Intervention de Bernard Kouchner

Réunion du 22 février 2010 à 14h30
Action extérieure de l'état — Discussion d'un projet de loi en procédure accélérée

Bernard Kouchner, ministre :

J’ai pu le mesurer au cours des discussions et des rencontres que nous avons menées pour préparer ce projet de loi, en particulier avec les commissions des affaires étrangères et de la culture ; je tiens d'ailleurs à remercier leurs présidents, ainsi que leurs rapporteurs, MM. Kergueris et Duvernois.

Je remercie également tous ceux qui ont participé à ces longs travaux.

Nous partageons, je crois, la même conviction, qui est celle de tous les militants de la France : notre place dans le monde, ce n’est pas seulement un siège au Conseil de sécurité des Nations unies, ou dans le club des pays les plus riches. C’est aussi Yann Arthus-Bertrand, qui discute de la fragilité de la planète au centre culturel français de Dakar avec les femmes sénégalaises ; ce sont les édifices de Jean Nouvel, qui tournent vers les étoiles les yeux de Barcelone et de Tokyo ; ce sont les experts de l’Institut Pasteur, qui participent à l’élaboration des normes de l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS ; ce sont les œuvres de Camus, qui redonnent confiance à ceux qui souffrent de l’oppression.

Les grandes nations sont les nations qui éclairent. Vous le ressentez comme moi : cette vérité n’a jamais eu autant de force.

Un espace immense s’est ouvert. C’est un espace à conquérir. Les savoirs, les symboles et les hommes circulent plus vite qu’ils ne l’ont jamais fait. La révolution numérique ne remplace pas la culture ! Ne croyons pas que, dans le « cybermonde », on n’a pas besoin de culture ! C’est même tout le contraire !

Où est la France dans cette course planétaire ? Est-elle fidèle à elle-même, c’est-à-dire tournée vers l’avenir, toujours prête à se réinventer ? Est-elle fidèle à un souvenir, c’est-à-dire tournée vers un passé qui fait semblant de se survivre ?

Ne cédons pas au dénigrement de nous-mêmes par nous-mêmes ! En même temps, soyons lucides : il y a une immense demande de France à travers le monde : une demande d’expertise, de formation, d’échange, de création. Notre offre n’est pas toujours à la hauteur de cette demande !

Notre pays regorge de talents mais l’État ne dispose pas des moyens adaptés pour fédérer, orienter, inspirer ce foisonnement d’initiatives qui font l’influence et la puissance des grandes nations.

Il faut rénover les moyens de l’action extérieure de l’État, pour que notre pays se porte au-devant des autres, de lui-même, de la diversité et de l’avenir !

Combien ont fait le diagnostic ? On ne les compte plus ! Cela fait près de vingt ans qu’on en parle, qu’on analyse, et qu’on dissèque.

Qui a fait quelque chose ? Pas grand monde. De ministre en ministre, de confort en conformisme, tout le monde se dérobe.

Pourquoi ? Parce que cette réforme est très difficile ! Sinon, d’ailleurs, ce ne serait pas une réforme. Une réforme qui a l’assentiment de tous, ce n’est pas une réforme ; c’est la routine !

Cette réforme est difficile parce qu’elle concerne des structures qui se sont mises en place au long de tout un siècle, au moins. Le temps a empilé les habitudes et creusé les clivages.

Cette réforme est difficile parce qu’elle soulève des protestations inévitables, à la hauteur des certitudes tranchées, très souvent corporatistes, parfois sectaires, qui les portent.

Est-ce une raison pour ne rien faire ? Non, bien au contraire ! Ces certitudes figées, ces haines recuites – et je pèse mes mots – ces incompréhensions crispées endommagent notre politique d’influence. Nul ne peut l’ignorer.

Nous devons trouver un chemin pour avancer avec les uns et les autres. C’est ce chemin que je propose. Essayons d’affirmer un peu moins haut et d’avancer un peu plus loin !

Soyons fidèles enfin à la leçon de l’humanisme, qui est la vraie culture et le contraire des idéologies. Ne pas affirmer par avance, toujours agir, toujours remettre en cause, chercher la voie étroite entre l’action sans idéal et l’idéal sans action : c’est cela selon moi l’humanisme !

