Intervention de Dominique Voynet

Réunion du 1er juin 2006 à 9h30
Transparence et sécurité en matière nucléaire — Discussion générale

Photo de Dominique VoynetDominique Voynet :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c'est avec gravité que je pose la question : de quelle transparence discutons-nous ici ce matin ?

Nous nous apprêtons à faire semblant - oui, à faire semblant ! - de discuter, en deuxième lecture, d'un texte sur la transparence nucléaire, sachant pertinemment que ce débat est d'ores et déjà confisqué au détriment des parlementaires.

Laissez-moi vous dire quelle fut ma stupéfaction lorsque j'ai pris connaissance du rapport de la commission des affaires économiques, laquelle propose d'adopter le texte en l'état.

Avons-nous donc été naïfs de nous réjouir de la levée de l'urgence sur ce texte ! Nous voyons aujourd'hui combien la démocratie est bafouée, bernée, humiliée !

Dans un contexte surréaliste, vous nous mettez, madame la ministre, devant le fait accompli, ce qui ne fait pas honneur à notre pays, celui des droits de l'homme !

J'ai le regret de constater, une fois de plus, l'extraordinaire opacité qui règne dès qu'il s'agit du nucléaire.

Fuites radioactives, transports de déchets nucléaires, sécurité des installations : loin de moi la tentation de caricaturer la situation. Certes, des progrès ont été réalisés en matière de transparence, qu'il s'agisse de progrès anecdotiques ou dérisoires, tels que l'installation de Webcams dans certaines salles de l'usine de retraitement de la Hague - qui permettent aux curieux de vérifier qu'il n'y a rien à voir et qu'il ne se passe rien ! - ou de progrès plus consistants, comme l'illustre la revue « Contrôle » relatant, en février 2006, dans un dossier sur le risque nucléaire, une passionnante interview d'Yves Miserey, journaliste au Figaro, sur la façon dont on avait géré en France et, de l'autre côté de la frontière, en Suisse, les conséquences de l'accident de Tchernobyl.

Cela étant dit, on peut sans crainte affirmer qu'il y a loin de la coupe aux lèvres, des bonnes intentions à la transformation des pratiques !

Ainsi, l'information prodiguée par les exploitants et par l'État reste soit extrêmement générale, au motif qu'il s'agit de sujets complexes, inaccessibles au commun des mortels, soit techniquement précise et, de façon quasi maniaque, exhaustive, sur le mode : « Ils veulent des informations ? Ils en auront ! »

Certes, on peut considérer comme un progrès la possibilité donnée aux experts associatifs de prendre connaissance, en quelques heures, des milliers de pages de données et d'analyses techniques des études préliminaires de sûreté des installations nucléaires, mais cela est-il suffisant ?

Je dois ici saluer le travail civique - on aurait dit autrefois « de vulgarisation » - d'une qualité intellectuelle reconnue par les acteurs de la filière eux-mêmes et réalisé par des organisations telles que le Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire, le GSIEN, Global Chance, ou WISE, organismes qui, s'ils sont régulièrement sollicités par maints acteurs publics ou privés, comme la Commission européenne, ne le sont pas par l'État français !

Serions-nous donc entrés dans l'ère de la transparence ? Je ne le crois pas, pas plus qu'aucun des protagonistes du récent débat public sur l'EPR !

Chacun s'en souvient, le porte-parole du réseau « Sortir du nucléaire », Stéphane Lhomme, a, voilà deux semaines, été arrêté et placé en garde à vue pour possession de documents classés secret défense. La direction de la surveillance du territoire, ou DST, après avoir perquisitionné à son domicile, a saisi son ordinateur à la recherche d'un document d'EDF, destiné au directeur général de la sûreté nucléaire, établissant que l'EPR n'est pas conçu pour résister à une attaque terroriste par voie aérienne ! Ce document, classé confidentiel défense, a ainsi été saisi. Or que reproche-t-on exactement à Stéphane Lhomme ?

Pourquoi la DST s'obstine-t-elle à mettre la main, de façon particulièrement coercitive, sur un document dont la plupart des associations et des personnes intéressées par le débat public sur l'EPR ont pris connaissance depuis belle lurette, si ce n'est pour siffler la fin de la récréation et impressionner ceux qui ont pris au mot la volonté affichée par le Gouvernement d'engager le débat, dans le respect de nos concitoyens ?

Il ne s'agit pas là d'un incident malencontreux. Ce qui est grave, madame la ministre, ce n'est pas seulement l'usage abusif du secret défense ou du secret commercial, prétexte utilisé par la COGEMA pour distiller, au compte-gouttes, aux ministères en charge de la sûreté nucléaire les données concernant ses contrats ; ce n'est pas non plus la tentative d'intimidation de militants qui en ont vu d'autres. Ce qui est grave, c'est l'humiliation et la décrédibilisation du travail passionnant et novateur engagé par la commission particulière du débat public, la CPDP, sur ce dossier.

