Après le choc brutal de fiscalité survenu en 2003, dans le cadre d'une volonté très louable de préserver la santé publique et de faire diminuer la prévalence tabagique qu'aucun buraliste ne conteste, nombre de nos collègues ont eu des difficultés à s'adapter. La vente de tabac, l'essence même du commerce, représentait 80 % à 90 % des recettes des entreprises, le jeu et la presse étant des activités complémentaires.
Parallèlement, des changements dans les comportements sociétaux sont intervenus, ce que nous n'avons pas su anticiper. Nous avons sans doute été aveuglés par la colère liée au fait de voir nos clients non pas arrêter de fumer, mais arrêter d'acheter du tabac en France pour privilégier des pays voisins tels que la Belgique et l'Espagne. Privés du temps nécessaire à notre adaptation à ce nouveau contexte, nous n'avons pas vu qu'une partie de la baisse des volumes était aussi liée à un changement sociétal plus large, le tabac ayant régressé au sein de l'ensemble de l'Union européenne, comme j'ai pu le constater en tant que vice-président de la Confédération européenne des détaillants en tabac.
À la fois très forte et très rapide en France, la diminution des volumes n'a pas suivi les évolutions de la société. Les buralistes n'ont pas cru à la cigarette électronique lors de son arrivée quinze ans plus tôt, d'où une inadaptation du réseau à des clients qui souhaitaient abandonner une consommation de tabac onéreuse et nocive pour s'orienter vers des produits moins nocifs.
Pris dans la tourmente de la fiscalité, le réseau a été lourdement affecté, enregistrant une perte de volumes et de valeur. Sur le premier aspect, je rappelle que nous sommes un commerce de flux, chaque établissement accueillant en moyenne 450 clients à 500 clients par jour. Un client qui vient acheter du tabac en profite généralement pour acheter un jeu ou un journal, ce flux de fréquentation assurant l'équilibre économique de l'établissement. Nous avons connu un nombre élevé de fermetures en raison de la diminution de ce flux, que le plan de transformation vise à enrayer.
L'hémorragie qu'a représentée la fermeture de 10 000 entreprises a été un véritable drame, que notre stratégie semble avoir heureusement stoppé, même si le réseau reste fragile et si certaines entreprises sont portées à bout de bras par des collègues qui refusent d'abandonner.
L'enjeu de la protection des mineurs est bien évidemment essentiel. La Confédération ne nie pas l'existence de quelques erreurs très regrettables, et a constitué depuis 2019 un groupe de travail sur ce sujet pour sensibiliser - plutôt que vilipender - nos collègues. Je travaille avec des autorités telles que la Mildeca et avec des parlementaires afin de responsabiliser nos collègues, qui ont des droits et des devoirs. Le dernier protocole que j'ai signé avec le ministre des comptes publics conditionne d'ailleurs toutes les aides publiques au respect de la réglementation, toute infraction en matière de vente de tabac aux mineurs faisant perdre le bénéfice des dispositifs d'aide. J'ajoute que protéger les mineurs n'a parfois rien d'évident lorsque nous avons affaire à des jeunes très véhéments et qu'il n'est pas toujours aisé de se faire respecter.
En 2019, nous avons lancé une campagne de communication plus positive accompagnant l'affichage des interdictions réglementaires. Inspirée du modèle anglais, celle-ci a été menée au moyen de stickers indiquant « Si tu veux en acheter et que tu as l'âge requis, prouve ton identité », afin de responsabiliser le consommateur. Il nous fallait néanmoins aller plus loin, d'où la création en 2023 d'une plateforme de certification dénommée « Bob » (buraliste officiellement bienveillant), qui repose, je le concède, sur le volontariat. Afin d'adapter notre message aux jeunes, nous avons sollicité des écoles de marketing et retenu un projet inspiré par celui qui est mené en matière de prévention routière avec le chauffeur Sam. Le buraliste doit ainsi obtenir neuf sur dix en validant plusieurs modules en ligne - tabac, vape, alcool et jeux - pour recevoir ensuite un diplôme qu'il peut afficher dans son établissement, une partie des clients étant sensibles à ce geste responsable en faveur de la protection des mineurs.
