Je ne crois pas que quelques ajustements de procédure, comme il en intervient trop souvent, nous sortiront de l'ornière. C'est, je le répète, aux fondations qu'il faut s'attaquer. Par là, j'entends principalement la formation des magistrats [...] ».
De tels propos, dont l'expression est évidemment modérée par les circonstances, doivent être pris comme un très grave avertissement. Ils nous invitent clairement à remettre en cause le système de formation des magistrats professionnels, qui, pour l'essentiel, restent les détenteurs de l'oeuvre de justice. Et cela ne vaut pas seulement pour la procédure pénale, car les errements de la justice civile, pour être évidemment moins scandaleux que ceux qui ont été évoqués tout à l'heure, n'en sont pas moins tout aussi graves et, malheureusement, tout aussi fréquents.
Certes, le présent texte s'efforce d'apporter ici ou là des améliorations ponctuelles - il ne pouvait probablement pas faire mieux dans le court laps de temps dont nous disposions -, soit qu'il allonge le stage initial dans un cabinet d'avocats, soit qu'il prévoie une période de mobilité pour l'accès aux fonctions de second grade, soit qu'il rende obligatoire la formation permanente.
Ces mesures apporteront certainement des améliorations. Elles ne sauraient remédier pour autant à ce qui fait la faiblesse fondamentale et originelle de la plupart de nos magistrats, je veux parler de l'ignorance des réalités et de l'insuffisance d'esprit de discernement, l'un étant lié à l'autre. À quoi semble devoir s'ajouter de plus en plus souvent l'insuffisance de culture juridique, ce qui est tout de même un comble !
Qui peut croire sérieusement que le fait d'être capable de faire de bonnes compositions écrites ou de brillants exposés oraux suffit à rendre un homme ou une femme apte à comprendre les réalités économiques, sociales, familiales qui sont la matière des litiges qu'ils devront trancher ? C'est le coeur de la question ! Et, si le magistrat n'a pas acquis cette compréhension à travers une expérience concrète suffisamment longue pour qu'elle soit entrée en quelque sorte dans sa propre chair, qui peut croire que des stages, nécessairement brefs même s'ils peuvent paraître longs, compenseront cette carence ?
Les fruits de l'expérience sont nombreux et irremplaçables. J'en citerai trois.
Le premier est de saisir ou de pressentir les circonstances dans leur réalité, dans leur vérité, au-delà des formulations judiciaires toujours plus ou moins artificielles, pour ne pas dire artificieuses.
Le second est de rendre le juge plus sensible aux enjeux concrets d'un litige et à l'urgence de le résoudre, et de le détourner de la tentation qui est trop souvent la sienne de se réfugier dans des considérations de procédures, comme de l'indifférence au temps qui s'écoule, à ces fameux delay of the law dont Hamlet se plaignait déjà et auxquels la justice se montre trop souvent indifférente, avec une espèce de superbe véritablement décourageante. Il s'agit, selon la formule du président de la commission des lois, de « mieux mesurer l'impact sur la vie des justiciables » des décisions de justice. Il y a là trop souvent un manque, me semble-t-il.
Le troisième avantage de l'expérience, et peut-être le meilleur, c'est qu'elle est la véritable et l'unique école du « discernement », cette faculté supérieure dont le président Canivet nous rappelait qu'elle est la qualité essentielle des bons juges.
Réalisme, sensibilité au réel, discernement, qui peut nier que ces qualités soient étrangères, pour ne pas dire antinomiques, à l'art de passer des concours, art qui semble devenir de plus en plus l'ultime ratio des grandes écoles confirmant chaque jour le diagnostic d'Ernest Renan, pour qui « le système des examens et des concours n'est pas la moindre cause de notre abaissement » ?
Faut-il rappeler qu'en Grande-Bretagne, dont il y a tant de bons enseignements à recevoir...