À cet égard, je voudrais citer l'opinion émise par cette commission : « Au moment où le pouvoir politique marque sa volonté de rappeler le respect dû au secret défense en faisant interpeller Stéphane Lhomme, il est regrettable qu'il ignore les conclusions d'un très sérieux groupe de travail mis en place par la Commission nationale du débat public, sur les obstacles à l'accès à l'information dans le domaine du nucléaire et sur les voies possibles pour progresser vers une véritable transparence. Les débats publics sur les déchets nucléaires et le futur réacteur EPR à Flamanville, qui viennent de s'achever, ainsi qu'une enquête menée à cette occasion sur les pratiques en matière de transparence dans divers pays occidentaux, démontrent la nécessité de pouvoir accéder aux documents d'expertise pour permettre une véritable démocratie participative en accord avec la convention d'Aarhus ratifiée par la France.

« Ces travaux ont montré l'intérêt d'une concertation sur ces questions et fait émerger des pistes de réflexions. Cette voie doit être poursuivie pour construire un dialogue argumenté sur des sujets complexes, touchant à un domaine aussi sensible que l'avenir énergétique, et pour éviter la radicalisation des positions à laquelle on assiste.

« Il ne suffit pas de ratifier des conventions ou de voter des lois pour que la transparence se fasse. »

Madame la ministre, laissez-moi vous dire qu'il est extrêmement rare que les membres d'une commission de débat public signent conjointement un texte qui met en cause la stratégie des pouvoirs publics et dénonce l'attitude de ceux qui veulent interrompre le dialogue engagé !

Après l'arrestation de Stéphane Lhomme, nombreux sont ceux qui ont décidé de mettre ce document classé à la disposition du public, par solidarité avec les personnes poursuivies, mais aussi par respect pour la transparence, dont nous avons la vacuité de parler ce matin en examinant ce texte scandaleux.

Madame la ministre, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne résiste pas à la tentation de citer certaines des phrases de ce document, non parce qu'elles seraient particulièrement édifiantes, mais pour m'associer à ceux qui, tout comme moi, ont mis sur leur site internet ce texte contesté : « Nonobstant l'aptitude du projet EPR à faire face à des chutes d'avion, il convient de noter qu'EDF n'envisage pas d'assurer une capacité de résistance vis-à-vis de tout acte de guerre ou tout acte terroriste envisageable. La prévention de ceux-ci ou la limitation de leur effet relève essentiellement de la puissance publique. » Et ce n'est qu'une phrase parmi d'autres !

Madame la ministre je tiens évidemment ce rapport à votre disposition, même si j'imagine que dans vos services, au moins, il a été lu.

Ces propos prennent tout leur sel au moment où vient de se poser, à Flamanville, un petit avion de Greenpeace. Cet atterrissage est un geste inamical, me direz-vous. Non ! Il s'agit d'un geste d'alerte citoyenne, qui vise à montrer que le risque évoqué par la Commission nationale du débat public n'est pas théorique. Compte tenu du contexte international, nous devons nous préparer à faire face à des risques et à des difficultés d'un genre nouveau.

Déqualifier l'opposant, nier l'évidence, distiller l'information au compte-gouttes, en utilisant des mots-valises, des expressions qui n'évoquent rien, ou si peu, pour le public, voilà qui reste banal.

Je pense, par exemple, au terme « incident », utilisé pour qualifier les dysfonctionnements, parfois sérieux, des installations. Il s'agit là, me direz-vous, d'un terme choisi à l'échelle internationale. Voilà qui est bel est bon ! Il n'empêche que, lorsqu'on est confronté à un incident de niveau 2 ou de niveau 3, la difficulté est parfois déjà majeure !

Nous n'avons pas oublié les mensonges sur le nuage de Tchernobyl. La possible mise en examen, vingt ans après les faits, du responsable français de la radioprotection de l'époque nous rappelle, de façon encore plus impérieuse, l'urgence de la mise en place d'un dispositif d'accès à l'information et d'une réelle culture de la transparence. Plus jamais ça, dans une grande démocratie comme la nôtre !

J'avais cru comprendre que c'est de cela qu'il nous serait donné de débattre, ainsi que des modalités permettant de « couper le cordon » entre ceux qui, au sein des entreprises, sont chargés de produire de l'énergie électrique et ceux qui, dans l'appareil d'État, sont les garants d'un haut niveau de sécurité, de sûreté et de radioprotection.

Or, au lieu de cela, nous discutons d'un projet de loi qui dépouille l'État de ses prérogatives régaliennes et de ses devoirs au profit d'une poignée de personnes issues de ce qu'il est convenu d'appeler « le lobby nucléaire ».

