Intervention de Nicolas Schmit

Commission des affaires européennes — Réunion du 7 février 2024 à 16h30
Questions sociales travail santé — Audition de M. Nicolas Schmit commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux :

C'est un grand honneur, et un plaisir, d'être auditionné par le Sénat français. Il entre dans la logique de la Commission européenne non seulement de travailler avec les gouvernements, mais d'être aussi à l'écoute des parlements nationaux. Dans un domaine comme le domaine social, nombre de compétences restent à la main des États membres. Il est donc indispensable d'écouter les parlements nationaux et de dialoguer avec eux.

Le socle européen des droits sociaux adopté en 2017 à Göteborg contient, à travers ses 20 principes, les grands sujets de politique sociale à l'ordre du jour de l'Union européenne et de chaque État membre. Cela va de l'égalité hommes-femmes au droit à la formation, en passant par le droit d'accès aux services publics, le salaire minimum, etc.

La Commission européenne a voulu transformer ces principes en politiques concrètes. C'était d'ailleurs l'engagement qui avait été pris par la présidente lors de son élection : faire avancer l'Europe sociale et renforcer la dimension sociale de l'Union européenne. Nous avons travaillé sur un plan d'action, entériné lors du sommet social de Porto durant la présidence portugaise de l'Union, et qui contient les différentes mesures que vous avez énumérées.

Commençons par la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne, directive « phare » qui marque le présent mandat de la Commission en matière sociale et dont l'élaboration n'allait pas de soi. En effet, parler de salaire minimum à l'échelle européenne n'était pas chose aisée, les traités nous offrant une marge limitée sur cette question. Il fallait veiller au respect du principe de subsidiarité tout en travaillant à la convergence économique et sociale. L'Union européenne est très diverse, y compris sur le plan du développement social. Le dumping social reste un sujet important, notamment lorsque l'on évoque les détachements de travailleurs.

La directive sur les salaires minimaux a été inspirée par le fait qu'une large majorité des États membres se trouvent dans une union économique et monétaire. Or on constate des écarts sur les salaires minimaux qui vont de 1 à 7, le salaire minimum le plus bas étant pratiqué en Bulgarie, quand le salaire le plus élevé se trouve au Luxembourg.

Dans ces conditions, il était impossible d'introduire un salaire minimum européen, comme certains le demandaient. Nous n'aurions pas eu le droit de le faire de toute façon en vertu du principe de subsidiarité, et quel montant choisir ?

Nous avons donc retenu la méthode suivante : dans chaque État membre, le gouvernement doit, en lien avec les partenaires sociaux, fixer des salaires permettant une vie décente. Pour définir cette dernière notion, nous avons introduit des critères acceptés internationalement : 60 % du salaire médian ou 50 % du salaire moyen. Ces éléments doivent inspirer les États membres quand il s'agit de fixer le salaire minimum. D'autres critères comme l'acceptation de l'indexation sur l'inflation entrent aussi en ligne de compte, sachant que pendant longtemps la Commission européenne a plaidé pour la désindexation des salaires.

La directive sur les salaires minimaux a été adoptée à la majorité qualifiée. Quelques États se sont prononcés contre. Cependant, un problème reste en suspens, deux pays ayant porté la directive devant la Cour de justice de l'Union européenne, dont nous attendons à présent le jugement, la question étant de savoir si la Commission européenne a respecté ou non ses compétences en la matière.

En effet, cette directive ne porte pas uniquement sur les salaires minimaux. Elle va au-delà. J'ai entendu votre Premier ministre parler de la « désmicardisation » de la France. Quand trop de personnes sont au Smic, ce n'est pas forcément une bonne chose. Il faut certes avoir un niveau de salaire minimum permettant une vie décente, mais il faut surtout une fixation des salaires qui soit appuyée sur la négociation collective.

La directive invite donc les États membres, notamment ceux qui ont rejoint l'Union européenne tardivement et bénéficient d'une faible couverture par les conventions collectives, à encourager la fixation des salaires par la négociation collective entre employeurs et salariés. Dans une économie sociale de marché, les salaires devraient en effet être fixés largement par ce biais, et non par les États au travers d'un salaire minimum.

