Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, hier, tandis que, sur les ondes, M. le ministre de l'intérieur faisait part de sa mansuétude à l'égard des écoliers étrangers vivant dans notre pays, des policiers français sont venus arrêter, à l'école maternelle Julien Pesche du Mans, deux petits garçons kurdes âgés respectivement de trois ans et de six ans et demi, afin qu'ils rejoignent leur mère, déboutée du droit d'asile. Je viens d'apprendre qu'ils ont été expulsés de notre territoire manu militari.
Est-ce ainsi que vivent les petits garçons scolarisés, dans notre beau pays ?
Les raisons de fond de notre opposition au projet de loi qui nous est actuellement soumis ont été exposées hier par ma collègue Éliane Assassi. En défendant cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, nous voulons faire appel à la responsabilité des parlementaires à l'égard de nos concitoyens et au regard des principes fondamentaux qui fondent la République. Il est en effet de notre devoir de nous interroger sur la légitimité de ce que nous faisons.
Ce projet de loi a suscité l'opposition de plus de 450 associations et organisations démocratiques, ainsi que des évêques et des organisations chrétiennes.
Des citoyens et plusieurs organisations ont saisi symboliquement le Conseil Constitutionnel - ils n'en n'ont en effet pas la possibilité effective - du caractère attentatoire de ce texte aux libertés et aux droits fondamentaux garantis par la Constitution.
M. le ministre de l'intérieur et vous-même, monsieur le ministre délégué, leur opposez, sondages à l'appui, la compréhension d'une majorité de la population.
Méfiez-vous des apparences ! Vous avez utilisé les mêmes arguments pour défendre le contrat première embauche, le CPE, en opposant les étudiants bien nés aux jeunes défavorisés. Pourtant, vous avez dû vous défaire du CPE ...
Mais surtout, vos motivations sont trompeuses et, par là même, trompent nos concitoyens. Vous entendez encore une fois dévoyer le mécontentement, né de votre politique libérale débridée, par la division du peuple et tout le cortège des peurs et des slogans qui stigmatisent les étrangers, les jeunes, les pauvres et bien d'autres encore.
L'hebdomadaire people bien connu, dont la devise est « le poids des mots, le choc des photos », a fait des émules : le ministre de l'intérieur, au premier chef, avec ses formules à l'emporte-pièce - « La France, tu l'aimes ou tu la quittes », le « nettoyage de la racaille au Kärcher » -, mais aussi une bonne partie des médias audiovisuels qui, pour des raisons d'audimat sans doute, alimentent ce propos. Ainsi, lors des événements de novembre dernier, ces médias ont diffusé en boucle des images de violence et des propos martiaux, donnant à croire que notre pays était mis à feu et à sang par des jeunes de banlieues, dont nul n'ignore qu'ils sont, bien entendu, plus ou moins immigrés !
Des personnes sérieuses ont expliqué que ces graves émeutes trouvaient leurs causes profondes dans la fracture sociale et territoriale de notre pays, les discriminations et les injustices, entre autres.
Selon des études, également sérieuses, si, sur une longue période, la xénophobie et le racisme reculent, en revanche, la perception des phénomènes migratoires en tant que dangers fait remonter les stéréotypes, comme celui des immigrés responsables du chômage, de l'insécurité, etc.
C'est exactement ce qui se passe. Et vous entretenez ce climat à des fins électorales. Vous jouez avec le feu, et vous le savez !
Le législateur, même s'il partage votre point de vue, doit s'interroger sur l'utilité des textes qu'il élabore et respecter les principes fondamentaux qui régissent notre « vivre ensemble », les libertés et les droits à valeur constitutionnelle, valables pour tous sur notre territoire. Quand certains législateurs s'en sont éloignés, ils avaient déjà renié la République.
L'utilité de ce texte, mesdames, messieurs de la majorité, est difficilement recevable de votre propre point de vue ! Nombre d'entre vous n'ont à la bouche que les mots « évaluation de la loi votée » et « étude d'impact de la loi future ».
Le Gouvernement justifie ce texte, le deuxième en deux ans sur ce sujet, de la façon suivante : « L'immigration demeure aujourd'hui sans rapport avec les capacités d'accueil de la France et ses besoins économiques. »
Mais pour qui et pourquoi ?
Le nombre d'étrangers vivant sur notre territoire est relativement stable. Vous vous félicitez vous-mêmes de la stabilisation des flux migratoires réguliers. Les étrangers en situation irrégulière dans notre pays sont de 200 000 à 400 000. Beaucoup - la plupart d'entre eux - travaillent. Et s'ils sont en situation irrégulière, c'est à cause des lois Pasqua-Sarkozy et de la large impunité dont bénéficient les patrons qui préfèrent employer des étrangers précaires, moins chers, à des détenteurs de titres de séjour en bonne et due forme.
Mais la directive Bolkestein qui, pensez-vous, est sur le point d'être appliquée en France permettra d'embaucher des ressortissants européens dont le coût sera encore moindre, alors même que l'égalité des salaires pour les étrangers en situation régulière est normalement la règle dans notre République.
Les familles : des immigrés « subis », pour employer votre langage ? En réalité, 25 000 personnes par an sont admises à séjourner sur notre territoire au titre du regroupement familial. Ce chiffre, stable depuis sept ou huit ans, est bien loin de celui des années soixante-dix, et pour cause ! De plus, contrairement à certains fantasmes, il ne s'agit pas de familles nombreuses puisque ces foyers comprennent en moyenne 1, 64 personne.
Les abus ? Là encore, vous êtes en pleine contradiction puisque, pour montrer votre efficacité, vous vous prévalez des bons résultats des lois déjà votées et de leur application zélée par voie de circulaires, notamment celle de février 2006.
Quant à l'admission automatique au séjour après dix ans de présence en France, que vous qualifiez de prime à la clandestinité, elle concerne environ 4 000 personnes.
Les mariages de complaisance ? Mais combien y en a-t-il par an, exactement ? Nul n'est capable de le dire !
Encore une fois, le Gouvernement nous demande de légiférer sans évaluation contradictoire de la législation existante, sans étude d'impact d'une future loi, sur le plan tant, comme l'a dit ma collègue Éliane Assassi, de la « fabrication » de clandestins, de la précarisation des familles, que des échanges avec les pays d'émigration et de l'image de notre pays auprès de ceux qui veulent ou pourraient y faire des études.
Politiquement, cette nouvelle loi n'est pas recevable. Elle ne l'est pas plus au regard des principes de notre République.
La notion de quotas faisait grincer des dents, y compris dans la majorité. Elle est en outre, dans les pays qui la pratiquent, totalement inopérante s'agissant de la maîtrise de l'immigration irrégulière.
Qu'à cela ne tienne ! On parle d'immigration « choisie », soit pour répondre à des besoins conjoncturels dans des délais courts, soit pour attirer des personnes très qualifiées sur des périodes un peu plus longues. Dans les deux cas, on pourra se débarrasser très facilement de ces immigrés.
Les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants des ouvriers immigrés polonais, italiens, portugais, espagnols, algériens, tunisiens, sénégalais, maliens, devraient avoir honte d'un tel projet de loi : leurs ascendants venus en France pour travailler à la mine, dans le bâtiment, sur les chaînes de construction automobile, dans l'armée pour servir la France, auraient-ils obtenu une carte portant la mention « compétences et talents » ? Ils n'auraient même pas pu travailler en France !
Non, les migrants ne sont pas une marchandise, une variable d'ajustement ; ce sont des hommes et des femmes qui ont des droits fondamentaux, des hommes et des femmes originaires de pays pauvres à l'égard desquels les pays occidentaux, et notamment le nôtre, vieux pays colonisateur, ont des dettes, dans un monde où l'écart se creuse entre les riches et les pauvres et où la mise en oeuvre d'une véritable solidarité internationale est impérative.
Il est inconvenant, et donc irrecevable, qu'il n'y ait dans ce texte rien de significatif sur le sujet du développement de ces pays, sauf à demander aux immigrés d'y participer eux-mêmes.
J'ajoute, comme le souligne la Commission nationale consultative des droits de l'homme, la CNCDH, laquelle n'a d'ailleurs pas été consultée, que la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille « permettrait de formaliser le cadre nécessaire à cette coopération Nord-Sud ». Mais la France n'a toujours pas ratifié cette convention !
La vieille Europe, forteresse assiégée qui ne verrait des pays pauvres que son intérêt égoïste, n'a pas d'avenir.
Notre pays tire d'ailleurs les pires conclusions du Livre vert européen de 2005, en réduisant les migrants à leur seule force de travail.
Du point de vue du respect des droits et libertés à valeur constitutionnelle, plusieurs points du texte sont irrecevables.
