Intervention de Robert Badinter

Réunion du 1er février 2007 à 21h45
Recrutement formation et responsabilité des magistrats équilibre de la procédure pénale — Discussion d'un projet de loi organique et d'un projet de loi déclarés d'urgence

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Nous avons obtenu de cette façon la réforme, qui fut longue, du code pénal. La méthode alors utilisée aurait dû inspirer celle que nous devons mettre en oeuvre pour la procédure pénale. Comme mon ami Michel Dreyfus-Schmidt, dont le ton n'altère pas les facultés d'interpellation, le rappelait justement, nous sommes parvenus aussi de la même façon à la loi de juin 2000.

Ce moment de consensus, je l'appelais de mes voeux depuis le 3 octobre 1981 - j'ai attendu un quart de siècle ! -, jour où j'ai rejoint mon ami Chandernagor à Strasbourg pour lever les réserves qui empêchaient les justiciables français de saisir la Commission et la Cour européenne des droits de l'homme. Nous savions que la mise en oeuvre nécessaire de tous les principes de la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales serait dorénavant possible. Désormais, à travers les alternances, les principes du procès équitable et les droits fondamentaux des citoyens s'imposeraient aux majorités politiques successives comme à toutes les juridictions et autorités de l'État.

En ajoutant à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme les décisions du Conseil Constitutionnel, dont le corpus est particulièrement important en cette matière, nous avons assisté - et nous tous qui avions travaillé sur cette question en étions sûrs - à la formation d'un socle de principes et de règles auquel nous ne pourrions pas déroger, quelles que soient les alternances. Ce socle constitue le fondement intangible de notre procédure pénale.

Dès lors, au-delà des inévitables divergences, souhaitables et légitimes dans une démocratie, sur les conditions d'application et de mise en oeuvre des principes, l'essentiel était acquis.

Si la justice pénale doit se prêter au débat, elle ne devrait plus être, dès l'instant où nous sommes enserrés dans ce corps de principes fondamentaux communs auquel nous ne pouvons pas déroger, un champ clos d'affrontements politiques, comme elle l'a été depuis tant d'années. Elle devrait au contraire faire l'objet de travaux réfléchis, consensuels et fouillés, sur la question d'une meilleure mise en oeuvre par notre justice des règles du procès équitable. Les divergences s'inscrivent bien plus dans une réflexion juridique et technique, notamment économique, que dans des affrontements d'ordre politique. La justice française, si elle doit demeurer un sujet de réflexion et de propositions, doit dorénavant échapper à l'affrontement politique dans lequel trop souvent on a voulu la précipiter.

La remise en cause permanente à laquelle nous avons assisté à la suite des alternances - parce que nous avons méconnu cette identité fondamentale de principe et que nous avons voulu utiliser le débat sur la sécurité et la justice pénale dans l'arène politique - a eu pour conséquence la désastreuse inflation législative que vous avez évoquée et dont se plaignent à juste titre les magistrats, les avocats et tous ceux qui participent à un titre quelconque à l'oeuvre de justice. À cet égard, je dirai sans crainte d'être démenti qu'ils n'en peuvent plus ! Ils n'en peuvent plus de ces textes successifs votés par une majorité, auxquels la majorité suivante en substitue d'autres.

Je marque, monsieur le garde des sceaux, que votre gouvernement et sa majorité auront puissamment contribué à cette inflation législative, malgré les déclarations d'un président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, désireux d'y mettre un terme. Voyez ce qu'il est advenu depuis lors !

La commission d'Outreau nous offrait une chance exceptionnelle, comme si, dialectiquement, le bien pouvait sortir du mal, ou plutôt du malheur devrait-on dire ici. Encore fallait-il saisir et exploiter cette occasion unique, cette sensibilité d'un seul coup alertée. Hélas ! vous n'avez pas voulu le faire, pour notre plus grand mal commun, j'en suis convaincu.

Il est vrai que, en la circonstance, le calendrier était cruel. La commission d'Outreau a remis son rapport à la fin du mois de juin. La législature arrivait à son terme - nous y sommes maintenant -, l'automne était nécessairement chargé de textes, en particulier de nature budgétaire, les élections approchaient. Une campagne électorale, nous le savons tous, n'est assurément pas le moment le plus propice à l'analyse, au débat et au vote par le Parlement de profondes réformes de la procédure pénale. De telles réformes, que le rapport consensuel de la commission d'enquête parlementaire laissait espérer, sont pourtant nécessaires après le désastre d'Outreau.