La directive comporte plusieurs principes concernant les droits des partenaires sociaux dans les négociations collectives et prévoit un seuil indicatif de couverture par des conventions collectives de 80 %, vers lequel doivent tendre les États membres. Les pays nordiques - Suède, Danemark, Finlande - qui n'ont pas, comme l'Autriche, de salaire minimum atteignent ce pourcentage. Pour d'autres pays, cela peut s'avérer plus difficile. Nous voulons les encourager à travailler sur une extension des conventions collectives, en améliorant le dialogue social.

La transposition de la directive est en cours. Nous attendons, comme je l'ai indiqué, le jugement de la Cour de justice de l'Union européenne. La transposition devrait cependant être effective en novembre prochain.

Cette directive est donc importante. Nous sommes liés par un marché intérieur et par des mobilités facilitées, les salaires doivent donc être partie intégrante de notre Union, dans le respect du principe de subsidiarité.

Le sommet de Val Duchesse s'est inscrit dans la même logique. Nous traversons une période de transformations incroyables et profondes, dans tous les domaines. Certaines catégories sociales et économiques le déplorent d'ailleurs, comme nous le constatons partout dans nos rues en Europe. Certains secteurs sont toutefois plus touchés que d'autres : je pense aux transformations dues au changement climatique- en raison notamment du Green Deal -,et aux transformations du monde du travail et du monde économique. Les technologies évoluent en effet rapidement : intelligence artificielle, robotisation, etc. Les entreprises doivent suivre cette évolution ; notamment le secteur automobile, qui comptabilise 14 millions d'employés en Europe, est en pleine transformation, du moteur à explosion vers le moteur électrique. Les sous-traitants de l'industrie automobile seront forcément affectés par ces changements.

Le Green Deal a fixé des lignes et des réglementations, qu'il s'agit à présent de mettre en oeuvre pour atteindre l'objectif de zéro émission de CO2 à l'horizon 2050, un objectif intermédiaire de 90 % de réduction des émissions en 2040ayant été ajouté hier. Or cette mise en oeuvre implique d'importantes adaptations dans de nombreux secteurs et jusqu'au sein des ménages. Le sommet social de Val Duchesse est le signe de la nécessité d'y travailler dans le cadre du dialogue social.

Lorsque le président Delors a lancé la conférence sociale de Val Duchesse il y a trente-neuf ans, son grand projet était le marché intérieur. Il avait compris qu'un tel projet, qui allait bouleverser de nombreux secteurs, ne pouvait être mis en oeuvre sans une association des partenaires sociaux. Auparavant déjà, en tant que ministre et conseiller du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, il était le grand défenseur du dialogue social. Nous avons repris cette idée pour accompagner les grandes transformations en cours ou à venir.

Le sommet de Val Duchesse n'a pas encore produit de résultats concrets, mais il nous donne une feuille de route, pour voir comment l'Europe peut mieux associer les partenaires sociaux dans le travail visant à rendre ces changements acceptables et intelligibles. L'enjeu est donc d'améliorer le dialogue social entre la Commission européenne et les partenaires sociaux au niveau européen, mais aussi au sein des États membres. La Commission européenne s'appuie sur une recommandation du Conseil européen incitant les États membres à améliorer le dialogue social au niveau national et dans les entreprises.

Certains sujets se traitent par ailleurs mieux par le dialogue social. La pénurie de main-d'oeuvre, que vous avez citée, est un sujet majeur dans de nombreux États membres. Le taux de chômage français, qui a diminué, demeure légèrement supérieur à la moyenne européenne. Pourtant, en France comme ailleurs, la pénurie de main-d'oeuvre se fait sentir : dans les technologies de l'information, par exemple, pour des métiers très qualifiés, mais aussi dans la restauration ou les soins.

L'Europe perdra chaque année 1 million de personnes potentiellement en emploi, du fait de l'évolution démographique. Comment va-t-on gérer cette réduction de notre main d'oeuvre et comment mieux qualifier cette dernière ? La priorité est d'identifier les ressources qui s'intègrent difficilement sur le marché du travail et de voir comment lancer une politique de formation, à destination des jeunes notamment. La France a fait d'énormes progrès en matière d'apprentissage. Cependant, l'important est la qualification et surtout la requalification.

