Intervention de Serge Lagauche

Réunion du 21 septembre 2009 à 14h30
Propriété littéraire et artistique sur internet — Adoption des conclusions du rapport d'une commission mixe paritaire

Photo de Serge LagaucheSerge Lagauche :

Monsieur le ministre, le 3 septembre dernier, vous avez très solennellement mis en place la mission chargée de proposer des solutions favorisant le développement de l’offre légale des contenus culturels sur Internet. Si cette annonce sonne le glas, pour ne pas dire qu’elle constitue un aveu d’échec, des accords de l’Élysée signés voilà presque deux ans, elle n’en est pas moins salutaire.

Le Gouvernement mesure enfin l’impérieuse nécessité de trouver, pour nos auteurs et nos créateurs, de nouveaux systèmes de rémunération et de financement des industries du secteur.

Trois ans après l’échec de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite loi DADVSI, deux ans après la signature des accords Olivennes, il aura fallu que le Parlement, majorité et opposition confondues, exprime toutes ses réticences sur le dispositif législatif proposé par la Rue de Valois, sous la tutelle du Président de la République, pour qu’en définitive le Conseil constitutionnel censure le volet sanction de la riposte graduée.

Que de temps perdu, mes chers collègues, depuis le 27 juillet 2006, date à laquelle le Conseil constitutionnel avait déjà censuré le système de contraventions introduit à l’emporte-pièce par M. Donnedieu de Vabres dans la loi DADVSI ! Il aura donc fallu plus de trois longues années et pas moins de trois ministres de la culture pour que le Gouvernement lance enfin une réflexion afin de faire émerger un nouveau modèle économique de diffusion de la culture sur Internet.

Dans cet intervalle, les auteurs, les créateurs, les industries phonographiques et les industries cinématographiques, notamment, n’ont cessé de subir de plein fouet les effets du téléchargement illégal. Les positions pro et anti-Hadopi se sont radicalisées, poussant les uns et les autres à la caricature, parfois même à l’affrontement verbal. Les jeunes internautes n’ont pas compris les positions défensives prises par la plupart des auteurs pour soutenir la loi « Création et Internet », auteurs qui se sont trouvés acculés à défendre un texte finalement déclaré pour partie attentatoire à la liberté d’expression par le Conseil constitutionnel.

On voit là toutes les caricatures et les paradoxes auxquels ce texte a donné naissance : des artistes tantôt libertaires tantôt liberticides, des internautes férus de technologie prêts à tout pour casser les barrières techniques de la riposte graduée, et, enfin, des industries culturelles transformées en Big Brother de la Toile… Rien de tout cela n’est raisonnable !

La loi « Création et Internet » et son pendant judiciaire contraint, le projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, n’ont au final eu d’autre atout que celui de faire prendre conscience au Gouvernement que la solution était ailleurs.

Je ne reviendrai pas en détail sur le dispositif pénal mis en œuvre par ce texte pour mettre en place la phase répressive de la riposte graduée. Il pourrait d’ailleurs sembler désormais impropre de continuer à employer cette expression de « riposte graduée », expression qui était celle des accords Olivennes. Or la procédure du juge unique et de l’ordonnance pénale n’a plus rien à voir avec les termes de ces accords. Là où ces derniers se voulaient pédagogiques en graduant les réponses au téléchargement illégal par la mise en place d’une procédure administrative, votre texte, monsieur le ministre, porte la marque d’un triste retour en arrière en réinstaurant le délit de contrefaçon, puni, je le rappelle de trois ans de prison et de 300 000 euros d’amende, et en créant la possibilité pour le juge judiciaire de prononcer une peine complémentaire de suspension de l’abonnement à Internet.

Vous nous aviez indiqué en commission, lors de la première lecture de ce texte en juillet dernier, que vous estimiez à 50 000 le nombre de signalements transmis au procureur par la commission de protection des droits de la Hadopi. Il s’agit d’une goutte d’eau en comparaison des 450 000 films piratés chaque jour et du milliard de fichiers numériques à caractère culturel échangés illégalement chaque année !

