Intervention de Didier Boulaud

Réunion du 5 octobre 2006 à 9h30
Modes de gestion des crises africaines — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Didier BoulaudDidier Boulaud :

Monsieur le président, madame la ministre, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, nos relations politiques, militaires, économiques, avec l'Afrique subsaharienne doivent être replacées dans une vision stratégique, qui fait aujourd'hui défaut, en particulier quand il s'agit de la question de l'aide au développement qui charrie, ici et là-bas, des scories historiques nombreuses. Pour avancer, nous devons chercher à dépasser aussi bien une vision technocratique qu'une vision néocoloniale de l'aide, afin de lui redonner tout son sens dans le cadre d'une politique globale.

Les pays, les peuples africains ne souhaitent pas tomber dans une nouvelle dépendance : ils savent que certaines aides, dans le domaine militaire par exemple, ont trop souvent des contreparties coûteuses pour l'indépendance du pays qui la reçoit.

Bien entendu, dans le domaine de la sécurité comme dans celui du développement, le défi majeur des politiques d'aide à l'Afrique est de concilier l'efficacité de l'intervention et le respect du droit des Africains à décider eux-mêmes de leur avenir. Dans l'un et l'autre domaine, la meilleure façon d'y répondre est d'inscrire résolument ces politiques dans un cadre multilatéral, en renforçant à la fois le système des Nations unies et celui des organisations africaines, autour de l'Union africaine.

Un récent rapport du Conseil d'analyse économique, du mois de septembre 2006, précisait : « Il ne s'agit pas de revenir à une gestion politique des relations entre la France et ses anciennes colonies, dont l'image de l'action de notre pays a pâti, mais de concevoir l'aide publique au développement (APD) comme le moyen privilégié d'associer les pays du Sud aux principaux flux économiques, financiers et commerciaux et à la production des biens publics mondiaux (BPM) que sont notamment la lutte contre le réchauffement climatique, la lutte contre les pandémies, la préservation de la biodiversité, le maintien de la paix et de la sécurité internationale, ou encore la mise en place d'un cadre multilatéral plus complet et plus efficace. » J'ajouterai : dans le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme.

C'est dans cet esprit que je place mon intervention d'aujourd'hui.

Je commencerai par signaler que le rapport de la commission des affaires étrangères, présenté ici par notre éminent collègue André Dulait, dresse un constat lucide et pertinent de la situation en Afrique subsaharienne et des rapports que la France entretient avec les pays de cette région du monde. Je partage l'essentiel de ce constat et fais miennes les principales conclusions du rapport.

Je tiens aussi à affirmer encore une fois notre reconnaissance à l'égard du labeur effectué par les soldats français dans le cadre des différentes missions de protection de nos concitoyens résidant en Afrique.

Le rapport de la commission soulève les principaux problèmes, formule des propositions et suggère des pistes pour faire évoluer une situation qui n'est satisfaisante ni pour les Africains ni pour nous.

Il faut également préciser que ce rapport relève, en creux, les insuffisances de la politique française et, plus encore, l'incapacité du Président de la République et des différents gouvernements depuis 2002 à donner une nouvelle impulsion, à engager une nouvelle dynamique dans nos relations avec l'Afrique. Depuis 2002, la gestion des crises par ces gouvernements est devenue celle du statu quo.

La prise en compte des évolutions et des nouveaux éléments du contexte géopolitique nous oblige à adapter et à reformuler notre politique africaine ; dans ce domaine, nous n'avions que trop tardé. Ainsi, nos bases militaires sur ce continent, les accords de défense existants et les interventions de ces dernières années portent trop, à mon goût, le sceau d'une époque révolue.

La gestion des crises africaines est un vaste sujet que je me garderai d'aborder dans toute sa complexité. Je me contenterai ici de souligner trois aspects qui me semblent particulièrement importants.

Le premier concerne l'étroite relation qui existe, selon moi, entre sécurité et développement. J'attire votre attention sur le fait que les questions de sécurité sont, de nouveau, aujourd'hui, un élément central du débat international. Cela est valable pour les relations entre « puissances », mais aussi dans les rapports Nord-Sud, entre pays riches et pays pauvres, entre pays développés et pays émergents... Les étiquettes peuvent changer, mais la réalité subsiste.

