Intervention de Charles Fries

Commission des affaires européennes — Réunion du 28 février 2024 à 16h35
Politique étrangère et de défense — Audition de M. Charles Fries secrétaire général adjoint du service européen pour l'action extérieure seae

Charles Fries, secrétaire général adjoint du service européen pour l'action extérieure (SEAE) :

Monsieur Bonneau, j'ai cité le chiffre de 88 milliards d'euros, somme consolidée de toute notre aide : aide financière, aide aux réfugiés, aide économique, humanitaire et militaire. Il faut y rajouter 50 milliards d'euros, décidés le 1er février dernier, qui seront versés dans les quatre prochaines années et dont la première de tranche de 4,5 milliards d'euros sera versée en mars. Les 50 milliards d'euros sont consolidés, ont été validés, y compris par le Parlement européen, et seront déboursés.

Le volet civil a été acté. Je souhaite que le volet militaire le soit aussi. J'ai bon espoir que d'ici deux à trois semaines, nous obtenions un accord sur ce fameux fonds d'assistance à l'Ukraine pour poursuivre dans la durée le soutien européen à l'Ukraine et poursuivre la mission d'entraînement et la livraison d'équipements militaires, en encourageant financièrement les acquisitions conjointes auprès de l'industrie de la défense européenne. Il n'y a pas de choses cachées. Le volet civil est clair. Le processus d'adhésion est piloté par la Commission européenne et suit son cours. J'espère que le volet militaire sera conclu prochainement.

Monsieur Weber, nous n'avons pas été au rendez-vous sur les munitions, effectivement, mais regardez d'où nous partions. Notre plan était très audacieux, pour mobiliser tous ces contrats, mobiliser l'Agence européenne de défense qui n'avait jamais fait cela à une telle échelle... C'est assez nouveau. Nous aurons atteint le chiffre de 525 000 munitions données à l'Ukraine. Il y a aussi des munitions vendues à l'Ukraine. Certains estiment qu'en additionnant dons et vente, on a déjà atteint un million de munitions. J'ai dit qu'on ne pouvait, rétroactivement, réécrire l'histoire. L'accord sur les munitions de mars 2023 concernait des donations. Après 520 000 munitions données d'ici à mars, nous aurons fourni plus de 1,1 million de munitions d'ici à la fin de 2024.

Durant sa conférence lundi soir, le Président de la République n'a pas dit autre chose. Les Tchèques ont monté une initiative ad hoc pour fournir 800 000 obus : 500 000 de 155 millimètres et 300 000 de 122 millimètres, en achetant aussi hors de l'Union européenne car l'industrie européenne est sous tension. Ils ont approché les Danois, les Néerlandais et les Canadiens, notamment, pour récolter des munitions qui pourront être livrées rapidement.

En matière de commandes, le plan munitions, le fonds d'assistance à l'Ukraine et l'initiative de Josep Borrell vont faciliter au maximum les acquisitions auprès de l'industrie européenne. Il faut concilier des objectifs politiques de « booster » l'industrie de défense européenne, mais aussi être pragmatique et aider l'Ukraine à résister, quelle que soit l'origine des munitions.

Je ne suis pas le porte-parole du Gouvernement français. Il y a eu une très forte augmentation des cadences : au début de la guerre, c'étaient deux canons Caesar par mois. Désormais, c'est six par mois. De même, le ministre Lecornu évoquait 2 000 munitions par mois, nous sommes passés à 3 000 et il a annoncé le chiffre de 4 000 à 5 000 par mois. Ce n'est jamais assez mais notre appareil productif est sous tension.

Le manque de composants, notamment de poudre, est un des grands obstacles à la fourniture de munitions. Comme pour les masques qui nous ont manqué lors de la crise de la Covid, les grands fournisseurs de poudre sont notamment chinois. Comme par hasard, avec la guerre ukrainienne, les exportations de poudre depuis la Chine vers l'Union européenne ont considérablement diminué. C'est pour cela que la France a relancé une industrie de production de poudre à Bergerac. C'est un processus long. Je vois la montée en puissance de l'industrie française des munitions et c'est une bonne chose.

Vous avez raison, monsieur Folliot : il existe l'article 42, alinéa 7, du traité sur l'Union européenne et non seulement l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. L'article 42, alinéa 7, a été utilisé une fois, à la demande de la France, après les attentats du Bataclan. Je ne pense pas que les États-Unis pourront se retirer de l'OTAN. Le Congrès américain a adopté une loi en ce sens. Mais par ses paroles, Donald Trump peut vider de son sens l'article 5. Malgré l'article 42§7, ne sous-estimons pas l'impact dévastateur des paroles de Donald Trump s'il est réélu Président des États-Unis : l'article 5 pourrait être appliqué au cas par cas selon le pays visé. Les Européens ont leur propre clause d'assistance mutuelle. Nous en avons beaucoup débattu au sein de l'Union européenne, et notamment lors de la présidence française du Conseil, avec différents scénarios de recours à cet article.

