Les chiffres que je citerai sont tous issus de données publiques. Comme vous le savez, l'objectif principal de la fiscalité comportementale est de peser sur le comportement du consommateur, en le dissuadant de consommer un produit nocif pour sa santé. À cet égard, l'objectif de collecte de recettes fiscales reste secondaire. Certes, les recettes sont utilisées pour couvrir les coûts de santé associés, mais, à terme, le but premier est bien d'éliminer la consommation d'un produit.
Appliquée au tabagisme, l'efficacité de la fiscalité comportementale s'apprécie donc à l'aune de la prévalence tabagique. Se demander si les taxes sur le tabac sont efficaces, c'est se demander si le nombre de fumeurs baisse. Force est de constater que c'est loin d'être le cas en France. De fait, les taxes sur le tabac n'agissent pas comme devrait agir une véritable fiscalité comportementale : sur les vingt dernières années, la prévalence tabagique des fumeurs adultes n'a baissé que de 5,5 points, passant de 30 % à 24 % de la population en 2022, tandis que les prix ont été multipliés par plus de trois sous l'effet des taxes. Par ailleurs, alors que le plan fiscal 2017-2020 a fait passer le prix du paquet de cigarettes de sept à dix euros, la proportion de fumeurs n'a baissé que de 1,4 point. Avec 12 millions de fumeurs quotidiens, la France est le pays d'Europe de l'Ouest affichant la prévalence tabagique la plus haute, malgré un niveau de fiscalité parmi les plus élevés.
Cette politique fiscale a par ailleurs engendré des inégalités sociales majeures. En vingt ans, la proportion de fumeurs a stagné, voire augmenté, dans les segments de population les plus modestes alors qu'elle a chuté chez les plus favorisés. Que l'on retienne le critère du revenu, de l'emploi ou du niveau d'éducation, les personnes les plus fragiles fument aujourd'hui en moyenne 1,5 à 2 fois plus que les catégories aisées. En 2022, 42 % des chômeurs fumaient contre 26 % des actifs. On trouvait 31 % de fumeurs chez les non-diplômés contre 16 % seulement chez les diplômés du supérieur. On observe là un effet contre-intuitif de la fiscalité, puisque ceux qui devraient être les premiers concernés sont finalement les derniers touchés.
La fiscalité du tabac en France est donc un échec, au sens où elle n'influe qu'à la marge sur le comportement des fumeurs. Cet échec a d'ailleurs conduit le Gouvernement à revoir à la baisse son ambition en la matière, l'objectif 2027 de prévalence tabagique ayant été remonté de 16 % à 20 % dans le nouveau programme national de lutte contre le tabac (PNLT). Or, selon l'OCDE, la prévalence tabagique en France se situera encore entre 22 % et 23 % en 2027 et entre 17 % et 19 % en 2050.
Si le nombre de fumeurs ne baisse que très lentement, le marché légal du tabac, lui, s'effondre. Selon les douanes, les ventes légales de cigarettes ont baissé de 28 % entre 2017 et 2022. Les fumeurs sont donc allés s'approvisionner ailleurs, hors du réseau des buralistes. En réalité, plutôt que d'inciter les fumeurs à arrêter la cigarette, les taxes les poussent à contourner le prix élevé du paquet légal en achetant des cigarettes de contrefaçon ou de contrebande, qui sont très accessibles et très bon marché. De fait, le marché parallèle explose. Le rapport d'information fait en 2021 par Éric Woerth et Zivka Park pour la commission des finances de l'Assemblée nationale mettait déjà en avant ce phénomène. Le rapport KPMG de 2022 indique que les cigarettes achetées hors du réseau des buralistes représentent désormais 40 % de la consommation totale en France, dont 32 % sont des achats illicites, pour moitié de contrebande et pour moitié de contrefaçon.
La France est aujourd'hui le pays d'Europe le plus touché par les trafics. À cet égard, il n'est plus de mise d'occulter le phénomène galopant et national de la contrefaçon et de rester focalisé sur les achats frontaliers. Le développement du marché illicite engendre des baisses de recettes fiscales - plus d'un milliard d'euros depuis 2021 -, dues non pas à l'efficacité de la fiscalité comportementale et à une baisse de la prévalence, mais bien à la bascule progressive des achats de cigarettes vers le marché clandestin. Les achats illégaux représentent une perte annuelle de revenus colossale pour l'État - 7 milliards d'euros non perçus en 2022 selon KPMG. L'approche fiscale actuelle est donc aussi un échec pour les recettes de l'État.
