Intervention de Catherine Tasca

Réunion du 25 septembre 2007 à 16h00
Accords avec les émirats arabes unis relatifs au musée universel d'abou dabi — Adoption d'un projet de loi

Photo de Catherine TascaCatherine Tasca :

Monsieur le président, madame la ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la commission des affaires culturelles a eu raison de demander à se saisir pour avis de ce projet de loi, car, à l'évidence, même si l'on n'en sous-estime pas la portée diplomatique, cet accord international a surtout une portée considérable sur l'évolution de notre politique culturelle, tant il innove dans la marche de nos musées nationaux et dans leurs pratiques scientifiques et culturelles.

Levons ici quelques faux procès. Bien sûr, les échanges internationaux des musées sont nécessaires et fructueux sur le plan scientifique et culturel. On ne peut que se réjouir qu'ils sortent des frontières classiques du monde occidental. Les Émirats Arabes Unis et le public potentiel d'Abou Dabi méritent notre coopération tout autant que New York, Berlin, Londres ou Madrid. On ne saurait ignorer les enjeux de notre présence culturelle dans cette région du monde.

De même, nous savons bien que l'argent public se fait rare - et il le sera de plus en plus du fait de la politique économique et budgétaire de ce gouvernement. Nous en sommes conscients : le principe des prêts gratuits a connu depuis longtemps des accommodements par nécessité et bien des expositions bénéficient du mécénat privé.

Pourtant, avec ce projet de musée universel d'Abou Dabi, l'exception devient la règle et le concours financier le moteur, le donneur d'ordre. Ce n'est donc pas une simple évolution, un petit changement. Cette affaire nous oblige à ouvrir un véritable débat sur le sens et l'avenir des politiques culturelles publiques, notamment muséales.

Je vais droit au but. Personnellement, je m'abstiendrai sur ce projet de loi autorisant l'approbation d'accords entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Émirats Arabes Unis relatifs au musée universel d'Abou Dabi. En effet, je veux exprimer trois réserves majeures sur la manière dont ce projet a été conduit.

Premièrement, il a été élaboré dans des conditions de non transparence - presque de secret - très contestables, qui devaient inévitablement faire polémique - ça n'a pas manqué ! -, créer le soupçon et susciter la crainte d'une marchandisation des collections nationales.

Deuxièmement, le sens de l'opération reste peu clair, et l'habillage séduisant du « dialogue des civilisations » est un alibi qui ne peut faire illusion : la vraie nature de cette opération est d'abord financière.

Troisièmement, cet accord hors du commun opère de fait, par le changement d'échelle et la durée du projet, un tournant préoccupant de notre politique muséale.

Je ne m'attarde pas sur la première réserve que je viens d'émettre, qui porte sur la manière dont a été menée la négociation, dans une parfaite opacité et avec une rarissime vélocité. Au lieu d'associer les acteurs compétents, y compris le Parlement, on a réussi à éveiller tous les soupçons et à susciter toutes les résistances.

En revanche, et c'est ma deuxième réserve, j'insiste sur la véritable nature de cette opération. On ne peut qu'applaudir à la vaste ambition du futur musée universel d'Abou Dabi, « cornaqué » par nos spécialistes français : confrontation et dialogue des cultures à travers les temps et les continents. Il nous faut souhaiter son succès. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit pour la France d'un vaste projet financier, avec des partenaires qui en ont les moyens. Tel qu'il est présenté, le projet devrait être lucratif, donc bénéfique pour les musées de France, dont les besoins sont vastes, si l'État respecte son engagement de leur en reverser tous les gains sans amputer d'autant son propre financement. C'est donc une affaire qu'il faut suivre.

Évidemment, cela n'a d'intérêt que pour les grands musées, dont les activités sont rentabilisables grâce à leur excellence et à leur notoriété. C'est le cas du Louvre de façon exemplaire, au point que l'on peut entendre parler de la marque ou de la griffe « Louvre ». On est en plein business et en pleine exploitation médiatique, ce qui a permis à un ardent défenseur du projet de déclarer : « Soyons clairs : la société du spectacle et l'ordre marchand dirigent le monde dans lequel nous évoluons depuis des décennies. [...] Si nous refusons cette réalité, d'autres s'empresseront alors d'augmenter leur assise culturelle et scientifique dans le monde à notre place... » Voilà un argument typique de la compétition internationale commerciale ! Nous sommes bien loin du « dialogue des cultures ». Le rôle de l'argent privé ou étranger dans les politiques publiques est un sujet sérieux. On ne peut le laisser sans bornes. Il faut trouver la juste mesure entre une pruderie dont l'État n'a plus les moyens et une dépendance incompatible avec l'intérêt général.

