, d'autant qu'ils sont grignotés par l'inflation et se révèlent donc en baisse, en euros constants, par rapport au budget 2014-2020. Ce n'est pas tout : nos agriculteurs ont dû s'adapter ces derniers mois, dans des délais très contraints, aux très nombreuses normes issues de la réforme de la PAC, comme le renforcement de la conditionnalité, les éco-régimes ou encore les nouvelles règles sur les bénéficiaires de la PAC. À titre d'exemple, de nombreuses voix se sont dernièrement élevées pour dénoncer l'obligation de maintenir des jachères préservant 4 % de zones non productives, alors que le déclenchement de la guerre en Ukraine a considérablement diminué l'offre céréalière.

Mes chers collègues, certains commentateurs semblent découvrir ce que nous n'avons de cesse de répéter depuis 2017 ! En effet, au cours des dernières années, le Sénat a adopté pas moins de quatre résolutions européennes pour demander un renforcement de la politique agricole commune et un maintien de ses moyens budgétaires. Dès 2017, dans une résolution du 8 septembre, nous avons fait valoir la nécessité absolue de sécuriser les revenus des agriculteurs et d'appréhender avec pragmatisme et efficacité les questions environnementales. Nous avons par la suite réclamé à trois reprises, dans des résolutions du 6 juin 2018, du 7 mai 2019 et du 19 juin 2020 que la PAC bénéficie au moins d'un budget stable en euros constants pour la période 2021-2027 par rapport aux années 2014-2020, et soit toujours considérée comme une priorité stratégique au regard de l'impératif de sécurité alimentaire des citoyens européens.

Notre commission a par ailleurs publié quatre grands rapports, en 2017, en 2018, en 2019 et en 2020 pour mettre en garde contre les effets prévisibles de la réforme de la PAC et faire valoir la priorité à accorder aux objectifs de la PAC sur ceux de la politique de concurrence.

Nous n'avons pas été entendus, et nos agriculteurs en ont payé le prix, ce d'autant - j'en viens à mon second point - qu'à la réforme de la PAC, s'est ajoutée la mise en oeuvre de la stratégie « De la ferme à la fourchette ». Or, selon M. Rousseau, président de la FNSEA, c'est la vision d'une agriculture décroissante portée par cette stratégie qui a constitué le fait générateur du mouvement de protestation actuel.

Permettez-moi, mes chers collègues, de revenir très brièvement sur cette stratégie, qui consiste à décliner d'ici à 2030 le « Pacte vert » à l'agriculture européenne, sur la base notamment d'une diminution de 50 % de l'utilisation des pesticides, d'une baisse de 20 % de celle d'engrais et d'un quadruplement des terres converties à l'agriculture biologique.

Dès la publication de la stratégie « De la ferme à la fourchette », notre commission des affaires européennes s'est inquiétée de l'impact que pourraient avoir de telles mesures sur la production agricole européenne, en ne cessant de réclamer, sans succès à ce jour, la publication par la Commission européenne d'une étude d'impact exhaustive.

Nous avons parallèlement pris connaissance d'études publiées par des sources tierces, notamment celle du ministère de l'Agriculture des États-Unis et celle de l'Université de Wageningen, qui mettaient en évidence un risque avéré de diminution de la production européenne dans des proportions allant de 10 % à 20 % d'ici à 2030, en raison notamment de la chute attendue des rendements, ainsi que de la baisse des surfaces cultivées et du volume des récoltes.

Dans un contexte marqué par la pandémie puis la guerre en Ukraine, le Sénat a alors adopté, le 6 mai 2022, une résolution européenne pour appeler à reconsidérer sans délai les termes de la stratégie « De la ferme à la fourchette », afin de redonner priorité aux objectifs de production agricole, garantissant l'autonomie et l'indépendance alimentaire de l'Union européenne.

Nous estimions alors, je cite, que « toute diminution forte de la production européenne [...] renchérirait les prix des produits agricoles, et serait inéluctablement compensée à due concurrence par des importations de substitution extra-européennes, ce qui alourdirait l'empreinte environnementale de notre alimentation, à rebours des objectifs du “Pacte vert” ». Cela nous est confirmé dans un rapport du Haut Conseil pour le climat (HCC) publié aujourd'hui, selon lequel 46 % des émissions agricoles sont des émissions importées.

En dépit de ces mises en garde, la Commission européenne s'est obstinée à décliner sa stratégie, en élaborant de nouvelles réglementations à un rythme effréné. Au cours des derniers mois, les agriculteurs se sont donc alarmés à plusieurs reprises des conséquences qu'auraient sur leurs activités les normes issues des quelque soixante-quinze textes législatifs du Pacte vert européen. Je pense notamment au règlement sur l'usage durable des pesticides, qui ambitionne de parvenir à une baisse de 50 % de l'usage des produits phytosanitaires d'ici à 2030, mais également au règlement sur la restauration de la nature, qui prévoyait initialement le gel de 10 % des surfaces agricoles. Je pourrais aussi évoquer la révision de la directive sur les émissions industrielles dite IED, consistant à étendre le champ d'application de cette directive aux exploitations bovines ainsi qu'à un plus grand nombre d'exploitations porcines et avicoles, avec pour corollaire des coûts de mise en conformité très élevés pour toutes ces exploitations.