Lors de son examen à l'Assemblée nationale, le texte de ce projet de loi a été joliment toiletté. J'ai noté, par exemple, que certains amendements que j'avais déposés au Sénat et que vous aviez rejetés ont été adoptés par l'Assemblée nationale. Ils vous paraissent à présent tout à fait désirables, puisque vous n'envisagez pas de revenir sur ces dispositions ! Force est pourtant de constater que le contenu du projet de loi reste le même.

La Haute autorité, pudiquement rebaptisée « Autorité de sûreté nucléaire » - un nom d'usage imposé par un directeur inamovible et constamment soucieux d'élargir et de consolider les limites de son royaume -, concentre tous les pouvoirs. Si elle ne doit rendre de comptes à personne - c'est apparemment en cela que réside son indépendance ! -, elle est irresponsable, puisqu'elle n'est pas dotée de la personnalité morale.

Cette autorité administrative indépendante organisera son expertise, se contrôlera elle-même et sera en outre chargée de veiller à la transparence et à l'accès à l'information. Le « curseur » astucieusement placé « là où il faut », paraît-il, entre les attributions de l'autorité de sûreté et les responsabilités du Gouvernement ne fait que mettre en lumière l'improbable opérationnalité du système.

L'Autorité de sûreté nucléaire, ou ASN, sera dotée du pouvoir réglementaire et se contrôlera elle-même. Les pouvoirs de contrôle, d'expertise et d'information se trouveront entre les mains de cinq personnes qui auront fait carrière dans l'industrie nucléaire et au profit desquelles les règles de limite d'âge auront été opportunément modifiées.

De plus, rien n'indique de façon précise à l'article 2 octies du projet de loi que les membres de ce collège tout puissant auront interdiction de siéger dans les conseils d'administration de grandes entreprises ou de grandes écoles.

Madame la ministre, je veux insister sur l'expertise, qui me paraît menacée par votre texte. Lorsque je détenais votre portefeuille, nous avions organisé l'indépendance des experts à l'égard du CEA, en créant l'IRSN, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, par fusion de l'OPRI, l'Office de protection contre les rayonnements ionisants, et de l'IPSN, l'Institut de protection et de sûreté nucléaire.

Aujourd'hui, cette indépendance est largement remise en cause par ce texte. L'Autorité de sûreté nucléaire a toujours un droit de regard sur le budget de l'expert. Pis, l'IRSN ne dépend plus de l'État mais se trouve placée de fait sous l'autorité de cette « nouvelle ASN ».

L'IRSN n'est toujours pas tenu de publier ses expertises, alors qu'il s'évertue depuis des années à communiquer de lui-même ses recherches au public et aurait bien besoin d'un appui législatif, qui lui donnerait formellement le pouvoir de communiquer et d'informer.

Le concours d'experts étrangers n'est pas encouragé par le projet de loi, alors même que cette collaboration scientifique au-delà des frontières des États tendait à se mettre en place, de façon plus fréquente, à la satisfaction de tous.

La pluralité de l'expertise reste un beau principe, dont il n'est pas dit un seul mot dans ce projet de loi. En confiant à l'autorité administrative indépendante la charge d'informer le public, vous réduisez, je le crains, le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire à n'être plus qu'une coquille vide.

En effet, je me demande pourquoi les ministres ou les présidents des commissions parlementaires saisiraient ce haut comité pour se procurer des informations qu'ils pourront obtenir en interrogeant le président de l'Autorité de sûreté nucléaire, ainsi que le prévoit l'article 2 ter A du projet de loi.

Madame la ministre, c'est pourtant là une question essentielle. La transparence et l'accès à l'information sont les deux axes autour desquels doit être organisée une gouvernance démocratique digne de ce nom. Or, le Gouvernement, qui utilise la convention d'Aarhus pour prétendre honorer ses engagements internationaux, ne dupe personne quant à ses véritables intentions.

Vous avez toléré, madame la ministre, de sérieuses remises en cause de la liberté d'informer. Je pense, par exemple, à l'interdiction de distribuer des tracts au sujet du transport des déchets nucléaires.

Par ailleurs, ma curiosité n'est toujours pas satisfaite sur un point pourtant important : quand nous lirez-vous l'avis du Conseil d'État relatif à la création de l'autorité administrative indépendante chargée de la sûreté nucléaire, de la radioprotection et de l'information ? N'est-ce pas le moins que vous puissiez faire alors que nous parlons de transparence ?

J'ai donc bien des raisons, mesdames, messieurs les sénateurs, de vous demander de refuser de voter ce texte qui brade la sûreté nucléaire, bride l'expertise et bafoue la transparence.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion