Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, six ans ! Oui, cela fait maintenant six ans que nous attendons que le président Macron tienne sa promesse : annoncer enfin le dépôt d’un projet de loi pour répondre au défi du vieillissement, texte attendu par toutes les parties prenantes, les Français et leurs familles comme les professionnels des secteurs de la santé, du social et du médico-social.
Six ans que les gouvernements successifs nous présentent des écrans de fumée, entraînant légitimement frustration et colère.
Six longues années qui soulignent l’absence de volonté et de courage politique de l’exécutif, alors que la transition démographique est un sujet central qui devrait nous mobiliser.
En ce début 2024, les seniors de plus de 75 ans représentent 10 % de la population française. Dans les vingt prochaines années, leur nombre va quasiment doubler pour atteindre près de 11 millions. Au-delà des chiffres, nous parlons ici de notre capacité à prendre soin de nos proches.
Le texte qui nous occupe aujourd’hui, d’initiative parlementaire, possède un titre prometteur : « bâtir la société du bien-vieillir ». Il devient en effet urgent de bâtir, c’est-à-dire de poser des fondements solides et durables pour un système de prise en charge des personnes âgées.
Malheureusement, cette proposition de loi est surtout une accumulation de dispositions inégales, qui ne dessinent ni unité intellectuelle ni unité d’action. Parce qu’il y manque une orientation politique, ces mesures ne bâtissent pas grand-chose. Elles tentent tout juste de colmater quelques brèches et traitent de la forme plus souvent que du fond, le texte contournant l’essentiel des problèmes structurels liés au grand âge.
Composée d’une quinzaine d’articles lors de son dépôt à l’Assemblée nationale au mois de décembre 2022, la proposition de loi a plus que quadruplé, sans que se précise davantage la société du bien-vieillir que nous entendons bâtir.
Permettez-moi donc de m’interroger.
Quelles orientations et quels financements assignons-nous à la cinquième branche de la sécurité sociale dédiée à l’autonomie pour qu’elle soit le cadre et l’outil d’une réforme structurelle du grand âge ?
Comment rendre accessibles les Ehpad et réduire drastiquement le reste à charge ?
Comment revaloriser les métiers liés au grand âge ?
Comment donnerons-nous à ces professionnels qualifiés et dévoués les moyens d’exercer correctement leurs missions ?
Quand définirons-nous une politique du logement ambitieuse, permettant aux personnes vieillissantes de demeurer chez elles, grâce aux adaptations nécessaires ? L’accomplissement de ce virage domiciliaire est attendu par les Français, qui, dans leur grande majorité, veulent rester chez eux, là où ils ont construit leur vie et ont leurs souvenirs.
À toutes ces questions, nulle réponse. Sans volonté politique forte et moyens associés, comment ferons-nous, madame la ministre ?
La question des moyens est centrale. Nos collègues députés socialistes ont tenté d’y répondre, soutenus par d’autres élus, y compris de la majorité, en insérant par voie d’amendement le nouvel article 2 bis B, qui prévoit l’adoption avant le 31 décembre 2024, puis tous les cinq ans, d’une loi de programmation pluriannuelle pour le grand âge. Il nous faut en effet définir les objectifs de financement public nécessaires pour assurer le bien-vieillir des personnes âgées à domicile comme en établissement et le recrutement des professionnels, ainsi que les moyens mis en œuvre par l’État pour les atteindre.
En 2019, le rapport Libault estimait les besoins entre 9 et 10 milliards d’euros. On ne les voit toujours pas. Les objectifs et décisions sont sans cesse repoussés – à l’image des 50 000 emplois, un engagement présidentiel, qui devaient être créés pour le grand âge à horizon 2027 et qui sont désormais prévus pour 2030…
Cette loi de programmation pluriannuelle a été promise le 22 novembre dernier par Élisabeth Borne, alors Première ministre, pour répondre aux « enjeux centraux pour l’avenir de notre société » que sont l’autonomie et le grand âge.
La ministre Aurore Bergé, auteure de la proposition de loi lorsqu’elle était députée, s’était elle-même moralement engagée à la présentation d’un texte d’ici à l’été, pour un examen et une adoption au second semestre 2024. Des concertations avec les parlementaires de tous les groupes, les conseils départementaux et les représentants des professionnels du secteur pour se doter d’une vision partagée des besoins, des financements et des responsabilités, devaient même voir le jour.
