Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du 1er mars 2011 à 14h45
Contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre — Adoption d'un projet de loi

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement :

Les autres pays européens n’ont pas voulu de la mention expresse d’une préférence communautaire, soit par choix idéologique – c’est le cas de la Grande-Bretagne et de la Suède –, soit parce qu’ils sont dépourvus d’une base industrielle de défense. Certes, le considérant 18 de l’exposé des motifs de la directive va dans le sens d’une préférence communautaire, mais il n’a pas de valeur normative.

Le DGA a indiqué qu’il entendait profiter de la transposition pour inscrire dans la loi des dispositions allant plus loin que la directive stricto sensu. Le fameux considérant 18 précise qu’il appartient aux pays tiers de laisser leurs pouvoirs adjudicateurs « libres d’aller chercher ou non des fournisseurs en dehors de l’Union européenne ».

Cette formulation est en elle-même inquiétante. Certes, elle peut signifier que les États ont le droit d’autoriser cette pratique, comme de l’interdire. Néanmoins, cela ne constitue pas une protection à l’échelle communautaire !

S’agissant de la France, celle-ci réalisait ses achats pour l’essentiel dans le cadre du décret défense : dès qu’il y avait un « secret de défense », il était possible de limiter les acquisitions aux fournisseurs nationaux. Avec la transposition de la directive, le décret défense tombe. Un texte est donc nécessaire pour empêcher l’application de l’article 1er du code des marchés publics ouvrant tous les marchés à la compétition mondiale. C’est l’objet de l’article 5 du projet de loi, qui vise notamment à modifier l’article 37-2 de l’ordonnance du 6 juin 2005. Sa rédaction est d’ailleurs assez ambiguë, parce qu’elle se veut une transposition du considérant 18. Nous sommes victimes de l’inexistence d’un code spécifique des marchés de la défense !

Qui nous dit, monsieur le ministre, que la CJUE retiendra notre interprétation de l’article 37-2 ? La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en est si peu convaincue qu’elle a jugé utile de renforcer ces fragiles « protections », si je puis dire. Mais j’observe que les amendements adoptés par la commission, visant à créer des articles 37-3, 37-4, 37-5 pour définir des critères, que j’approuve par ailleurs, peuvent ne pas être retenus par la CJUE au motif que ces derniers, notamment les intérêts de la défense, la sécurité d’approvisionnement, le souci de la base industrielle et technologique de défense, vont au-delà de la directive. Comment sortir de là ? Je vous le demande !

Contrairement à ce que vous avez dit, je ne vois pas comment on évitera les faux nez européens, c’est-à-dire des entreprises non européennes établissant le siège d’une filiale en Europe et recourant à la sous-traitance.

Il faudra s’appuyer sur une directive européenne autorisant les achats sur étagère, directive dont, au surplus, l’interprétation ne nous appartiendra pas ! Quelle démarche aléatoire, accordez-le moi !

Peut-on amener nos partenaires européens à privilégier la constitution d’une base industrielle et technologique de défense européenne et à renoncer à se fournir aux États-Unis ? L’exemple du JSF 35 montre qu’il n’y a pas de volonté politique en ce sens. La directive Marchés publics de défense et de sécurité n’y changera rien. Elle proscrit théoriquement les compensations industrielles, les offsets, en interdisant la sous-traitance nationale qui serait imposée par le pouvoir adjudicateur à l’intérieur de l’Union européenne.

Cependant, je vous pose la question suivante : les pays ne disposant pas d’une base industrielle de défense l’entendront-ils de cette oreille ?

Nos industriels soutiennent non sans logique que l’interdiction des offsets au sein de l’Union européenne favorisera plutôt les industriels américains. C’est aux industriels français qu’il reviendra alors de faire valoir « leur bon droit » auprès de la CJUE, sans doute par l’intermédiaire de leurs organisations professionnelles, car on voit mal une entreprise soumissionnaire attaquer en justice un État adjudicateur.

Comme l’a indiqué le secrétaire général aux affaires européennes, la « transposition est un exercice forcément contraint, puisqu’il faut rester dans le cadre de la directive, sauf à introduire un important élément d’insécurité juridique. Il est indispensable d’utiliser les critères de la directive que tout juge national ou européen fera primer, en cas de discordance, sur les dispositions du projet de loi ».

On ne saurait mieux illustrer la vanité de l’exercice de la transposition, qu’elle soit législative ou réglementaire. Nous savons que vous avez encore un grand nombre de décrets à nous soumettre.

La vérité est que le traité de marché commun préservait la souveraineté nationale. En croyant, pour des raisons mercantiles, favoriser nos industriels, le gouvernement français a, en fait, accepté au travers de cette directive de la Commission, de soumettre les marchés de défense au droit communautaire.

C’est un recul grave de la souveraineté nationale sur un point essentiel : nos approvisionnements en matériels de défense et notre politique extérieure en la matière.

C’est la marque d’une politique à courte vue. La méconnaissance de nos intérêts nationaux et de l’intérêt bien compris de l’Europe, qui conduit à l’affirmation explicite d’une préférence communautaire, laisse en fait aux juges européens le champ libre.

M. Juppé a certes pu affirmer, devant la commission sénatoriale des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, son « volontarisme » pour doter l’Europe d’une base industrielle et technologique de défense indépendante. Cependant, nous quittons le terrain solide de l’article 346, qui préservait la souveraineté nationale, pour entrer sans véritable précaution dans les sables mouvants de la jurisprudence européenne.

La pression des intérêts mercantiles et des lobbies, très puissants à Bruxelles, la naïveté de ceux qui confondent l’Europe avec l’européisme, c'est-à-dire la dévolution d’immenses pouvoirs à une Commission européenne qui ne peut définir un intérêt général européen, l’enfermement de beaucoup de nos juristes dans leur spécialisation, le conformisme de la classe politique et de la plupart de nos hauts fonctionnaires, qu’ils soient ou non dans les cabinets ministériels, nous engagent sur une pente glissante.

Comme l’a fort bien dit notre collègue M. Reiner, que je salue, « faute d’une clause de préférence communautaire, nous aurons bel et bien une dissymétrie de protection entre le marché nord-américain et le marché européen. Ce n’est pas “la forteresse Europe”, c’est la “passoire Europe” ».

Vous comprendrez, monsieur le ministre, que je ne vote pas ce projet de loi, même si j’en approuve le chapitre Ier. Plusieurs autres sénateurs du groupe RDSE me rejoindront dans cette abstention fortement motivée.

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