Quant au décrocheur lui-même, peut-il être rendu pleinement responsable ? Dans une récente étude qualitative sur l’absentéisme scolaire, l’Union nationale des associations familiales, l’UNAF, a identifié trois causes principales du décrochage, et donc de l’absentéisme : une difficulté scolaire, totale ou partielle, souvent héritée du primaire – ce matin, le titre d’un quotidien nous rappelle que « le succès au bac se joue dès le primaire » –, des problèmes psychiques ou familiaux, enfin une orientation subie, qui explique la plus forte proportion d’absentéisme dans les lycées techniques et professionnels, sur laquelle je reviendrai.
Je vois aussi une quatrième cause, malheureusement de plus en plus répandue : une pauvreté matérielle et sociale grandissante, perturbant le suivi normal des études. Dans son dernier rapport sur le système scolaire, la Cour des comptes a clairement mis en évidence deux points essentiels : le creusement des inégalités et la corrélation quasi automatique entre le niveau social et la réussite scolaire.
La misère des familles ne cesse de s’accroître. Là encore, les travaux de la Cour des comptes sont éclairants. Dans son rapport sur la sécurité sociale présenté le 8 septembre, la Cour s’est alarmée de l’inefficacité des aides aux familles monoparentales, dont la situation s’aggrave. Aujourd’hui, près de trois millions d’enfants sont concernés. Ces familles, ce sont d’abord des femmes seules avec leurs enfants, davantage victimes du chômage, des horaires impossibles et du temps partiel subi : elles sont particulièrement exposées à la précarité. La Cour des comptes estime ainsi que le taux de pauvreté des enfants vivant dans une famille monoparentale atteint 40 %. Ces femmes seules seront les premières concernées par la suspension des allocations familiales. Au lieu de les aider – quoi qu’on en dise, elles veulent que leurs enfants réussissent à l’école –, on leur appliquera vraiment une double peine !
La précarité des familles est à l’origine d’un autre phénomène préoccupant : celui du travail des lycéens. Tous les professeurs que j’ai rencontrés en témoignent, de plus en plus souvent, nombre de leurs élèves doivent travailler pour subvenir aux besoins de leur famille. Auparavant, ce phénomène touchait principalement les étudiants, il s’étend aujourd’hui à de nombreux lycéens. Combien d’élèves endormis en classe ? Combien de jeunes ne pouvant faire leurs devoirs, ni se lever le matin, parce qu’ils ont assuré jusque tard dans la nuit le service dans un fast-food ? Pour beaucoup, ces absences ponctuelles aboutissent au décrochage définitif et à l’installation durable dans un petit boulot précaire.
La difficulté scolaire puis le décrochage sont souvent liés à cette misère sociale, mais touchent aussi d’autres élèves qui ne trouvent pas leur place dans l’école. En France, seuls 45 % des élèves se sentent à leur place en classe, contre 81 % en moyenne dans les pays de l’OCDE. Il eût été intéressant de se pencher plus attentivement sur ces chiffres. L’absentéisme scolaire est un effet et non une cause : il résulte, notamment, de la rigidité de notre système éducatif. Or, la proposition de loi évacue complètement ce problème, en renvoyant la responsabilité du collectif vers l’individuel.
Interrogeons-nous : quel est le profil d’un « décrocheur » ? Il s’agit d’un élève qui, le plus souvent, après un ou deux redoublements, a été orienté vers une filière professionnelle qu’il n’a pas choisie, dont on lui dit quotidiennement qu’elle ne débouchera que sur le chômage ou des petits boulots. Est-il responsable d’une démotivation qui le pousse à l’absentéisme ? Punir ses parents lui redonnera-t-il un désir d’école ? Rien n’est moins sûr !
L’orientation subie est une réalité dramatique que les politiques d’éducation ne prennent pas suffisamment en compte. Monsieur le ministre, vous avez vous-même évoqué ces 120 000 jeunes qui sortent chaque année de notre système scolaire sans qualification, le plus souvent parce qu’ils ont été mal orientés. Mais, pour combattre efficacement l’absentéisme, il aurait fallu remonter à sa source, c’est-à-dire à l’échec scolaire et à l’orientation subie, au lieu de retenir uniquement la solution inefficace proposée aujourd’hui. Vous auriez pu recenser les expériences fructueuses mises en place dans l’enseignement public. Or, aujourd’hui, les suppressions de postes tous azimuts aggravent le décrochage et l’absentéisme. Dès l’école maternelle, le lien quotidien avec les parents permet d’aider ceux-ci dans leur parcours éducatif. Hélas ! la préscolarisation recule et les difficultés progressent. À l’école primaire, les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté, les RASED, effectuaient un travail remarquable, œuvrant dès les premiers signes de décrochage. Hélas ! vous considérez les postes affectés à ces réseaux comme une variable d’ajustement et vous les supprimez progressivement.
En bref, toutes les bonnes pratiques nécessitent des moyens, humains et matériels, que vous cherchez justement à « raboter », monsieur le ministre. Comment pouvez-vous parler de responsabilité des parents, au moment même où vous empêchez l’école d’accomplir ses missions ? Le premier responsable de l’absentéisme, c’est votre politique !
En fait, cette proposition de loi dresse un véritable réquisitoire contre la politique menée depuis huit ans en matière d’éducation, elle exprime l’aveu d’un terrible échec !
J’ai dit combien la proposition de loi m’apparaissait dangereuse et contre-productive, mais elle sera aussi – j’allais dire : heureusement – inapplicable. Le transfert de la décision de suspension des allocations familiales aux inspecteurs d’académie est censé répondre à l’échec patent du contrat de responsabilité parentale. Le choix avait été fait, en 2006, de confier cette décision aux présidents des conseils généraux. Aujourd’hui, un seul département recourt à ce dispositif, celui que préside M. Ciotti. Je rappelle que quarante autres sont présidés par des élus de votre majorité !
Mais surtout, quelle audace de demander aux services de l’éducation nationale d’appliquer cette loi, alors que, dans le même temps, les services de vie scolaire peinent aujourd’hui à fonctionner, faute de personnels ! La situation sera encore aggravée à partir de cette année, puisque, dès le mois d’août, les inspections d’académie ont reçu une discrète note ministérielle leur indiquant que le nombre de contrats aidés d’emplois de vie scolaire devait passer de 52 500 à 39 500. En conséquence, aucun renouvellement de contrat n’a eu lieu après le 1er septembre. Or, à quoi servaient ces emplois de vie scolaire ? Précisément à comptabiliser les absences des élèves en temps réel, à prévenir les parents pour les informer, à construire du lien entre l’école et les parents. C’est à n’y rien comprendre !
En conclusion, monsieur le ministre, la réponse apportée par ce texte est mauvaise, parce qu’elle se place sur le terrain de la régression sociale, là où le problème est avant tout scolaire.
Une réflexion sur l’absentéisme était en effet nécessaire. Mais, plutôt que de la faire porter sur l’absentéisme des élèves, nous aurions peut-être dû réfléchir ensemble à toutes ces heures de cours manquées du fait des absences de professeurs non remplacés et à toutes ces actions de prévention rendues impossibles faute de personnels.
Permettez-moi une dernière remarque. Cette proposition de loi me semble symptomatique d’une conception bien étrange de l’école et de la société dans son ensemble. Après la politique de la carotte, la fameuse « cagnotte » expérimentée contre l’absentéisme scolaire dans l’académie de Créteil – avec le succès que l’on sait