Le titre II, en durcissant le droit au regroupement familial et en organisant un véritable parcours du combattant, met en cause le droit à mener une vie familiale normale et réunit tous les éléments d'une précarisation des familles étrangères, fait évidemment déjà dénoncé hier par plusieurs orateurs mais sur lequel il convient d'insister.
La loi du 26 novembre 2003 avait déjà restreint ce droit, en supprimant l'accès direct à la carte de résident et en décidant de nouveaux critères d'appréciation des ressources.
Ici, le délai de dépôt d'une demande de regroupement familial est étendu à dix-huit mois. C'est d'autant plus injustifié que l'instruction des demandes est très longue, comme sont injustifiées l'exclusion du calcul des ressources du demandeur de toujours plus de prestations familiales ou encore la modulation par décret du niveau des ressources selon la composition de la famille.
Enfin, une nouvelle restriction est apportée par la condition d'intégration. Le regroupement familial peut être refusé si « le demandeur ne se conforme pas aux principes qui régissent la République française ». Cette condition et son imprécision donnent au préfet un pouvoir d'appréciation arbitraire. Cela a été dit, et je le répète !
Quand le Conseil Constitutionnel a été saisi de la deuxième loi Pasqua sur l'immigration, en 1993, il a réaffirmé l'obligation pour le législateur de respecter les droits fondamentaux des étrangers.
Je cite un extrait de sa décision : « Considérant toutefois que si le législateur peut prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que s'ils doivent être conciliés avec la sauvegarde de l'ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d'aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale ; qu'en outre les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu'ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français ; qu'ils doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés. »
Les dispositions du projet de loi contreviennent au dixième alinéa du préambule de la constitution de 1946, qui prévoit que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ».
En effet, le Conseil constitutionnel considère « qu'il résulte de cette disposition que les étrangers dont la résidence en France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte en particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d'eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs sous réserve de restrictions tenant à la sauvegarde de l'ordre public et à la protection de la santé publique lesquelles revêtent le caractère d'objectifs de valeur constitutionnelle ; qu'il incombe au législateur tout en assurant la conciliation de telles exigences, de respecter ce droit ».
Le droit à mener une vie familiale normale a aussi été reconnu par le Conseil d'État, dans son arrêt « Gisti » du 8 décembre 1978 : est « principe général du droit » le droit, pour les étrangers, comme pour les nationaux, de mener une vie familiale normale.
Le projet de loi remet également en cause le droit au mariage, lui-même composante du droit à mener une vie familiale normale.
Les conditions draconiennes exigées des futurs conjoints de Français font peser la suspicion sur les mariages mixtes. Mais n'est-ce pas dans cet esprit que le Gouvernement a présenté devant l'Assemblée nationale un projet de loi relatif à la validité des mariages ?
Pour obtenir un titre de séjour provisoire d'un an, les étrangers conjoints de Français devront retourner dans leur pays d'origine pour s'y faire délivrer un visa long séjour. Inutile de dire que beaucoup d'entre eux y resteront bloqués, dépendants de la décision des consulats. Vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le ministre, car cela a été dit et redit. En effet, à part le récépissé indiquant la date du dépôt de la demande, le texte ne prévoit aucune disposition en cas de non-respect de cette règle formelle.
De toute façon, le conjoint de Français pourra toujours se voir refuser le visa long séjour en cas de fraude, d'annulation du mariage ou de menace à l'ordre public. On sait que d'ores et déjà les consulats n'hésitent pas à invoquer la fraude. En l'absence de tout recours, on voit bien ce que cela peut signifier !
Le parcours du conjoint étranger restera semé d'embûches, et la vie de couple entre un étranger et un Français difficile à mener. Ainsi, même les Français conjoints ou futurs conjoints seront pénalisés.
Enfin, s'agissant des couples mixtes, le droit à la délivrance d'une carte de résident est également remis en cause.
Actuellement, l'article L. 314-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile donne au conjoint étranger accès de plein droit à la carte de résident, sous réserve d'un séjour régulier et d'un mariage d'au moins deux ans. Il lui faudra désormais trois ans de mariage.
Il est d'autres dispositions qui rendent toujours plus suspects les mariages mixtes, comme le retrait de la carte de résident en cas de rupture dans les quatre ans de la célébration du mariage.
La rupture de la vie commune deviendrait-elle obligatoirement une présomption de fraude ? Ainsi, les étrangers, pour espérer obtenir et conserver leur titre de séjour, devront être bien intégrés, fidèles à leur conjoint, bien vus par le maire et leur patron, avoir un bon salaire, un grand logement dans un bon quartier : c'est fantastique !