La réforme dont nous avons besoin se fera dans la durée. Raison de plus pour enclencher maintenant le processus, pour créer les institutions qui créeront à leur tour des habitudes nouvelles, une énergie nouvelle, un attachement nouveau !

Ayons l’audace de commencer. Ayons l’audace de commencer par le commencement, non par la fin. Ayons l’audace de commencer résolument. C’est cela l’ambition véritable de cette réforme !

Ce n’est pas seulement une question d’intérêt. C’est aussi une question de valeurs ! Notre diplomatie d’influence, c’est vrai, traverse une crise de sens. Parfois, elle ne connaît plus très bien sa raison d’être, ses moyens et ses buts. Ouvrons donc les yeux ensemble !

La culture, ce n’est pas l’amusement d’une élite. C’est la nécessité de tout un peuple. C’est une nécessité pour qui veut empêcher le monde de se défaire. À force de l’oublier, on s’égare en bien petites querelles.

Quel monde voulons-nous ? Voulons-nous l’uniformisation des esprits, qui est le despotisme de la pensée ? Ou bien voulons-nous la diversité, qui est la condition d’une pensée libre ? La culture se nourrit de l’échange. Elle meurt de solitude.

Voulons-nous risquer l’incompréhension et la fracture entre les peuples, qui est la porte ouverte à l’extrémisme ? Ou bien voulons-nous lutter pour l’idée obstinée qu’il existe une humanité commune, faite d’œuvres à admirer, de savoirs à partager, de principes à respecter, et que chaque homme, chaque nation, se définit par ce qu’il donne aux autres ?

Certains utilisent la culture comme une arme de guerre. La force de notre diplomatie, c’est de leur répondre par la culture comme espace de dialogue et d’échange !

Non, la culture n’est pas un ornement ! Oui, la culture est politique. Elle est une politique. On n’aurait pas l’idée de la justice, si l’on n’avait la poésie ! Mesdames, messieurs les sénateurs, la politique extérieure de la France trouve dans la culture beaucoup plus qu’un moyen d’influence : elle y trouve un écho et une inspiration !

Ne perdons pas de vue cette réalité, et rassemblons les énergies pour trouver un chemin, au lieu de fuir dans l’horizon du mieux inaccessible, qui est souvent l’ennemi du bien !

Mesdames, messieurs les sénateurs, depuis dix ans, on fait de grands et beaux discours sur l’influence française. Aujourd’hui, nous avons l’occasion, ensemble, de faire plus qu’un beau discours ; nous avons l’occasion d’avancer, de faire un pas en avant – ce n’est pas beaucoup, mais c’est essentiel.

C’est le sens du projet de loi que vous allez examiner. Ce projet engage la réforme de notre diplomatie d’influence.

Il propose la création de deux opérateurs, l’un pour l’action culturelle extérieure, l’autre pour la mobilité et l’expertise internationale.

Il donne à ces opérateurs des règles constitutives communes, en les regroupant sous une même catégorie. Il rénove les textes qui, depuis bientôt quarante ans, régissent notre assistance technique.

Il contient par ailleurs deux dispositions, sur lesquelles je reviendrai pour finir : la création d’une allocation pour les conjoints d’agents expatriés, et la possibilité pour l’État d’exiger le remboursement de certains frais engagés à l’occasion d’opérations de secours à l’étranger.

Comme je l’ai dit devant la commission des affaires étrangères, un certain nombre des amendements qui ont été adoptés relèvent en fait du domaine réglementaire ; il aurait mieux valu, selon moi, qu’ils figurent plutôt dans les décrets d’application de ce projet de loi. Je pense en particulier aux dispositions sur la gouvernance des opérateurs. Je tiens à rappeler cette position, qui est celle du Gouvernement.

Il fallait donner aux deux nouveaux opérateurs des règles constitutives communes, qui garantissent leur efficacité et l’unité de l’action de l’État à l’étranger. C’est la raison pour laquelle le projet de loi prévoit de les rassembler sous une catégorie nouvelle, celle d’établissement public contribuant à l’action extérieure de la France.