En minorant le phénomène de l'illicite et en occultant l'impact limité des hausses de taxes sur la prévalence, l'État justifie la poursuite des augmentations fiscales. Depuis plusieurs années, la direction de la sécurité sociale (DSS) présente ainsi aux parlementaires, lors de l'examen des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), des prévisions de recettes exagérément optimistes. Depuis 2022, l'écart observé entre les prévisions et les recettes réelles est en effet d'environ 500 millions d'euros. Il devrait être du même ordre en 2024. Ce procédé répétitif questionne la fiabilité et la sincérité des informations fournies par les services de l'État à la représentation nationale.
La fiscalité du tabac en France n'atteint donc ni son objectif comportemental ni son objectif budgétaire. Comment dès lors sortir de cette spirale négative ? L'idée n'est pas de remettre en cause les deux impératifs du sevrage et de la non-initiation, mais de proposer des solutions aux 12 millions de fumeurs quotidiens tout en préservant les non-fumeurs. En fait, les taxes sur le tabac ont été érigées en pilier de la politique actuelle à un moment où seuls existaient les produits combustibles, qui sont tous nocifs. Ces taxes ont enfermé les fumeurs dans un choix limité entre cigarette légale au prix fort et cigarette illicite à bas prix.
Le marché offre désormais au consommateur une pluralité de produits alternatifs à la cigarette : cigarette électronique, tabac chauffé ou encore sachets de nicotine. Certes, ces produits contiennent de la nicotine. Ils sont donc addictifs et non sans risques. Mais ils se caractérisent par l'absence de combustion, qui, comme cela a été démontré dans de multiples études et avis indépendants, réduit drastiquement leur nocivité.
Dans ce nouveau contexte, les droits de consommation ont vocation à être repensés dans un cadre fiscal incluant l'ensemble des produits du tabac et de la nicotine. Il serait pertinent d'appliquer des niveaux de taxe différenciés en fonction de la nocivité des produits. La fiscalité des produits alternatifs en France est aujourd'hui incohérente. Le tabac à chauffer, par exemple, est quatre fois plus taxé que la moyenne européenne, tandis que la cigarette électronique n'est pas soumise à des droits d'accise alors qu'elle l'est dans dix-neuf états européens. Nous préconisons donc d'adopter un niveau modéré de taxe pour la cigarette électronique, qui n'est pas sans risque, et de revenir sur le plan de convergence fiscale du tabac chauffé, en le taxant significativement moins que les produits combustibles. Ainsi seulement, la fiscalité gagnera en efficacité et jouera vraiment un rôle comportemental.
Toutefois, une fiscalité différenciée ne suffira pas à changer les comportements si elle n'est pas accompagnée d'une information claire des fumeurs adultes sur la nocivité réduite des alternatives à la cigarette. Cette information factuelle doit être mise en place bien entendu sans y exposer les non-fumeurs, qu'il n'est pas question d'initier. Dans un même esprit de responsabilité, il faut repenser la distribution commerciale de ces produits et la régulation des arômes, afin de réduire leur attractivité auprès des mineurs.
Une telle évolution implique que les autorités de santé se prononcent sur les risques et bénéfices des alternatives sans combustion par rapport à la cigarette. Or ces avis officiels tardent à venir. L'an dernier pourtant, les parlementaires avaient appelé l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), au travers de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), à publier rapidement de tels avis, selon le mandat que l'agence a reçu de la direction générale de la santé voilà cinq ans. Les élus recommandent aussi une approche de réduction des risques. Plusieurs pays, comme la Suède, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, ont vu leur nombre de fumeurs baisser très rapidement après avoir adopté cette politique.
En conclusion, la fiscalité du tabac en France est un échec, parce qu'elle pousse les fumeurs à consommer des cigarettes illicites sans les encourager à se tourner vers des alternatives sans combustion. Ces produits, pourtant disponibles, sont insuffisamment évalués par les autorités françaises, mal fiscalisés et mal connus des fumeurs adultes. Si la France veut rattraper son retard dans la lutte contre le tabagisme, elle devra s'inspirer des exemples étrangers pour établir un cadre réglementaire et fiscal fondé sur la science et différenciant les produits selon leur nocivité. Dans cette évolution, le Parlement a un rôle essentiel à jouer.