Intervention de Marie-Thérèse Hermange

Réunion du 11 juin 2008 à 15h00
Lutte contre les addictions — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Marie-Thérèse HermangeMarie-Thérèse Hermange :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, lorsque nous rencontrons sur notre route l’un de ces « accros » à un type d’addiction, notre premier reflexe est parfois de fuir.

Aujourd’hui, cher Nicolas About, en nous proposant ce temps de réflexion, vous faites appel à notre sens des responsabilités pour ne pas fuir le débat, comme vous ne l’avez pas fui, madame la ministre, lorsque vous avez déclaré, le 22 mai dernier, que « la lutte contre les conduites addictives était une priorité de santé publique ». Cette priorité est d’autant plus nécessaire que les pratiques addictives interviennent à hauteur de 30 % dans les cas de mortalité précoce et évitable, et qu’elles ont par ailleurs des conséquences ne se résumant pas exclusivement au secteur sanitaire, puisque les domaines économiques, sociaux et humains sont largement concernés : déstructuration des familles, perte de productivité, accident du travail en entreprise, développement d’économies souterraines.

Dans ce contexte, la mise en place du plan 2007-2011 de prise en charge et de prévention des addictions est d’une importance capitale, rejoignant en cela les conclusions du rapport de l’Académie nationale de médecine, élaboré en 2007 et préconisant une politique ambitieuse de prévention et de prise en charge des addictions ordonnée autour de cinq objectifs : sensibiliser l’ensemble de la population française aux problèmes posés par les conduites addictives et développer leur prévention ; faciliter l’accès aux soins, la prise en charge mais aussi la réinsertion des personnes souffrant d’addiction ; offrir à tous des soins de qualité ; former l’ensemble des professionnels des champs sanitaires et sociaux concernés ; enfin – c’est un point trop souvent oublié –, développer l’innovation par une recherche performante.

Mais ne pas fuir nos responsabilités, c’est d’abord écouter, c’est ensuite comprendre d’où provient la pratique des addictions, c’est également entendre et diffuser ce que nous disent les chercheurs, c’est aussi faire le bilan de nos politiques, c’est enfin être humble et faire confiance.

Écoutons d’abord les jeunes, population particulièrement vulnérable touchée par le fléau de la drogue – pour plus de concision, madame la ministre, c’est l’exemple de cette addiction que j’ai choisi de prendre –, à travers les propos relatés par le docteur Xavier Pommereau dans son remarquable livre intitulé Quand l’adolescent va mal.

« J’ai tout essayé. C’était la vraie défonce que je cherchais…Puis j’ai plaqué mon apprentissage. Maintenant j’essaie de décrocher, je replonge et ainsi de suite. C’est la came ou moi. » Ainsi s’exprime Joachim, dix-neuf ans, accro à l’héroïne.

Stéphane, quant à lui, énonce son état de manque de la sorte : « Je la hais celle qui m’a mis au monde. Je la hais de me tenir par les tripes, parce que chaque fois que je décide de me barrer de chez elle, j’y reviens, espérant qu’elle me remettra d’aplomb. »

« Je suis habitée par l’héro », reconnaît Esther. « C’est elle qui habite à ma place, c’est elle qui dicte ma loi. Moi je la suis, je n’ai pas le choix. »

Quant à Jean-François, dix-sept ans, voici ce qu’il dit : « Tous les week-ends c’est pareil, mon père bricole dans le garage, ma mère fait le jardin ou repasse le linge. Personne ne m’adresse la parole. Moi, j’ai besoin de déconnecter. Alors je me barre avec mes copains pour nous caraméliser : on mélange des trucs bien cognés et je m’arrange pour rentrer chez moi bien défoncé. »

En nous proposant, cher Nicolas About, de prendre un temps de débat sur les addictions qui se nomment alcool, drogue, jeux, c’est quelque part à tous les Joachim, Stéphane, Esther, Jean-François et les autres que notre assemblée veut aujourd’hui s’adresser.

Mais essayons de comprendre d’où provient la pratique des addictions.