Que reste-t-il aujourd’hui des engagements pris ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on s’interroge. Vos propos ne sont guère rassurants, madame la ministre. Vous restez bien trop évasive, indiquant à présent que l’agenda reste à définir. Vous n’évoquez pas davantage de loi de programmation et indiquez même souhaiter faire passer un maximum de réponses – lesquelles ? – par voie réglementaire.
C’est plus qu’inquiétant à l’heure où, dans nos Ehpad, des milliers de professionnels expriment leur désarroi face à l’impossibilité d’exercer dans des conditions humaines et décentes le métier qu’ils ont choisi et qu’ils aiment. Partout sur le territoire national, leurs directions les soutiennent, estimant ne plus avoir les moyens de gérer leurs établissements avec la qualité de prise en charge et la capacité d’innovation organisationnelle et technologique que réclame un public malade et dépendant.
Les élus locaux se mobilisent, car ils sont très inquiets de la situation financière de ces établissements. Ils lancent un véritable appel à l’aide.
Quant aux familles, elles s’interrogent légitimement sur ces institutions dans lesquelles leurs proches vont finir leurs jours. Surtout, elles doutent de leur capacité à pouvoir financer sur leurs deniers les soins dont ils auront besoin au soir de leur vie et éprouvent souvent une immense culpabilité vis-à-vis des solutions qu’ils retiennent pour leurs parents âgés.
Je vous le dis, madame la ministre, les réponses réglementaires ne vont pas suffire !
Beaucoup trop nombreuses sont les familles en détresse quand il faut organiser la prise en charge d’un proche.
Beaucoup trop nombreuses sont les personnes vieillissantes qui ne peuvent toujours pas choisir où elles finiront leurs vieux jours.
Beaucoup trop d’inégalités sociales et territoriales persistent jusque dans la vieillesse.
Beaucoup trop nombreux, enfin, sont les professionnels qui souffrent du manque de reconnaissance de leur métier.
Bien évidemment, la proposition de loi contient tout de même quelques avancées, comme la création du service public départemental de l’autonomie qui poursuit le double objectif de décloisonnement des politiques sanitaires et médico-sociales, comme de rapprochement des politiques en faveur des personnes âgées et de celles qui sont en situation de handicap.
On ne peut également que se féliciter de la généralisation du dépistage précoce, systématique et multidimensionnel de la perte d’autonomie, une mesure de prévention nécessaire.
Il en va de même pour les réponses apportées à quelques demandes émanant du terrain, notamment la délivrance d’une carte professionnelle aux personnes travaillant dans les métiers de l’aide et de l’accompagnement à domicile, ainsi que le soutien à leur mobilité, bien que cela ne soit évidemment pas suffisant.
Sur la question de la maltraitance, nos auditions ont confirmé la nécessité d’améliorer les dispositifs de repérage, de remontée et de traitement des cas de maltraitance envers les personnes âgées vulnérables. Les insuffisances des circuits actuels ne sont pas acceptables et il nous appartient d’y remédier.
Enfin, dans une logique de soutien au virage domiciliaire, la proposition de loi comporte plusieurs articles consacrés au logement, certains spécifiquement à l’habitat inclusif, assorti d’un projet de vie sociale et partagée. Là encore, les quelques réponses pragmatiques apportées aux acteurs de terrain vont dans le bon sens, sans instaurer l’essentiel des mesures attendues par nos concitoyens.
Les ajustements opérationnels, pratico-pratiques, sont une chose, mais reconnaissons que nous ne pouvons plus nous contenter de petits pas. Il faut avoir le courage de légiférer en grand sur la base d’un véritable projet de loi de programmation.
En tant que parlementaires, nous sommes en droit de l’exiger aujourd’hui, puisque nous avons accompli notre travail en multipliant les auditions, les déplacements, les rapports, donc les propositions pour améliorer la situation dans chacun de nos territoires, ruraux comme urbains.
Gardons tous à l’esprit que le vieillissement ne signifie pas la fin de la vie : les personnes âgées ont naturellement des projets, des envies. Elles ont besoin d’un accompagnement adapté pour vieillir dignement. En d’autres termes, elles doivent rester des citoyens à part entière et demeurer acteurs de leur vie.
En somme, nous sommes face à un défi majeur, auquel notre société doit répondre. C’est le sens du travail des sénateurs du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, qui formuleront des propositions constructives par voie d’amendement et espèrent évidemment être entendus.