Or axer la priorité exclusivement sur les questions de sécurité reviendra, je le crains, à occulter la nécessité de réformer et de renforcer la coopération internationale en matière de développement. Ainsi, nous pouvons tous constater que les États-Unis, par exemple, augmentent d'une manière considérable depuis 2003 leur aide aux pays africains... quand il s'agit de lutter contre le terrorisme. En revanche, l'aide économique et sociale stagne depuis des années et reste très en deçà des besoins exprimés.

C'est la raison pour laquelle je souhaite relayer le constat alarmant dressé par le Secrétaire général des Nations unies, au mois de septembre 2005, selon qui aucun des objectifs du millénaire ne serait rempli par l'Afrique si elle restait au rythme actuel de développement. Cet appel pressant à la communauté internationale ne semble pas avoir été entendu.

Or, sans développement, il n'y aura pas de sécurité, et les extrémismes - tous les extrémismes - trouveront dans la pauvreté et le désarroi des populations le bouillon de culture nécessaire à leur funeste croissance. Il ne sera plus temps, alors, d'augmenter les forces militaires ou de multiplier les interventions musclées : les incendies, sur fond d'indigence, de fragilisation des États, de famines, se propageront sans cesse.

La réduction de la pauvreté et le développement durable dans les pays africains constituent la première action de prévention des conflits que nous nous devons de réussir.

Certes, nous savons que le lien entre sécurité et développement est très complexe, et les remarques que je formule en cet instant ne vont pas épuiser le sujet. Toutefois, je souhaite encore signaler que la mise à l'écart de sociétés entières, l'enfermement de populations dans la pauvreté chronique et leur marginalisation à l'égard des bénéfices éventuels de la mondialisation sont de puissants facteurs d'instabilité politique, économique et sociale, susceptibles, de surcroît, de contribuer à développer les extrémismes violents, de conduire à des crises graves entraînant la faillite des États, des mouvements migratoires incontrôlés, et renforçant le cycle infernal de misère et de violence.

La réponse de notre pays ne peut pas être uniquement militaire. La multiplication de foyers de crises régionales exige une gestion européenne spécifique et globale des crises en Afrique. Ainsi, une caractéristique très préoccupante de certaines crises africaines est la progressive disparition des structures étatiques. Dans ce cas, il faut apporter une réponse européenne spécifique et adaptée.

Aider les pays africains à gérer leurs propres crises doit être plus qu'un simple slogan à la mode. La France ne peut et ne doit pas tout faire toute seule ; or j'ai l'impression que cela n'est pas encore compris de tout le monde et que souvent, « on fait comme si ». Nous devrions savoir que la tentation de poursuivre une politique autonome est incompatible avec la volonté, maintes fois affichée, de « partager le fardeau ».

L'action de prévention des conflits doit être notre priorité et, pour qu'elle soit plus efficace, un effort doit être réalisé en matière de renseignement.

Récemment encore, madame la ministre de la défense, vous évoquiez les crises en Afrique, indiquant que, « si elles se généralisent avec leur cortège de massacres et de génocides », elles « auront un jour ou l'autre un résultat immanquable : celui de nous retrouver avec 5, 6, 7 millions et peut-être davantage d'Africains qui iront chercher sur le continent le plus proche les moyens de survivre ».

L'une des facettes du lien entre développement et sécurité est ainsi exprimée avec franchise. La passivité face aux crises africaines serait contraire à nos intérêts.

En conclusion de ce premier point, il convient de dire que toute action internationale, toute action de notre pays et de l'Union européenne doit s'inscrire dans cette double préoccupation liant développement et sécurité, sécurité et développement, tout en veillant, en particulier en Afrique sub-saharienne, à ce que la lutte contre le terrorisme ne dérive pas vers une approche exclusivement sécuritaire, insensible aux aspects démocratiques, sociaux et économiques.

Le deuxième aspect que je veux évoquer a trait au lien entre nos institutions et la politique extérieure, en particulier la politique africaine.

Le rapport d'information signale à juste titre que « la politique française était mal comprise et parfois même qualifiée d'illisible », notamment en ce qui concerne les questions de sécurité et la stratégie qu'elle entend désormais poursuivre en Afrique. Je partage, bien entendu, cette remarque, mais je souhaite aller un peu plus loin.