Cette catégorie pourra s’étendre éventuellement à d’autres opérateurs, comme l’Agence de l’enseignement français à l’étranger. En revanche, je tiens à préciser que les dispositions de l’article 1er ne s’appliquent pas à l’Agence française de développement. N’oublions pas que cette agence est également une banque !

Le point central de la nouvelle catégorie d’opérateurs est en effet celui-ci : leurs relais à l’étranger seront placés sous l’autorité de l’ambassadeur, et ils feront partie intégrante des missions diplomatiques.

Cette disposition est primordiale, pour conserver l’unité et la lisibilité dont l’action de la France a besoin vis-à-vis de ses partenaires. Elle est primordiale également pour donner aux opérateurs, avec le statut diplomatique, la protection dont ils ont besoin dans tous les domaines. Je vous proposerai d’ailleurs un amendement visant à préciser cette disposition.

Permettez-moi de commencer par l’agence culturelle. D’abord, je veux vous dire que tout se fait en parfaite amitié, en parfait accord et en commun avec le ministère de la culture, qui a tout son rôle à jouer et qui le jouera.

De quoi avons-nous besoin ?

Nous avons besoin d’un dispositif rassemblé, plus cohérent et plus lisible. Avec ce projet de loi, notre dispositif sera enfin fédéré sous un label unique !

Nous avons besoin d’un pilotage stratégique, efficace, souple et légitime. Avec ce projet de loi, notre réseau sera doté d’une tête !

Nous avons besoin d’une meilleure politique des ressources humaines. Malgré la très grande qualité de nos agents, nous n’offrons pas des formations suffisantes, ni des parcours de carrière valorisants. Avec ce projet de loi, vous allez redonner à nos agents la fierté de travailler pour le rayonnement culturel de la France !

Nous avons besoin de financements pérennes. Avec ce projet de loi, nous allons pouvoir utiliser les crédits au mieux, justifier la possibilité d’en obtenir de nouveaux, et diversifier les moyens de financement !

En un mot comme en cent, nous avons besoin de nous doter d’une agence culturelle, comme l’ont fait avec succès de grands pays voisins. L’article 6 du projet de loi vise à créer cette agence.

Je voudrais aborder cinq points : le nom, les missions, le réseau, la gouvernance, et les statuts.

L’agence donnera son nom aux 143 centres culturels français à travers le monde. C’est plus qu’un symbole ! Mais c’est aussi un symbole. Vous avez voulu que ce nom soit inscrit dans la loi. Vous avez voulu que ce nom soit celui de Victor Hugo. Ce choix n’est pas pour me déplaire. Je crois qu’il ne déplaît pas non plus aux agents et aux usagers de notre réseau culturel. Nous les avons interrogés – 1 000 agents et 5 000 usagers – sur la personnalité le mieux à même d’incarner notre diplomatie culturelle. Devant Albert Camus, Jules Verne, Marie Curie, Victor Hugo est arrivé très largement en tête.

Hugo, c’est l’écrivain français le plus connu hors de nos frontières. C’est un point de ralliement entre la France et le reste du monde, et l’expression vivante de ce désir de France dont je parlais tout à l’heure.

C’est la confiance dans l’homme et la croyance dans le progrès. §C’est la lutte contre l’esclavage et pour l’abolition de la peine de mort sur tous les continents. C’est le poète de la République et de la liberté, dont la statue a été abattue en 1942 par la collaboration.

C’est l’intuition du devoir d’ingérence et l’intuition de l’Europe. C’est, comme il l’énonce dans un texte sur la Serbie, « la conscience humaine [qui] prend la parole et donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter. »

C’est celui qui se dresse contre tous les conformismes et tous les conforts de la pensée : partisan d’une Europe fédérale et fervent patriote ; anticlérical et mystique ; pacifiste et défenseur des luttes armées pour de justes causes ; vicomte et pair de France, s’élevant contre le travail des enfants.

Hugo, c’est un porte-drapeau et un porte-lumière ! Et puis je n’oublie pas, bien sûr, qu’il fut sénateur !

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