Par ailleurs, nous restons extrêmement réservés sur la possibilité pour la justice de traiter avec célérité les informations transmises par la Hadopi. Au-delà des risques d’inconstitutionnalité qui planent sur la procédure pénale choisie, nous ne croyons pas que la justice, dont les tribunaux sont déjà très encombrés, disposera des moyens suffisants pour mener à bien cette nouvelle mission.

C’est fondamental, car, dans cette hypothèse, ce serait l’ensemble du dispositif de réponse graduée qui serait rendu inopérant et la Hadopi ne susciterait que l’indifférence des destinataires des courriels d’avertissement.

Nous le répétons aujourd’hui, le groupe socialiste du Sénat espère que la conjugaison de la phase d’avertissement et de la phase judiciaire permettra d’améliorer la lutte contre le piratage des œuvres, piratage qui ne constitue rien de moins qu’un vol. Mais la précipitation et l’entêtement du Président de la République à « aller jusqu’au bout », pour reprendre les termes qu’il a employés lors de la réunion du Congrès à Versailles, risquent de cimenter le marasme économique que connaissent aujourd’hui, et depuis plus de cinq ans, les industries culturelles, grandes et petites, les majors comme les PME indépendantes.

La réussite de l’effet dissuasif de la procédure pénale choisie est fondamentale. Or nous avons le sentiment que le Gouvernement est en train de se fourvoyer en défendant un texte élaboré en quelques jours, sans aucune concertation et avec tous les risques d’inconstitutionnalité dont il pourrait être entaché.

Le groupe socialiste du Sénat n’a eu de cesse de répéter, depuis l’examen en première lecture du projet de loi « Création et Internet », première étape de ce processus législatif chaotique, que la défense de nos auteurs et la promotion de leurs œuvres via Internet devait être abordée de front et de manière complémentaire.

Il faut, d’une part, lutter efficacement contre le piratage, et, d’autre part, créer les conditions du développement d’une offre légale culturelle attractive pour tous, et rémunératrice pour les auteurs. Si l’un des deux aspects de cette bataille culturelle est négligé, alors le dispositif global en résultant ne pourra être que bancal.

Un dispositif gradué d’avertissements, puis de sanctions sera inopérant si l’offre légale ne se développe pas, car il n’y aura pas de report automatique des internautes vers des offres numériques coûteuses et peu développées en termes de catalogue.

De même, une offre légale pléthorique et peu onéreuse ne pourra susciter suffisamment l’intérêt des consommateurs si, en parallèle, les internautes ne sont pas dissuadés de pirater les œuvres.

C’est pourquoi nous souhaitons très sincèrement que l’ensemble du dispositif de la réponse graduée soit efficace, c’est-à-dire dissuasive. Elle nous semble cependant peu adaptée, principalement au regard de l’ampleur du phénomène du piratage et de la faiblesse des moyens dont dispose la justice, elle aussi contrainte par la révision générale des politiques publiques.

Nos collègues de l’Assemblée nationale, où votre texte n’a été adopté qu’à une courte majorité, puis la commission mixte paritaire n’ont modifié que très partiellement les termes du texte voté par le Sénat le 8 juillet 2009. Le groupe socialiste du Sénat réitérera donc son vote contre ce texte.

En revanche, nous restons disponibles pour prendre part aux réflexions qui seront menées dans le cadre de la mission que vous avez confiée à MM. Zelnik, Toubon et Cerutti en vue de dégager de nouvelles sources de rémunérations pour les auteurs et d’inventer de nouveaux modèles économiques de diffusion des œuvres culturelles sur Internet. Nous travaillons depuis maintenant plus de trois ans sur la question et nous sommes, bien entendu, disposés à faire part de notre modeste expertise si elle devait être sollicitée.

À l’occasion de la constitution de cette mission, à qui vous avez demandé, monsieur le ministre, de vous soumettre dès le 15 novembre prochain des propositions simples et concrètes, vous avez déclaré souhaiter qu’aucune nouvelle forme de rémunération ne soit exclue.

Nous vous réitérons notre méfiance vis-à-vis d’offres légales présentées comme gratuites au consommateur, mais qui font en réalité dépendre la rémunération des auteurs de recettes publicitaires variables et incertaines, particulièrement en cette période de crise économique et financière. Prenons garde de ne pas faire dépendre la diversité culturelle de notre pays de ressources publicitaires aléatoires.

