Intervention de Pierre-Yves Collombat

Réunion du 7 juin 2006 à 15h00
Immigration et intégration — Question préalable

Photo de Pierre-Yves CollombatPierre-Yves Collombat :

En effet, dans son dernier rapport sur « l'instabilité juridique et normative », plaie de notre République régulièrement et unanimement dénoncée sur ces travées, nous pouvons lire ceci : « On a pu aller jusqu'à dire, avec une pointe d'excès et une part de vérité, par référence à la télévision, que tout sujet d'un Vingt heuresest virtuellement une loi. ».

Or, au nombre des incontournables du « Vingt heures », figurent certains sujets sécuritaires, d'où une dizaine de lois en cinq ans et la confusion entretenue entre étrangers et délinquants.

Le Conseil d'État poursuit : « La maîtrise des flux migratoires se voit implicitement associée à l'objectif sécuritaire. Ainsi chaque gouvernement se croit-il tenu de modifier l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux droits d'entrée et de séjour des étrangers en France. C'est ce dont attestent pas moins de soixante-dix réformes subies par ce texte depuis 1945. Les actuels débats sur l'introduction de quotas, sur la limitation du regroupement familial et sur la réforme des mariages mixtes confirment cette instabilité : la soixante et onzième modification vient d'être annoncée. Elle s'inscrira alors dans le nouveau code. ».

Nous sommes précisément ici pour en débattre !

Un peu gêné d'avoir à rapporter devant l'Assemblée nationale la soixante et onzième modification du même texte, M. Thierry Mariani - si j'ai bien compris l'intervention qu'a faite hier M. Sarkozy - préfère ne remonter qu'à 1974. Le projet de loi y gagne ainsi trente-sept places et l'apparence de la nouveauté !

C'est là non pas, assure M. Mariani, la « trente- quatrième modification de l'ordonnance du 2 novembre 1945 » depuis 1974, mais « au contraire, la première étape de la définition d'une véritable politique migratoire depuis cette date ». Pas moins ! D'ailleurs, le ministre de l'intérieur n'a pas dit autre chose, hier.

C'est évidemment faux. À l'emballage près, sur lequel je reviendrai, le présent projet de loi ressemble à ses grands frères.

Comme la plupart d'entre eux, il traite de l'immigration quasi exclusivement sous l'angle administratif et policier, limitant de ce fait considérablement sa portée ; le reste relève apparemment d'autres ministères, notamment de celui de l'économie et des finances.

L'ensemble des problèmes que nous rencontrons - je pense que vous serez d'accord avec moi, monsieur le ministre délégué - vient du fait que notre système économique est en panne de croissance. Or, si nous parvenions à remédier à cette situation, les difficultés seraient bien évidemment moindres.

Comme d'habitude, et comme les autres avant lui, ce projet de loi fait l'impasse sur les moyens financiers et humains dont dépend son efficacité : moyens des centres consulaires, déjà engloutis sous les visas biométriques, moyens des préfectures, moyens de faire des « contrats d'accueil et d'intégration » autre chose qu'une formalité bureaucratique supplémentaire.

Comme le précise le Conseil d'État, dans le rapport susmentionné, « légiférer [est] la réforme la plus rapide et d'apparence la moins coûteuse. Dans un contexte de marges budgétaires limitées et de fortes résistances structurelles, l'action législative apparaît aussi comme un moyen d'éviter une dépense budgétaire ». La routine, donc !

Pour l'essentiel, en effet, les dispositions du présent projet de loi se limitent, de manière répétitive, à allonger des délais et à alourdir les conditions d'obtention des titres de séjour, à faciliter leur remise en cause une fois qu'ils ont été obtenus et, enfin, à rendre plus difficiles et plus aléatoires les recours devant la justice.

C'est ainsi que le développement des procédures de reconduite à la frontière ou d'expulsion expéditive - pouvant aller jusqu'à l'interdiction de contester la destination de renvoi, voire au recours à des entreprises privées pour procéder à ces expulsions -, la substitution progressive du magistrat unique à la collégialité, l'extension régulière du champ de la justice d'abattage, ou encore l'appel de plus en plus fréquent à des juges d'occasion ou « honoraires » sont autant de tendances lourdes observées ces dernières années.

Dans ce projet de loi, même le nouveau a un air de déjà- vu !