Xavier Pommereau, psychiatre, homme auquel Jacques Chaban-Delmas avait fait confiance lorsque, voilà une vingtaine d’année, ce médecin bordelais lui proposait d’ouvrir au sein du CHU de Bordeaux une unité médico-psychologique – c’était révolutionnaire à l’époque – et de créer le centre Abadie, dont je vous recommande la visite, madame la ministre, Xavier Pommereau, disais-je, s’exprime ainsi : « Quels que soient leur facteurs déclenchants, la plupart des situations de détresse observées à cet âge témoignent d’une souffrance familiale partagée, tue ou cachée. Graves ou minimes, de tels éclats révèlent la présence de braises familiales jamais éteintes qui, si l’on n’y prend pas garde, peuvent incendier les relations. De telles tensions, ajoute-t-il, prennent évidemment un relief particulier lorsqu’elles réveillent des traumatismes bien réels, qu’il s’agisse d’abandon, de violence ou d’abus sexuel. Mais elles deviennent extrêmes lorsque l’atmosphère familiale se charge de menaces intruses et que l’indistinction des rôles ou des générations confine au flou des limites, et donc à l’insécurité absolue. Mal dans leur être, ils sont mal dans leur peau, et leur corps propre est le théâtre d’affrontements et d’agissements paradoxaux. »

Ainsi, mes chers collègues, pour dire le manque, le vide de lien, de sens et d’amour, ils s’injectent ce qu’ils n’ont pas pu internaliser par la voie de représentations psychiques. Ils s’injectent donc alcool, drogue, médicaments, jeux, toute pratique qui les fera passer du trop au pas assez, et du pas assez au trop, toujours à la recherche de ce qui manque au cœur de la plénitude.

C’est la raison pour laquelle il convient non seulement de faire de la prévention, mais aussi d’œuvrer en guérissant les structures ayant une fonction éducative – la famille et l’école – ou rééducative, en donnant une véritable noblesse au secteur médico-social. En quelque sorte, il faut agir pour prévenir la prévention.

Ne pas fuir nos responsabilités, c’est aussi, d’une part, écouter ce que disent les chercheurs et, d’autre part, faire le bilan de nos politiques en la matière.

Écoutons tout d’abord les chercheurs. Participant la semaine dernière aux travaux de la commission Addictions de l’Académie nationale de médecine et écoutant un exposé relatif à la neuropharmacologie de la cocaïne, j’ai été profondément bouleversée par les propos tenus tant par M. Bruno Giros, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, l’INSERM, que par le docteur Karila, psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse. En les entendant, j’ai pris pleinement conscience du fait que la plupart des addictions, et notamment la cocaïne, au-delà des troubles psychiques et somatiques allant des problèmes ORL jusqu’à des crises d’épilepsie, avaient des conséquences irrémédiables sur le système nerveux, notamment par leur action sur la dopamine : être accro à la cocaïne, c’est être attrapé pour la vie au niveau de ses réseaux synaptiques.

J’en profite, mes chers collègues, pour vous signaler une étude publiée lundi 9 juin sur le site de la revue américaine PLoS Medicine, étude qui corrobore ce constat. En effet, une équipe de chercheurs des instituts nationaux de la santé des États-Unis, les NIH, a découvert que les anomalies neurologiques et comportementales constatées chez des enfants dont la mère a consommé de la cocaïne pendant sa grossesse sont dues au stress oxydatif induit par cette drogue.

Aussi, au moment où nous débattons du rôle et de la mission du Parlement, je vous propose de réunir l’ensemble des chercheurs et professionnels concernés au niveau national et international pour, autour de vous et avec vous, madame la ministre, lancer un appel, un cri d’alerte afin de sensibiliser l’ensemble de la population française sur les conséquences irrémédiables de ces pratiques. Il en va de notre mission d’information. Il s’agirait de délivrer à la fois un diagnostic et son ordonnance, signée par tous les « sachants » en la matière, en direction de la population française. Compte tenu du fait que, en Europe, 13 % de la demande de soins en addictologie est induite par la prise de cocaïne et que 4, 5 millions de personnes déclarent avoir consommé cette substance au cours de la dernière année – l’augmentation est de un million en deux ans –, ce pourrait être un bon moyen, au moment où la France va prendre la présidence de l’Union européenne, d’impulser une prise de conscience et une action adéquate au niveau européen.

Mais notre mission d’information se doit aussi de faire le bilan de nos politiques et de connaître les mesures concrètes et tangibles mises en œuvre ou étudiées pour lutter contre les addictions, afin d’évaluer si ces mesures sont à même d’apporter une réponse adaptée.

Dans ce contexte, madame la ministre, j’aimerais que vous nous précisiez comment s’effectuera le renforcement du maillage des structures existantes et si l’ensemble des schémas régionaux d’organisation sanitaire, les SROS, contiendront bien un volet « addictologie » s’appuyant sur trois pôles complémentaires cohabitant ensemble : un volet ville d’intervention de premier niveau, un volet médico-social médicalisé et un volet hospitalier.

