Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, après plusieurs tentatives laborieuses, l'Assemblée nationale a adopté la proposition de loi portant création d'un ordre national des infirmiers.
Il est vrai que, depuis plusieurs années, ce sujet revient comme un serpent de mer, rencontrant la même opposition quasi unanime. Faisons le point !
Cette proposition de loi satisfait-elle les professionnels concernés ? Pas tous, loin de là ! Sur les 450 000 infirmiers que compte la profession, les 400 000 infirmiers salariés ne réclament rien de tel. Les 50 000 infirmiers libéraux seraient-ils vraiment intéressés ? Si oui, dans quelle proportion ?
Nous avons malheureusement tous l'occasion de rencontrer ces professionnels de santé, qui exercent courageusement un métier difficile et d'une grande responsabilité. Pris entre le marteau et l'enclume, ils font, avec les aides-soignants, le lien entre le médecin, le patient et sa famille, dans toutes les circonstances de la vie du patient.
La création d'un ordre est-elle la première de leurs préoccupations ? Non ! Les infirmiers et infirmières vous interpellent surtout sur les salaires, la formation ou les conditions de travail.
Savez-vous que, dans la fonction publique hospitalière, qui compte 250 000 infirmiers, ce métier est, avec celui d'aide-soignant, celui qui connaît le plus grand nombre de pensions d'invalidité ? C'est bien la preuve incontestable de la pénibilité de cette profession. Ce constat est identique pour les salariés du privé. Il doit être pire pour les infirmiers libéraux, qui ne trouvent pas toujours les meilleures conditions ergonomiques pour dispenser les soins, en particulier pour relever un malade.
Face à des préoccupations majeures - conditions de travail, formation continue ou salaires -, la création d'une structure ordinale passe au second plan.
Cette proposition de loi satisfait-elle les syndicats représentatifs de la profession ? Non, ceux-ci sont farouchement contre ! J'en veux pour preuve le communiqué commun que tous les syndicats ont signé et par lequel ils réaffirment leur refus de la création d'un ordre : « Cette instance supplémentaire n'est pas la priorité des professionnels aujourd'hui.
« Ce qu'ils réclament, ce sont de meilleures conditions de soins, de meilleures conditions de travail, des salaires qui reconnaissent leur qualification. [...]
« Le Conseil supérieur des professions paramédicales, le CSPPM, représentatif tant de la pluralité syndicale qu'associative de la profession infirmière et des différents types d'exercice, doit voir son rôle renforcé avec un pouvoir décisionnel et non consultatif.
« Les textes législatifs donnent la possibilité d'interdire d'exercer, momentanément ou définitivement, pour insuffisance ou faute professionnelle ; les structures disciplinaires pour les salariés fonctionnent, mais, semble-t-il, pas pour les libérales, alors que les textes de 1980 le prévoient. Il faut donc examiner les formes de mise en place avec les représentants des libérales. Les DDASS et les DRASS doivent être en capacité d'accomplir les missions qui leur sont dévolues. »
Cette proposition de loi satisfait-elle le groupe UMP ? Pas si sûr ! Il n'est qu'à constater qu'à l'Assemblée nationale ce texte a singulièrement manqué de signatures : celle du président du groupe de l'Assemblée nationale et du président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, tous deux UMP et, qui plus est, médecins.
Et c'est sans aucun doute face à l'absence évidente de consensus sur le texte qu'une mission de concertation a été confiée le 25 janvier 2006 à M. Édouard Couty, afin de définir « les missions et le fonctionnement d'une instance représentative de la profession ».
Mes chers collègues, les conclusions de ce rapport ont bien mis en évidence le fort besoin de reconnaissance de la profession. En effet, les infirmiers et infirmières ont des revendications des plus légitimes : reconnaissance des évolutions de la profession, formation et place dans le système de santé, environnement professionnel, conditions de travail, niveau des salaires, etc.
Le rapport Couty a mis également au jour le caractère insatisfaisant du système institutionnel en place, notamment le Conseil supérieur des professions paramédicales. Face à ce constat, il recommande d'éviter la multiplication des structures et la redondance de leurs missions. Il ne propose absolument pas la création d'un ordre, mais suggère l'instauration d'un conseil national et de conseils régionaux d'infirmiers.
En outre -°et c'est le plus important -, le rapport préconise la création d'un Haut Conseil des professions paramédicales, qui remplacerait le CSPPM.
Or cette proposition de loi ne reprend aucune des recommandations, pourtant intéressantes, de ce rapport, qui a été remis au mois de mars dernier. Dans ces conditions, pourquoi créer un ordre ?
Par ailleurs, cet ordre regrouperait l'ensemble des infirmiers habilités à exercer en France, à l'exception toutefois de ceux qui relèvent du service de santé des armées. L'adhésion obligatoire et la cotisation qui s'ensuivra suscitent néanmoins quelques doutes. N'est-ce pas l'obtention du diplôme d'État qui doit être le fondement de l'exercice de la profession ?