Tout d'abord, il n'y a pas qu'en Afrique ou, d'une manière générale, à l'étranger que la politique extérieure française est « mal comprise ». Souvent, dans notre propre pays, cette même impression se fait jour, particulièrement pour ce qui est de nos interventions militaires en Afrique.

L'une des raisons de cette incompréhension, qui peut, sous certaines conditions, restreindre dangereusement l'adhésion des citoyens à la politique menée, réside dans la façon dont cette politique est élaborée, portée, appliquée et surtout expliquée aux Français.

Concrètement, l'absence du Parlement dans ce processus constitue un handicap sérieux, aujourd'hui incompatible avec les exigences d'une démocratie moderne.

Je veux parler, vous vous en doutez parce que ce n'est pas la première fois, de la question du contrôle parlementaire des opérations extérieures. À mon avis, il s'agit là d'un élément crucial du débat à venir.

L'actuel article 35 de la Constitution dispose : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement. » Il n'a jamais été utilisé. En rédigeant cet article, le constituant de 1958 avait sans doute à l'esprit que le Parlement devait être saisi lorsque les forces françaises étaient engagées dans un conflit armé. Or la pratique a restreint un rôle que le texte de la Constitution, certes, n'avait pas bien défini.

L'actualité nous rappelle constamment l'importance de ces opérations.

Nos troupes ont été engagées en Côte d'Ivoire sans qu'un mandat soit clairement défini et, depuis, leur mission n'a cessé d'évoluer. Au Tchad, depuis vingt ans, nous avons une présence militaire importante. Encore récemment, les hommes du dispositif Épervier sont intervenus pour soutenir le gouvernement chancelant de M. ldriss Déby. Dans ces cas, le Parlement a été informé, et seulement informé, après coup.

Actuellement, les forces françaises s'engagent au Liban, avant même qu'un simple débat sans vote n'intervienne au Parlement.

Par ailleurs, l'absence du Parlement se fait sentir aussi en ce qui concerne l'ensemble de notre relation militaire avec l'Afrique, qu'elle prenne la forme d'accords de défense, de coopération militaire, etc. Comme l'a rappelé mon collègue Robert Hue, cette relation mériterait sans doute d'être réexaminée, voire élargie à d'autres partenaires de l'Union européenne ou, pourquoi pas, à l'Union européenne elle-même.

La situation actuelle ne saurait perdurer. Quel que soit le gouvernement, celui d'aujourd'hui comme celui de demain, le Parlement doit être saisi, informé et consulté sur toute intervention militaire des troupes françaises dans un cadre national, européen ou onusien. La confiance n'exclut pas le contrôle !

Ainsi, il me semble nécessaire d'ajouter aux propositions pertinentes avancées par le rapport de la commission cette exigence d'un nouveau rôle attribué au Parlement, lui permettant d'être partie prenante dans le processus décisionnel pour déclencher, maintenir ou faire cesser des opérations extérieures.

Le troisième et dernier aspect que je souhaite traiter concerne une réflexion plus générale sur nos relations avec les pays africains, avec les peuples de ce continent si riche et si malheureux.

Nous devons faire un effort pour analyser et comprendre les raisons pour lesquelles la politique de la France est si souvent mal comprise et parfois même durement critiquée par ceux-là mêmes que nous souhaitons aider.

Je pense que c'est notamment parce que notre pays, quelle que soit la majorité politique en place, n'a pas toujours soutenu ceux qu'il fallait. Nous avons permis que des situations peu ou pas démocratiques prolifèrent et que la volonté des peuples soit trop souvent bafouée. Nos interventions n'ont pas toujours été porteuses de liberté et de démocratie.

En conclusion, mes chers collègues, pour nous aider dans cet effort d'analyse, je voudrais vous citer les propos qu'un écrivain algérien, ancien militaire, Yasmina Khadra, a tenus lors d'un entretien accordé au journal Le Monde et publié le 29 septembre dernier, concernant les rapports entre le monde musulman et l'Occident. Toutefois, je considère qu'ils peuvent s'appliquer justement à nos relations avec l'Afrique.

Selon cet écrivain, « ce monde-là ne traverse pas une crise idéologique mais politique. Il y a une mal-gouvernance voire une non-gouvernance. Ceux qui sont censés protéger les peuples, les orienter, leur proposer un projet de société, ont d'autres chats à fouetter. Au lieu de bâtir des nations, ils se construisent des fortunes personnelles et des palais pour rois fainéants. »

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