Certes, l'Europe centrale a bénéficié de nombreux financements européens tout en achetant à l'étranger. La Pologne a beaucoup acheté aux États-Unis et en Corée du Sud. Ce sont des choix souverains. Le nouveau gouvernement polonais a heureusement un discours beaucoup plus pro-européen et intégrationniste : grâce à l'engagement du Premier ministre Tusk, la Pologne a accepté de mettre à disposition un groupement tactique, ou battle group, fin 2024-début 2025, en attendant de créer la Capacité de déploiement rapide.

Vous citiez votre expérience de terrain à Kiev. L'Ukraine a relevé un défi redoutable : nous, Européens, avons exporté notre propre fragmentation du marché de l'armement. M. Oleksiy Reznikov, ancien ministre de la défense ukrainien, avait déclaré que l'Ukraine était devenue un « zoo militaire », tant ils doivent gérer différents types de canons, d'obus, avec des spécifications différentes.

Autre exemple aberrant : la brigade néerlando-allemande dispose des mêmes types de canons mais les munitions sont légèrement différentes. Une munition néerlandaise ne peut aller dans le canon allemand, alors que c'est une brigade intégrée. Nous touchons au coeur des enjeux de standardisation et d'interopérabilité. Nous avons exporté cette fragmentation, dans l'urgence, en Ukraine. Vous vous rendez compte de la complexité logistique pour l'Ukraine de gérer la maintenance et la réparation avec des équipements aussi différents !

Je n'ai pas la réponse sur l'APD, n'étant pas en charge de ces sujets. Je vous confirme que la position française n'a jamais été en faveur de l'aide liée. Je suis autant surpris que vous, mais je ne dispose pas de plus d'éléments.

En 2020, le Président de la République avait déclaré que la dissuasion nucléaire visait à protéger les intérêts vitaux de la France en indiquant que ceux-ci ont une dimension européenne. Il estimait que la France était prête à engager un dialogue stratégique. Or ce dialogue n'a pas eu lieu. Je ne suis pas là pour distribuer bons et mauvais points. Cette proposition française n'a pas été suivie d'effet concret à l'époque. Le Président polonais s'est montré ouvert et M. Manfred Weber, au Parlement européen, a déclaré qu'il fallait saisir la balle au bond et répondre à la France. Mais d'autres parlementaires allemands ne veulent pas entendre parler d'un « partage nucléaire » français. Je suis très direct : la question du nucléaire n'est jamais débattue à vingt-sept, car elle doit d'abord être discutée en petit comité par les États les plus importants. C'est tabou.

Je ne pense pas que l'on s'engage vers une révision de l'accord entre l'Union européenne et Israël, même si je ne suis pas directement ce dossier. L'Europe reste un très grand financeur de l'UNRWA et Josep Borrell est très engagé en ce sens, malgré le soupçon qui pèse sur une douzaine de personnes qui y travaillent et qui auraient participé aux attentats du 7 octobre. En effet, selon lui, si l'on ne finance pas l'UNRWA, celle-ci s'effondrera, ce qui amplifiera la crise humanitaire non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie, au Liban ou encore en Jordanie. Nous débattrons de l'espacement des versements. Les Européens doivent verser une somme qui sera échelonnée en fonction des résultats des audits, l'un effectué par l'ancienne ministre Catherine Colonna, l'autre par l'Union européenne. Nous sommes les premiers financeurs de l'Autorité palestinienne. Les pays arabes nous critiquent en raison d'un double standard - nous ferions d'après eux beaucoup pour l'Ukraine et peu pour Gaza -, mais nous avons toujours fait énormément pour les Palestiniens ! Certes, peut-être pas assez, mais on ne peut pas faire ce procès à l'Europe. Les pays arabes financent très peu l'Autorité palestinienne.

L'unité des Vingt-Sept a été difficile et tiraillée, notamment durant les premières semaines, y compris entre les différents leaders des institutions européennes. La position s'est consolidée : j'en veux pour preuve la dernière déclaration publiée la semaine dernière condamnant toute possible attaque d'Israël sur Rafah. Mais c'est une déclaration des « Vingt-Six », sans la Hongrie. Nous brisons quelques tabous : nous en avons assez d'être bloqués par la Hongrie sur la prise de sanctions contre les colons israéliens en Cisjordanie ou encore sur un texte condamnant à l'avance une possible extension du conflit. Il ne faut pas amplifier les divisions des Européens sur Gaza. Il y en a eu au début, contrairement à l'Ukraine sur laquelle nous étions et restons très unis, mais Gaza est le sujet le plus épidermique en matière de politique étrangère de l'Union européenne car il touche à des histoires différentes au sein de l'Union. Toutefois, petit à petit, en dépit du blocage hongrois, nous avons réussi à forger un consensus et nous voulons aller de l'avant, sur le fondement de principes essentiels.

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