À la question de l'adhésion obligatoire s'ajoute celle de la représentativité de la profession dans ses différents modes d'exercice. Il se trouve que 86 % des infirmiers refusent la création d'un tel ordre. Mme le rapporteur le souligne elle-même dans son rapport : les infirmiers libéraux, fervents défenseurs d'une structure ordinale, représentent moins de 15 % de la profession.
Les fonctionnaires et les salariés, soutenus par les syndicats, ont depuis longtemps considéré comme inutile et coûteuse la création d'une telle instance, dans la mesure où ils disposent déjà d'un cadre disciplinaire défini par leurs statuts. La très grande majorité de salariés - ils représentent 86 % de la profession - s'est d'ailleurs largement exprimée par voie de pétitions, que nous avons tous reçues.
Dans ces conditions, pourquoi insister, alors que le rôle central des infirmiers dans la chaîne de soins impose plus que jamais à la fois le développement d'organisations interprofessionnelles aptes à évaluer les pratiques et à élaborer des règles professionnelles tournées vers un but commun, et l'amélioration de la qualité de notre système de santé, et non le refuge dans les corporatismes, à l'image des médecins, dont les infirmiers veulent pourtant s'affranchir ?
La création d'un ordre apparaît donc réductrice. Elle n'est en mesure de répondre ni aux enjeux actuels, tels que la reconnaissance des évolutions de la profession d'infirmier, l'environnement professionnel, la formation et la place dans le système de santé, ni même à ceux qui concernent les conditions de travail : pénibilité, évolution des carrières, niveau des salaires, frais de déplacements, accès au logement.
L'organisation ordinale est en effet peu propice au principe du travail en réseau et aux transferts de compétences.
L'accentuation des corporatismes ne favorisera en rien la nécessaire réforme des professions paramédicales. Au contraire, elle ne peut que contribuer encore d'avantage à l'éclatement des différentes professions, qui est déjà accentué par la création des ordres de masseurs-kinésithérapeutes et de pédicures-podologues.
Enfin, un constat s'impose : de nombreuses instances et de multiples textes existent ; des représentants de la profession siègent déjà dans des instances nationales, tels le CSPPM et le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, le CSFPT.
Le CSPPM est composé de membres appartenant à la profession, désignés par les syndicats de professionnels salariés, de syndicats de professionnels libéraux et d'associations reconnues par le ministère.
Les commissions professionnelles du CSPPM comprennent une « commission infirmière », qui est composée de représentants de toutes les spécialités et de tous les exercices professionnels : secteurs public, privé et libéral. Celle-ci rassemble la pluralité des organisations syndicales et associatives. Sa représentation couvre l'ensemble de l'exercice professionnel infirmier, y compris l'encadrement et l'enseignement. C'est dans ce cadre que sont notamment donnés des avis sur les quotas étudiants, les contenus de formation et les règles professionnelles...
Que demander de plus ?
Au lieu de créer un ordre qui se surajoute à d'autres structures, il conviendrait de donner au CSPPM de nouvelles prérogatives et les moyens d'un fonctionnement efficace.
Par ailleurs, les commissions administratives paritaires, les conseils de prud'hommes, la commission des soins, la Haute Autorité de santé, toutes ces structures répondent aux besoins d'évaluation des pratiques professionnelles. L'obligation d'inscription auprès de la DDASS est également prévue dans le code de la santé publique.
L'éthique de la profession est déjà précisée par voie réglementaire : le décret n° 2004-802 unifie dans un seul texte le code de déontologie et le champ des compétences s'appliquant à l'exercice professionnel aussi bien libéral que salarié.
Enfin, je rappelle que la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé du 4 mars 2002, dite « loi Kouchner », a créé un conseil interprofessionnel regroupant les professions d'infirmier, masseur-kinésithérapeute, pédicure-podologue, orthophoniste et orthoptiste, codifié aux articles L. 4391-1 à L. 4398-5 du code de la santé publique. Mais les décrets d'application n'ont jamais été publiés !
Au risque de me répéter, je réaffirme qu'il est grand temps, au lieu de créer un ordre, de renforcer les structures existantes et de dynamiser les instruments actuels. En d'autres termes, il convient de suivre la préconisation du rapport Couty, en commençant par donner au système institutionnel actuel les moyens de fonctionner.
Se donner bonne conscience en créant une nouvelle instance pour régler tout, sans s'attribuer les moyens de faire fonctionner ce qui existe déjà, risque fort de ne rien régler du tout et d'ajouter de la confusion aux problèmes rencontrés par la profession.
Les membres du groupe socialiste du Sénat, très sceptiques sur ce texte, voteront contre cette proposition de loi. Néanmoins, dans un esprit constructif et prenant acte des conclusions du rapport Couty, ils vous proposeront quelques amendements.