Nous sommes donc pleinement engagés dans cette démarche, afin de responsabiliser les 23 000 buralistes et leurs 80 000 collaborateurs. J'ajoute que cet objectif de protection des mineurs ne suscite plus aucune contestation dans notre réseau, à tel point que nous avons accueilli des professionnels de santé lors des deux dernières éditions de notre congrès national, dont l'addictologue Jean-Pierre Couteron, venu animer une conférence sur les dangers que représente l'accès des mineurs à des produits tels que le tabac ou le jeu, ainsi que William Lowenstein, autre expert renommé. Je tiens à souligner la difficulté à trouver des intervenants en raison de la diabolisation dont nous sommes parfois l'objet, alors que nous ne pourrons pas adopter de bonnes pratiques sans échanger avec ces professionnels de santé.
Concernant la fiscalité, je ne dissimulerai pas ma contrariété. Dans la mesure où notre revenu est lié à une commission, on pourrait penser à première vue que l'augmentation du prix représentait une aubaine pour la profession, mais ce raisonnement théorique ne serait valable qu'avec des volumes de vente constants. Dans les faits, ces volumes ont fortement diminué en France durant les vingt dernières années, sans que la prévalence tabagique diminue dans les mêmes proportions.
L'outil fiscal ne s'est donc pas montré aussi vertueux qu'escompté en l'absence d'harmonisation européenne. En tant que buraliste à Lescar, comment voulez-vous que je me satisfasse d'un paquet à 12,5 euros dès lors que le consommateur peut l'acheter à 5,5 euros en passant la frontière espagnole à proximité, voire à 3,25 euros en Andorre ? L'effet dissuasif d'un prix élevé se voit ainsi neutralisé par ces moyens de contournement que les citoyens qui ne souhaitent pas arrêter de fumer ou qui s'orientent vers des produits moins nocifs utilisent largement. Cette pression fiscale a désormais atteint un sommet dans le déraisonnable, d'où la demande d'un moratoire sur la fiscalité que nous avons adressée au ministre de la santé. Nous ne pouvons pas courir en tête de l'Union européenne avec des voisins qui proposent des prix inférieurs de moitié : la France n'est pas une île.
En outre, le phénomène de la contrefaçon s'est développé depuis la pandémie. Je me souviens d'un message de la directrice générale des douanes, en 2020, m'indiquant qu'aucune usine de contrefaçon n'existait en France : elle s'était ensuite ravisée en précisant que ses services n'en avaient pas encore trouvé, avant que cinq usines soient découvertes et démantelées. L'une d'entre elles était installée dans la banlieue de Toulouse au fond d'un garage et fabriquait 1 500 cigarettes par minute.
Nous avons donc cassé le modèle de prévention et abîmé une profession, sans atteindre les objectifs fixés en matière de santé publique. Une fois encore, je ne prétendrai pas que fumer est bon pour la santé et ne réclamerai pas de retour en arrière, mais j'insiste sur le fait que la France ne peut agir seule. L'importance du phénomène de contrefaçon a encore été illustrée cette semaine, 17 tonnes de tabac contrefait ayant été saisies à Angers. Je tiens d'ailleurs à saluer le remarquable travail de l'administration des douanes, présente en permanence sur le terrain et dont les agents mettent parfois en péril leur intégrité physique.
Cette pression fiscale n'est donc plus supportable, à tel point que j'en viens à regretter la période 2003-2005. La situation des frontaliers que nous évoquions alors avec insistance semblait agacer tout le monde, seuls les primofrontaliers - des Pyrénées-Atlantiques, de l'Ariège, du Nord ou du Pas-de-Calais - étant alors concernés. Au sein même de la Confédération, personne ne comprenait alors le mal que nous dénoncions, mais nous sommes désormais tous frontaliers : dans les Côtes-d'Armor ou dans le centre de la France, les problèmes sont partout les mêmes, avec des bandes criminelles qui distribuent du tabac de contrefaçon. Il est même possible d'en commander via son smartphone et de s'en faire livrer.
Merci de m'avoir permis de vous alerter sur cette pression fiscale inadmissible, qui n'a pas atteint ses objectifs louables en matière de santé publique. Certes, la prévalence tabagique a diminué chez les jeunes, ce dont nous pouvons nous féliciter ; en revanche, les résultats ne sont pas au rendez-vous pour les Français les plus modestes et les femmes.