À l'heure actuelle, nos agriculteurs font le constat suivant : après les difficultés successives causées par la pandémie et l'impact de la guerre en Ukraine sur les coûts de production, toutes ces nouvelles normes vont les contraindre à produire moins, alors que dans le même temps, les importations de denrées alimentaires ne respectant pas les normes environnementales et sanitaires européennes et dont le transport présente un bilan carbone désastreux, elles, ne cessent d'augmenter.

Cette accumulation de normes intenables et de discours contradictoires a fini par pousser à bout nos agriculteurs, et nous ne pouvons que partager leur désarroi et leur colère.

Le Sénat a trop longtemps crié dans le désert et il est malheureux qu'il n'ait pas été entendu plus tôt. Il aura fallu l'explosion actuelle pour que le diagnostic soit enfin posé et partagé ; se pose la question des réponses à apporter à la colère et aux craintes exprimées par les agriculteurs. Des annonces devraient être faites cet après-midi ou demain : j'espère qu'elles seront suffisantes pour calmer le mouvement.

Après avoir longtemps choisi d'ignorer les inquiétudes et les incompréhensions suscitées par la mise en oeuvre implacable du Pacte vert, la Commission peine désormais à trouver une voie de sortie convaincante. Bien au contraire, les récentes déclarations de M. Valdis Dombrovskis, augurant d'une conclusion des négociations de l'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur avant la fin du mandat actuel, ont pu être perçues comme une provocation.

Quoi qu'il en soit, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a annoncé en septembre dernier le lancement d'un dialogue stratégique sur le futur de l'agriculture, pour tenter de remettre tous les acteurs autour de la table afin de - je cite - « forger une vision commune sur l'avenir de l'agriculture ». Cette prise de conscience est bien tardive, et le calendrier dans lequel elle s'inscrit, à quelques semaines des élections européennes, a de quoi nous laisser songeurs.

In fine, après plusieurs mois de tergiversations, c'est précisément aujourd'hui que ce dialogue stratégique doit débuter, lors d'une réunion avec une trentaine de participants, autour de quatre grandes problématiques : le revenu des agriculteurs, la durabilité de leurs pratiques, la compétitivité du secteur et l'innovation technologique.

Mes chers collègues, il était temps que la Commission se mette à l'écoute de nos agriculteurs et se rende compte des difficultés qu'ils rencontrent quotidiennement pour exercer leur métier ! En réalité, cet exercice aurait dû être mené dès 2018, avant l'élaboration du Pacte vert et de la nouvelle politique agricole commune.

Désormais, il y a urgence à agir pour desserrer l'étau qui étouffe nos agriculteurs, en prenant des décisions indispensables et réclamées de longue date, comme l'octroi de nouvelles dérogations aux règles de mise en jachère, ou la mise en place d'un moratoire sur les réglementations destinées à mettre en oeuvre la stratégie « De la ferme à la fourchette ». À cet égard, la proposition de règlement sur un usage durable des pesticides, que le Parlement européen a rejetée sans ambiguïté, devrait être définitivement retirée par la Commission. Il faudrait enfin mettre un terme à la concurrence déloyale dont sont victimes nos agriculteurs, en veillant sérieusement au respect des normes applicables aux importations agricoles de pays tiers. Le débat sur l'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur, malheureusement, démontre que cette voie ne fait pas l'unanimité.

Ces mesures ne doivent pas être renvoyées au mois de septembre, date à laquelle le dialogue stratégique doit aboutir, d'autant que la mise en ordre de marche de la nouvelle Commission pourrait traîner en longueur au dernier trimestre, le temps que chaque commissaire soit adoubé par le Parlement européen. La Commission européenne actuellement en fonction doit prendre ses responsabilités et infléchir dès aujourd'hui sa politique agricole, sans chercher à temporiser davantage.

Afin de l'aiguillonner tout au long des prochains mois, j'ai proposé hier soir à la présidente de la commission des affaires économiques, Dominique Estrosi Sassone, de réactiver le groupe de suivi sur la politique agricole commune, afin de partager un même constat et préparer l'avenir. Je vous proposerai donc prochainement de désigner des membres de notre commission pour participer à ce groupe de suivi.

Mes chers collègues, je souhaitais faire ce point d'actualité en raison de la crise patente, probablement durable. Comme souvent, nous en sommes réduits à trouver des mesures d'urgence pour répondre à des problèmes sur lesquels nous alertons le Gouvernement depuis longtemps.

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