En fait, vous étiez désespérément à la recherche d’une spécificité qui n’existera jamais !
Ce qui existera, en revanche, ce sont les difficultés suscitées par ce texte, qui viendront s’ajouter à celles, si nombreuses, que la justice connaît déjà.
D’abord, en inventant cette dualité de juridictions correctionnelles, vous créez inévitablement une source de conflits de compétences.
Ensuite, la formation initiale élémentaire à laquelle devront s’astreindre les citoyens assesseurs sera dispensée par les magistrats, qui sont déjà écrasés de besogne.
Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur les difficultés juridiques que soulèvera l’accès au dossier de l’enquête préliminaire, lequel contient en effet de nombreuses informations soumises au secret de l’instruction et de l’enquête, mettant en cause des tiers et qui devront nécessairement être communiquées aux « citoyens » participant à l’œuvre de ces tribunaux correctionnels…
On assistera également à un allongement des procédures, alors que les audiences des juridictions correctionnelles sont déjà si lourdes, si longues et si pénibles aujourd’hui, tant pour les professionnels de la justice que pour les justiciables. Ainsi, vous avez prévu le questionnement par les citoyens assesseurs : il en sera de fort curieux, quelquefois de mal intentionnés, qui multiplieront les questions non seulement aux prévenus, mais aussi à tous les témoins.
Nous assisterons inévitablement à un alourdissement des procédures de délibération et à un allongement de la durée des audiences, selon le tempérament de ces citoyens assesseurs, qui contribueront à la rédaction de la décision. En conséquence, il faudra inévitablement prolonger la détention provisoire d’un nombre important de prévenus.
Vous allez, par un extraordinaire cumul d’erreurs, introduire dans des juridictions correctionnelles, pour exercer des compétences limitées, mais qui traduisent la défiance du pouvoir à l’encontre de la magistrature, des citoyens qui n’en peuvent mais, tout en compliquant la tâche des magistrats, en allongeant la durée des audiences et en alourdissant les pratiques du délibéré : et tout cela pour quelle valeur ajoutée ? Combien de Français, au bout du compte, siégeront dans les juridictions correctionnelles ? Je vous laisse le soin de faire le calcul…
Comme l’a très bien dit M. Mézard, les Français n’aspirent pas à juger directement et à assumer les responsabilités du jugement. Ce qu’ils veulent, c’est que les jugements soient rendus dans les meilleurs délais en matière civile et que, pour le reste, les tribunaux fonctionnent le mieux possible grâce aux efforts des magistrats.
Vous découragerez la magistrature sans améliorer la justice, vous alourdirez son fonctionnement sans accroître son efficacité.
Pour conclure sur ce point, ma conviction est que la raison prévaudra parce que, à supposer même que vous alliez jusqu’à mettre en œuvre pendant deux ans l’expérimentation prévue, les résultats seront tels que toute la magistrature et les auxiliaires de justice vous demanderont d’abandonner cette innovation qui ne répond, disons-le, qu’à un slogan publicitaire et à une défiance, secrète ou affirmée, à l’encontre de la magistrature.
Un autre volet de cette réforme est passé presque inaperçu, sauf de Mme Borvo Cohen-Seat, car la justice des mineurs n’était pas l’objet premier annoncé du projet de loi.
Je n’ai pas compris pourquoi d’un seul coup, alors que l’on nous avait annoncé – avec quel luxe rhétorique ! – qu’on allait enfin procéder non pas à un aggiornamento, mais à une refonte complète de l’ordonnance de 1945, à partir des travaux de la commission Varinard – qui n’avaient pas été salués par des applaudissements universels –, devant déboucher sur une véritable innovation, un nouveau code pénal de la justice des mineurs, cette grandiose entreprise que conduisaient les spécialistes – ô combien qualifiés, je le sais parfaitement – de la direction des affaires criminelles et des grâces avec certains professionnels n’a pas été au moins soumise à concertation. Mais je comprends encore moins pourquoi vous détachez ce volet de ce qui est peut-être au cœur de la réforme que l’on nous a annoncée.
Je vous le dis clairement, tout cela va à l’encontre non pas des principes constitutionnels –nous aurons l’occasion de le vérifier, vos prédécesseurs ont déjà reçu des avertissements sévères et je ne soulève pas ce moyen ici –, mais de la nature même de la justice des mineurs, ce qui est plus grave encore, et procède d’une méconnaissance absolue de cette dernière.
Monsieur le garde des sceaux, je consacre maintenant beaucoup de temps à une mission que je poursuivrai lorsque j’aurai, dans quelques semaines, quitté cet hémicycle : veiller à ce que les principes inscrits dans les conventions internationales et qui président à la justice des mineurs soient observés dans des États qui, bien que membres de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe, ne les respectent pas toujours, s’agissant en particulier de la détention.