Malgré l'heure avancée, je souhaite vous faire part de mon sentiment.
Rarement projet de loi aura suscité en moi autant d'interrogations, de raisons de désaccord et, pour tout dire, de motifs de déstabilisation.
Maîtrise de l'immigration, intégration, droit d'asile : mes chers collègues, sur nombre de ces points, nos débats prouvent que nos avis sont partagés, sans doute parce que ces thèmes touchent à l'essence même de l'identité de chacun de nous.
Monsieur le ministre, je ne veux suspecter personne d'avoir formé de sombres desseins lors de l'élaboration de ce projet de loi. Je veux simplement vous dire comment, personnellement, je ressens ce texte, non en vertu de je ne sais quel sentimentalisme, mais parce que mes propres sentiments devraient vous vous permettre d'imaginer ce que peuvent être ceux de nos voisins, de nos cousins Malgaches, Mauriciens, Seychellois et Comoriens.
Dans leur grande majorité, les Réunionnais sont arrivés dans ce qui allait devenir leur île, soit couverts de chaînes, soit, après 1848, chassés de chez eux par la misère - ce fut le cas de ma famille - et pourvus d'un acte d'engagement jamais respecté.
Du servage, la main-d'oeuvre migrante passait ainsi à ce que les historiens et les économistes appellent le « salariat contraint ».
En moins de trente-cinq années d'« engagisme », la population de l'île a doublé.
Je suis issue de la troisième génération de travailleurs agricoles indiens engagés, importés du Tamil Nadu, au sud de l'Inde.
Plus d'un siècle durant, les ouvriers agricoles et les ouvriers d'usine qui ont permis à la France d'être productrice de son sucre de canne étaient d'origine africaine, indienne ou malgache.
Les engagés mozambicains, privés de leur patronyme par le bureau portugais de l'émigration, ne peuvent quasiment pas remonter dans leur filiation.
Les engagés indiens faisaient, eux, l'objet d'un enregistrement par les services britanniques. Il nous est donc possible, en étudiant les contrats d'engagement et les patronymes, même s'ils furent souvent estropiés, de suivre la trace de familles entières dispersées dans les possessions anglaises et françaises de l'océan Indien, ainsi qu'aux Antilles.
D'origine malgache et rodriguaise, les dockers importés des Comores pour briser des mouvements sociaux, engagés eux aussi, peuvent constater comment des familles entières, dispersées sur des îles voisines par des décisions sur lesquelles elles n'eurent aucune prise, se trouvent confrontées à des sorts différents.
Pour nos îles, l'abolition récente du statut colonial a entraîné des situations fort diverses : statut de département le 19 mars 1946 pour la Réunion et indépendance en 1960 pour Madagascar, en 1968 pour Maurice, en 1975 pour trois des îles comoriennes et en 1976 pour les Seychelles.
L'avènement de la seconde république malgache en 1974-1975 et l'indépendance de trois des quatre îles comoriennes ont, nous le déplorons, entraîné des mesures économiques et politiques que les peuples malgaches et comoriens ont vécues comme des mesures de rétorsion.
Les coups d'État perpétrés à l'encontre de la jeune république des Comores ont été à l'origine d'une dégradation considérable de la situation économique, sociale et sanitaire.
Les mesures administratives de visa prises après 1993 ont donné lieu à un flux migratoire aux conséquences dramatiques.
Entre 1995 et aujourd'hui, ce sont près de 6 000 personnes qui auraient péri en tentant de rejoindre l'île de Mayotte sur des embarcations de fortune appelées « kwassa-kwassa ».
Monsieur le ministre, s'il est vrai que les statuts politiques des îles Mascareignes ont pu changer, il est une réalité que les siècles à venir ne sauraient modifier : notre réalité géographique.
Certes, notre île fait partie de la République, est intégrée à l'Union européenne, mais elle est aussi située dans l'océan Indien, dans l'hémisphère Sud et à presque 10 000 kilomètres d'ici.
Cette situation peut, si nous le décidons tous, constituer pour la République comme pour l'Union européenne un atout considérable, surtout si nous nous attachons à prendre en compte les attentes de nos voisins.
Nous sommes, mes chers collègues, situés dans une région où tout change rapidement.
À 2 000 kilomètres de notre île, l'Afrique du Sud joue de plus en plus son rôle de puissance régionale et comptera 50 millions d'habitants en 2050.
Dans notre région, l'Inde s'affirme tous les jours un peu plus comme une grande puissance. Peuplée de 1, 122 milliard d'habitants en 2006, elle en comptera 1, 628 milliard en 2050, dépassant la Chine, laquelle, peuplée de 1, 311 milliard d'habitants en 2006, en comptera 1, 437 milliard en 2050.
Juste à côté de nous, à 800 kilomètres de nos côtes, Madagascar, aujourd'hui peuplée de 17, 8 millions d'habitants, en comptera 28, 2 millions en 2025 et 42 millions en 2050.
Les trois îles comoriennes fédérées verront doubler leur population, qui passera de 700 000 habitants à 1, 5 million d'habitants. L'ile Maurice abritera 1, 5 million d'habitants en 2050. Nous-mêmes, nous devrions compter 1 million d'habitants aux alentours de 2025-2030.