Au vu des transitions économiques actuelles, verte et numérique, nous devons requalifier les travailleurs qui perdent leur emploi ou dont le métier change. C'est pourquoi la Commission européenne a décidé avec le Parlement européen et le Conseil de déclarer l'année 2023 « année européenne des compétences », dans un esprit d'ailleurs très fidèle à Jacques Delors, qui s'intéressait beaucoup à la formation continue et au droit à la formation. J'ajoute qu'une recommandation a été diffusée à l'échelle européenne pour inciter les États membres à s'inspirer du compte personnel de formation (CPF) créé par la France.

Environ 20 % du Fonds social européen + sont alloués à la formation et à l'insertion professionnelle. De nombreux jeunes sont malheureusement au chômage en Europe. Ceux qui ne sont ni en emploi ni en formation, les Neets (neither in employment nor in education or training), représentent dans de nombreux pays, y compris en France, un défi important. Nous devons redoubler d'efforts pour permettre aux jeunes d'acquérir une formation appropriée, ou de se requalifier s'ils ne trouvent pas de débouché sur le marché du travail. C'est un élément central du Fonds social européen +.

J'en viens à la directive sur les plateformes. Je suis en difficulté pour vous répondre sur ce point, car la négociation est en cours. Les choses évoluent minute par minute. Un compromis est en discussion entre le Conseil et le Parlement européen.

Il est inadmissible que des millions de travailleurs en Europe ne soient pas ou insuffisamment couverts par le droit du travail. Par ailleurs, les plateformes fonctionnent à l'aide d'algorithmes et contournent le droit social et le droit du travail en créant parfois une fiction d'entrepreneuriat pour leurs employés. Les travailleurs des plateformes sont en effet présentés par celles-ci comme des entrepreneurs. De fait, de vrais indépendants travaillent parfois aussi pour elles. Il n'est donc pas question de dire que tous ceux qui travaillent pour des plateformes sont obligatoirement et automatiquement des salariés. En revanche, si un lien de subordination est constaté, il faut conclure à l'existence d'une relation salarié - employeur. S'ouvre alors le grand débat de savoir comment l'on définit le statut de ces travailleurs, sachant que s'attachent à ce statut des droits qui ne sont pas nécessairement liés au statut d'indépendant. Il peut certes exister des catégories intermédiaires - qui ont d'ailleurs été ébauchées par la France -, il n'en reste pas moins qu'une clarification est requise, partout en Europe. Dans certains pays, les plateformes sont considérées comme des employeurs, alors que ce n'est pas le cas dans d'autres. L'idée est donc de créer un standard minimum à l'échelle de l'Europe.

Nous avons choisi pour méthode la présomption. Si des arguments plaident, sur la base de critères définis par chaque État membre, en faveur du statut de salarié pour un travailleur donné, il incomberait désormais à la plateforme de démontrer le contraire, alors qu'auparavant il revenait au travailleur de prouver qu'il n'était pas indépendant. Il s'agit donc d'un renversement de la charge de la preuve basé sur une présomption de salariat.

Nous entendons également mieux définir les droits des travailleurs des plateformes par rapport au fonctionnement des algorithmes. Ce point est d'autant plus important que les algorithmes s'étendent à tous les secteurs, notamment la gestion des ressources humaines, et formeront l'économie de l'avenir. Environ 70 % des entreprises américaines - au-delà d'un certain effectif - utilisent ainsi les algorithmes pour gérer leur personnel.

Tous les éléments figurant dans le règlement n° 883 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale ont été approuvés, sauf deux. La difficile question du paiement des allocations chômage reste en suspens : qui les paie, et à partir de quand ? Le deuxième point en suspens concerne les contrôles exercés sur les travailleurs détachés. Un contrôle préalable doit être effectué avant que les travailleurs concernés commencent leur travail dans le pays où ils sont détachés, pour voir notamment s'ils sont affiliés à la sécurité sociale de leur pays d'origine.

Sur ce point comme sur le précédent, les interprétations varient et les intérêts des États divergent considérablement. Certains comptent beaucoup de travailleurs frontaliers et préféreraient que l'État où ils vont travailler assume leurs allocations chômage. D'autres veulent renforcer les contrôles en matière de détachement. La présidence belge voulait faire adopter les seules parties du règlement sur lesquelles les États membres étaient d'accord, en mettant ces deux éléments de côté, ce que le Parlement européen n'est pas prêt à accepter.

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