J'en viens à ma troisième critique, la plus fondamentale à mes yeux. Avec l'accord d'Abou Dabi, il y a bien plus qu'un changement d'échelle : il s'agit d'un changement de nature de notre politique d'échanges culturels internationaux et, par conséquent, d'un tournant dont je ne pense pas qu'il soit favorable à nos musées.

Ne nous laissons pas éblouir par ce milliard d'euros annoncé. Il nous faut absolument nous interroger sur les termes de la contribution française à la réalisation du musée universel d'Abou Dabi et sur le prix à payer - sans jeu de mots - par nos musées, leurs publics, leurs conservateurs et leurs chercheurs. Le marché est peut-être financièrement équitable, mais est-il culturellement juste ? Je ne le crois pas.

Le ministère de la culture, par l'intermédiaire de son précédent ministre, et le président-directeur du musée du Louvre ont préempté pour une très longue durée, jusqu'à trente ans, les moyens des principaux musées : on ne voit pas très bien alors comment les responsables de ces établissements en garderont la maîtrise culturelle et scientifique. Pourquoi ne pas avoir étudié un engagement de moins longue durée ?

En vertu de l'échéancier de l'accord, ce sont des oeuvres majeures qui sortiront pour des durées bien plus importantes que dans la pratique des prêts temporaires. De ce fait, elles ne pourront être ni exposées, ni prêtées aux musées en région, ni échangées avec d'autres partenaires à l'étranger. Mais c'est aussi la compétence des spécialistes français engagés dans l'opération qui sera durablement soustraite à leurs équipes d'origine.

Je relève d'ailleurs une contradiction dans la politique de l'État.

D'une part, depuis quelques années, on prône à tout va l'autonomisation des musées, qui sont transformés en établissements publics et se considèrent de plus en plus comme des entreprises autonomes et leurs présidents comme des P-DG du privé. Est-ce bien là le service public ? Parallèlement, on n'a pas cessé de rogner le rôle de la Réunion des musées nationaux, la RMN, qui fut le pivot de la mutualisation et de la cohérence du réseau.

D'autre part, dans le même temps, on lance cette opération d'Abou Dabi en y impliquant avec le Louvre les principaux musées nationaux, de la façon la plus autoritaire, la plus directive, la moins concertée. Et on invente une structure ad hoc dont, à dire le vrai, on sait peu de choses, l'agence internationale des musées de France appelée Agence France Museums, qui associe douze établissements appelés à apporter leur concours - il faudrait dire à louer leurs oeuvres et leurs services - au futur musée universel. C'est donc le meilleur des richesses et des compétences en la matière qui est ainsi mobilisé. On souhaiterait que ce souci de synergie et de convergence inspire la politique hexagonale des musées. Ma foi, si l'expérience d'Abou Dabi peut susciter de l'émulation, on s'en félicitera.

Cette nouvelle agence a un pilote, le Louvre, qui détient plus d'un tiers des actions, et onze petits soldats, détenant chacun vingt actions symboliques, sommés de suivre le mouvement. Dans le choix de la forme juridique d'une société par actions simplifiée, on reconnaît bien ce mirage permanent du privé et l'obsession d'échapper aux règles du service public.

Cela soulève bien des questions. Quel sera le statut des fonctionnaires des musées lorsqu'ils apporteront leur concours ? Quel sera le mode de leur rémunération ? Quelle sera leur responsabilité dans la définition des orientations du futur musée ? Tout cela semble s'installer dans un flou qu'auraient pu lever les promoteurs du projet s'ils en avaient pris le temps.

On ne peut que sourire lorsque ceux-ci affirment sans rire que « pour éviter tout risque de conflit d'intérêts, les conservateurs français fixeront les orientations et la politique d'achat du futur musée, mais ne participeront pas à la politique d'acquisition des oeuvres ». La frontière est bien mince, et l'étroitesse du marché de l'art, lorsqu'il s'agit d'oeuvres majeures du patrimoine mondial, rend cette distinction bien fragile.

Les opérateurs sauront-ils donc préserver l'intérêt de nos propres musées et continuer d'en enrichir les collections ? Comment admettre que, pour avoir posé ces questions, deux des plus éminents spécialistes des musées, Mme Françoise Cachin et M. Michel Laclotte, aient été brutalement « congédiés » par le précédent ministre de la culture, votre prédécesseur, madame la ministre ? Cela prouve qu'il était vraiment à court d'arguments !

Je comprends tout à fait la demande des Émirats Arabes Unis, qui cherchent à acquérir le meilleur appui pour leur projet. Mais j'ai le sentiment que le ministère de la culture et le Louvre sont allés au-delà de ce qu'exigeait une juste coopération. Dans un pays champion de « l'exception culturelle », il y a là une concession à l'air du temps, celui de l'argent roi. Pour ma part, je ne peux y souscrire et je rappelle que je m'abstiendrai, comme le feront d'ailleurs certains de mes collègues, notamment Louis Mermaz, qui m'a demandé de le préciser.

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