En effet, les « contrats d'accueil et d'intégration » existent déjà, de même que l'équivalent de la carte « compétences et talents ». Introduit par voie d'amendement au Sénat, l'article 20 de la loi du 26 novembre 2003 permet en effet la délivrance, au bout d'un an, d'une carte de séjour « VIP », selon l'expression employée par M. Thierry Mariani lui-même dans un rapport remis à l'Assemblée nationale en 2004.

D'une durée pouvant aller jusqu'à quatre ans, cette carte de séjour concerne en particulier les scientifiques, les universitaires, les chercheurs, ou encore les cadres des grandes entreprises.

Quant à l'emballage rhétorique du projet de loi, c'est son archaïsme qui lui donne son petit air de nouveauté !

L'idée de sélectionner la population immigrée, d'abord dans un but protectionniste, remonte, en effet, à la loi du 10 août 1932, laquelle autorise tout gouvernement à fixer la proportion maximale de travailleurs étrangers dans les entreprises ; la loi du 2 mai 1938 a ensuite étendu ce dispositif à l'artisanat.

De cette façon, l'on passera rapidement de l'objectif de protection à celui de sélection des populations en fonction du bénéfice que le pays d'accueil en attend. Ce qui tient lieu de science ne parle pas encore la langue managériale des « compétences », mais s'exprime dans le jargon des « races » et des « ethnies », ce qui revient au même tant il est vrai que « races » et « ethnies » ne valent que par les compétences et les talents supposés de leurs membres.

Dès 1938, Philippe Serre, sous-secrétaire d'État chargé des services de l'immigration et des étrangers, tente, selon sa propre expression, de « séparer le bon grain de l'ivraie », l'immigration utile de celle qu'il juge néfaste.

À ses côtés, Georges Mauco théorise, pour sa part, une hiérarchisation des ethnies ; en 1942, évoquant cette expérience, il écrit ceci : « la notion de qualité en matière d'immigration était déjà apparue comme une nécessité aux autorités françaises, mais les tendances politiques égalitaires des gouvernements leur interdirent d'agir en conséquence et d'assurer la protection ethnique du pays ».

À la Libération, le débat reprend sur ces bases, pour aboutir aux fameuses ordonnances de 1945.

« En fin de compte, affirme Patrick Weil, le choix définitif du Gouvernement se fera entre un projet proche du modèle américain d'avant-guerre de sélection ethnique par quotas, défendu notamment par Georges Mauco, et la création d'un modèle spécifiquement national, fidèle aux valeurs républicaines d'égalité, défendu notamment par les ministres responsables du dossier, Alexandre Parodi et Adrien Tixier...

« Ce que l'on n'appelle pas encore l'intégration de l'étranger est organisé par un mélange équilibré de droits et de contraintes spécifiques, plus que par une sélection ethnique qui implique un contrôle policier et vétilleux. »

Ainsi, la théorie de « l'immigration choisie » est aussi ancienne que les adversaires du modèle républicain d'intégration. À mon sens, il faudrait y regarder à deux fois avant de toucher à ce modèle, dont les ordonnances de 1945 constituent le centre de gravité, d'autant que son concurrent est loin de faire des miracles, comme les vagues de régularisations qu'il entraîne nécessairement le prouvent. Hier, notre collègue Jacques Peyrat nous a rapporté une anecdote relative à la politique du Canada qui montre que, là où l'immigration choisie est pratiquée, les résultats obtenus ne sont pas nécessairement très satisfaisants.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, à ce stade de mon intervention, permettez-moi d'évoquer une scène que j'ai vécue au tribunal de grande instance de Paris, l'hiver dernier.

Ce jour-là, dans le flot des prévenus habituels, un ne l'est pas : un jeune Mongol d'une vingtaine d'années, ne parlant évidemment pas un mot de français. Il comparaît pour séjour irrégulier en France. Avant de passer aux affaires suivantes, le président du tribunal, aussi étonné que moi, lui demande : « Mais enfin, pourquoi êtes-vous ici ? Vous n'y connaissez personne, vous n'avez ni ressources ni domicile, vous dormez en plein hiver dans des voitures, quand ce n'est pas dehors. Ce n'est tout de même pas une vie ! » Réponse de l'intéressé : « c'est de toute façon mieux que là d'où je viens ! »

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