La sagesse, permettez-moi de le dire, aurait été de mettre à profit la période électorale pour soumettre le rapport et les propositions consensuelles de la commission d'Outreau à tous les professionnels intéressés, non seulement aux associations et aux syndicats de tous ordres, mais aussi, comme on l'a fait en d'autres temps, aux assemblées de magistrats, aux barreaux, aux forums universitaires, afin de leur permettre d'en débattre, puis de formuler des observations et des suggestions.

Après cette concertation sérieuse - et seulement après -, dont les fruits auraient été recueillis par la direction des affaires criminelles et des grâces, indépendante, elle, de la conjoncture, le nouveau garde des sceaux - il y a des fortunes judiciaires, peut-être que ce sera vous, monsieur le garde des sceaux, même si, pour des raisons qui ne tiennent pas à votre personne, je ne le souhaite pas - et la nouvelle majorité à l'Assemblée nationale auraient pu sereinement, comme c'est possible en début de législature, se mettre à l'oeuvre, forts de la confrontation des opinions de tous les participants à l'oeuvre de justice.

Hélas ! cela ne s'est pas fait. Après la remise du rapport, vous avez préféré, très vite et sans concertation - les associations professionnelles, les magistrats, la commission des lois et son excellent rapporteur l'ont dit - déposer cet ensemble de propositions, de « réformettes » - le mot est à mettre au pluriel, non au singulier. Or une collection de réformettes n'a jamais fait une réforme.

Quoi qu'il en soit, que reste-t-il des quatre-vingts propositions de la commission d'Outreau dans les textes que vous nous soumettez ? Les textes soumis au Sénat en reprennent dix-neuf. Douze d'entre elles figuraient dans le texte soumis à l'Assemblée nationale, dont huit n'étaient que des reprises partielles. Les sept autres ont été introduites par l'Assemblée nationale. Aucune des autres mesures n'a été reprise.

Comme je l'ai déjà dit, je n'entrerai pas dans le détail de ces propositions. Permettront-elles de remédier aux dysfonctionnements majeurs qui ont été évoqués et qui ont fait toute la cruauté de l'affaire d'Outreau ? Je ne le pense pas, mais nous aurons l'occasion d'en débattre précisément.

Le seul véritable acquis de cette affaire, singulier à mes yeux - je ne parlerai pas de revanche, car je n'aime pas ce mot -, c'est la consécration d'une évidence, les mêmes causes produisant les mêmes effets.

Après l'affaire Grégory, nous avions longuement réfléchi sur ce sujet à la Chancellerie - je dis « nous » parce que je n'étais pas seul à travailler sur cette question, il y avait là des femmes et des hommes éminents, notamment l'actuel président de la chambre criminelle - et considéré que cela ne pouvait plus continuer ainsi.

C'est ainsi que l'évidence suivante nous est apparue : ou bien nous en finissons avec le système de l'instruction - terminé ! - et nous en venons au système du contrôle de l'instruction, à une procédure accusatoire adaptée, ou bien nous gardons le juge d'instruction et, dans ce cas, nous mettons fin à sa solitude et instaurons le travail en équipe. Tout le monde travaille en équipe - le parquet, la police, les avocats -, sauf le juge d'instruction, qui est seul. On vient d'en voir les résultats dans une grande affaire, avec un jeune juge, dans des conditions singulièrement proches de celles qui ont conduit à l'affaire d'Outreau.

La seule façon de remédier à ces dysfonctionnements, c'est de créer des équipes, les aînés travaillant avec les plus jeunes. C'est ainsi que l'on apprend son métier, les décisions étant prises collégialement, les uns s'habituant à travailler avec les autres. Chacun y gagnerait, car cruelle est la condition du magistrat qui doit prendre des décisions si importantes. Rien n'est aussi précieux que l'expérience partagée. Je n'insisterai pas plus longuement sur cette question, mais j'y reviendrai.

Le texte a été préparé, adopté et voté à l'unanimité - M. le garde des sceaux doit s'en souvenir -, et bien sûr mis de côté, remisé.

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