La gratuité d’accès pose, en outre, la question de la valeur d’une œuvre et de la perception de cette valeur par les internautes qui seraient incités à se tourner vers de tels modèles économiques. Cette valeur, qui porte en elle la reconnaissance du travail de l’artiste et de tous les corps de métier impliqués dans la création, la production et la diffusion de l’œuvre, pourrait se diluer dans l’océan des offres prétendument gratuites.

En outre, il faudra veiller à ce que les droits moraux et patrimoniaux des auteurs soient respectés. Il ne peut être question de travestir le droit d’auteur au motif d’un prétendu fatalisme technologique. Les auteurs et leurs ayants droit devront rester maîtres de la diffusion de leurs œuvres, tout comme leurs droits exclusifs à rémunération devront rester proportionnels à la diffusion de leurs créations. En d’autres termes, il ne saurait être question de faire glisser le droit d’auteur vers le copyright anglo-saxon.

Pour cela, les sociétés de perception et de redistribution des droits des auteurs et des artistes-interprètes auront un rôle central à jouer, sans quoi la musique, le cinéma et toutes les autres disciplines artistiques diffusées sur Internet seront définitivement dominés par les fournisseurs d’accès et les grandes sociétés d’édition et de production.

Prenons garde également à ce que tous les arts concernés par la numérisation et la diffusion sur Internet soient inclus, monsieur le ministre, dans les propositions que vous remettra M. Zelnik : la musique, le cinéma, les logiciels de loisirs et le livre.

Il faudra bien sûr que les solutions préconisées tiennent compte des usages de lecture et des modèles de financement existants, qui sont propres à chaque discipline. Il ne pourrait, par exemple, être question de remettre en cause la chronologie des médias, pierre angulaire de la diversité cinématographique française, au profit d’un modèle conçu pour la diffusion phonographique.

Je conclurai en évoquant le livre. Les récentes déclarations de M. Denis Bruckman, directeur général adjoint de la Bibliothèque nationale de France, sur l’état d’avancement des négociations engagées par la BNF avec le géant Google pour confier au portail américain la numérisation de son fonds sont des plus inquiétantes. La promotion de la diversité culturelle et l’accès multilingue au patrimoine culturel européen ne sont pas compatibles avec un tel partenariat, qui laisserait la numérisation des savoirs aux mains d’un monopole privé.

Il ne s’agit pas de stigmatiser l’attitude de telle bibliothèque nationale ou de telle autre entreprise de référencement. Il s’agit simplement d’affirmer que l’économie de l’immatériel, l’investissement dans la recherche, l’éducation et la défense des auteurs et de leurs ayants droit constituent la clef de l’avenir et qu’à ce titre il est inacceptable qu’un opérateur privé se substitue aux États européens dans leurs missions régaliennes.

Il faudra assurément que les États augmentent leurs moyens pour mener à bien ces missions. Nous souhaitons donc que le projet de Bibliothèque numérique européenne « Europeana », lancé sous la double impulsion de la BNF et de la Commission européenne, soit renforcé. Quel que soit le statut de l’œuvre – passée dans le domaine public, orpheline, épuisée en librairie ou en cours de diffusion –, il ne peut être question d’accorder une quelconque exclusivité à une entreprise pour accéder à cette œuvre. C’est ni plus ni moins la défense de l’identité culturelle d’un pays et de ses auteurs qui est en cause.

Nous vous savons homme de lettres, monsieur le ministre, et en appelons donc à votre vigilance et à votre volontarisme pour relever ce défi culturel de tout premier ordre.

Pour le livre, le cinéma, la musique et l’ensemble des disciplines artistiques diffusées sur Internet, l’enjeu est majeur. Il nous faut inventer de nouveaux modèles permettant un accès à la culture pour le plus grand nombre dans des conditions respectueuses des droits des auteurs. Sans cela, point de politique culturelle sérieuse, point de volontarisme pour le maintien de cette diversité culturelle dont, monsieur le ministre, vous avez la responsabilité.

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