Pouvez-vous nous indiquer, par ailleurs, si les équipes de chaque centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie seront systématiquement renforcées, afin d’être toutes effectivement pluridisciplinaires et de continuer à comporter les postes de soins médico-sociaux adéquats ?

Quelles dispositions comptez-vous prendre pour revaloriser les équipes travaillant dans les CHU sur les addictions, dans le cadre du schéma de réorganisation sanitaire que vous prévoyez de soumettre prochainement à notre assemblée ?

Qu’en est-il, également, de la situation dans les structures pénitentiaires ? On sait bien, en effet, que les circuits de la drogue ne s’arrêtent pas aux portes des prisons. Comment les personnes dépendantes sont-elles prises en charge ? Le travail de soin et d’accompagnement qui leur est destiné a-t-il été renforcé ?

Enfin, madame la ministre, s’agissant des addictions relevant du secteur de l’audiovisuel – jeux vidéo, pornographie –, les instances concernées ont-elles été réunies et, dans l’affirmative, quelles sont leurs préconisations ?

Mais par-delà les plans, quels qu’ils soient, nous devons aussi faire preuve d’humilité, tout en faisant confiance à la jeunesse et à sa capacité de résilience. Les réponses exclusivement structurelles seront toujours insuffisantes.

En effet, nous avons tous ici, quel que soit notre regard sur la vie, une certitude : la souffrance exprimée par les addictions est de l’ordre d’un « je ne sais quoi » de plus ample et de plus complexe que la maladie, quelque chose de plus profondément enraciné dans l’homme, qui soulève la question du « pourquoi ». C’est une question sur la cause, sur la raison et, en même temps, sur le sens.

Cette souffrance ne trouve sa place ni dans les plans, ni dans les statistiques, ni dans les études épidémiologiques générales et impersonnelles. Cette souffrance-là, que ressentent tous les Joachim, Stéphane, Esther et Jean-François, attend des réponses en termes d’écoute humaine authentique, car ces jeunes sont confrontés à une vie qui leur offre plus de confort, peut-être, mais aussi moins de tendresse.

Nous voulons dire notre reconnaissance aux hommes et aux femmes qui, chaque jour, chaque nuit, écoutent celles et ceux, désespérés, qui les appellent, ces hommes et ces femmes qui, pour nous relayer, posent des actes d’amour.

Aux jeunes à qui, avec nos plans et nos statistiques, nous semblons sans doute bien pauvres face à leurs souffrances, nous voulons, au travers de nos stratagèmes institutionnels, dire ceci : « Réfléchissez un instant ! Écoutez ! Aux différentes époques et dans des sens variés, le bon grain a toujours crû en même temps que l’ivraie, et l’ivraie en même temps que le bon grain. Qui ne peut admettre la nécessité de brûler l’ivraie en bottes pour faire éclore le bon grain enfoui dans le grenier ? N’est-ce pas la clef de toute histoire humaine ? »

Seuls, avec leur entourage, ou avec l’aide de professionnels, des adolescents en nombre bien plus important qu’on ne le dit parviennent à quitter l’ornière dans laquelle les a précipités tel ou tel accident de parcours. Lorsqu’ils se vivent comme sujets, ces adolescents sortent grandis et fortifiés de cette épreuve.

« C’est drôle, quand j’y pense », dit Olga, vingt ans, aujourd’hui monitrice de voile, « à quinze ans, les seules choses qui m’importaient, c’étaient mes fugues. En fait, j’essayais de naviguer sur un petit dériveur qui n’arrivait pas à franchir la jetée du port. Je ne savais que fixer le phare. Immanquablement, je me précipitais sur les rochers et je retournais à la case départ. Le jour où j’ai décidé de mettre le cap sur le large, j’ai tellement eu peur que j’ai voulu rebrousser chemin. Le voilier a dessalé. J’étais à l’eau. Que faire, sinon tenter de le remettre à flot ? J’y suis parvenue. Depuis, l’Atlantique, ça ne me fait pas peur. »

Comme Olga, à travers ce débat, nous voulons dire à ces jeunes – peut-être bien pauvrement à leurs yeux, mais avec toute l’énergie qui nous anime – qu’ils peuvent s’en sortir. De notre côté, à notre façon et avec nos moyens, nous y mettons en tout cas toute notre énergie et notre volonté.

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