Intervention de Annie David

Réunion du 17 juillet 2007 à 21h45
Dialogue social et continuité du service public dans les transports terrestres — Exception d'irrecevabilité

Photo de Annie DavidAnnie David :

Ce faisant, le Conseil constitutionnel a également donné des directives précises afin que le législateur procède à la conciliation nécessaire entre deux principes ou dispositions à valeur constitutionnelle.

Ainsi, dans un considérant de principe de la décision des 11 octobre 1984, le Conseil constitutionnel rappelle que, « s'agissant d'une liberté fondamentale, [...] la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ».

Le législateur ne saurait donc, à l'occasion de cette conciliation, désavantager l'un des principes en présence au point de le mettre en cause. En effet, la grève n'ayant de sens que si elle permet aux salariés de peser dans les négociations, l'exercice du droit de grève dans le secteur des transports ne saurait se concevoir sans aucune gêne pour les usagers.

Cette exigence de conciliation impose donc au législateur de ne faire subir au droit de grève que des restrictions étroitement nécessaires à l'objectif d'intérêt public visé. Cela lui impose aussi de justifier l'intensité de cette atteinte. Elle n'est juridiquement acceptable que dans la mesure où la démonstration est faite de son utilité.

Or, si le projet de loi apporte effectivement des limitations importantes aux conditions d'exercice du droit de grève, ces limitations ne sont pas nécessaires à la garantie de la continuité du service public. En effet, les perturbations du service public ou le recul sur le territoire national des services publics des transports, donc les atteintes à la continuité du service public, ne peuvent s'expliquer uniquement par des faits de grève. Le projet de loi se méprend donc sur les causes des dysfonctionnements qui entravent la continuité du service public des transports. Cette méprise est grave et aboutit à une réglementation inappropriée.

Ces atteintes au droit de grève sont pour nous inacceptables alors qu'il ressort clairement de l'état des lieux dressé par le rapport de la commission présidée par M. Mandelkern que ni la conflictualité, en baisse dans le secteur des transports publics de voyageurs, ni les doléances des usagers, ni a fortiori l'effet accru sur ce service public des insuffisances de moyens et des erreurs de stratégie ne justifiaient cette nouvelle réglementation. En se méprenant sur les causes des atteintes à la continuité du service public, le projet de loi sera sans effet sur elles.

Cette nouvelle réglementation apparaît d'autant plus inutile que les organisations syndicales, dans leur ensemble, se sont déclarées favorables à la mise en place d'un réel dialogue social.

Le projet de loi proposé par le Gouvernement, acte unilatéral, semble aller dans le sens opposé à l'esprit conventionnel qui doit présider au dialogue social ; il se trouve de ce fait en contradiction avec la volonté affichée par le Président de la République de promouvoir la concertation avec les organisations syndicales, puisqu'il risque au contraire de durcir le dialogue social et d'aboutir à de nouvelles grèves.

Enfin, monsieur le ministre, votre projet de loi méconnaît également la compétence du législateur pour fixer les limites du droit de grève, le principe d'égalité et de libre administration des collectivités locales ; j'y reviendrai à l'occasion de l'examen de l'article 4.

Après cet exposé général, je souhaite, pour étayer mes propos, détailler nos griefs en m'appuyant sur certains des articles du texte qui sont les plus révélateurs à nos yeux.

L'article 2 instaure une sorte de « préavis du préavis », qui en allonge de huit jours le dépôt.

Rappelons que l'article L. 521-3 du code du travail précise que, « pendant la durée du préavis, les parties intéressées sont tenues de négocier ». Or l'obligation de négocier faite aux dirigeants de l'entreprise et aux salariés est largement méconnue par les premiers. Allonger la durée du temps de négociation paraît donc parfaitement inutile, si rien ne contraint les chefs d'entreprises à se présenter à la table de négociation.

Cette mesure revient à soumettre la légalité du droit de grève à une condition supplémentaire sans améliorer la continuité du service public.

À l'article 5, la procédure de déclaration individuelle préalable à la grève de quarante-huit heures et les sanctions disciplinaires des salariés grévistes qui ne l'auraient pas respectée encourent les mêmes griefs. Elles constituent une atteinte manifeste et disproportionnée au libre choix des travailleurs dans l'exercice de leur droit de grève.

Cette obligation porte également atteinte au principe de l'exercice collectif du droit de grève, qui constitue l'une des garanties de ce dernier en évitant que des pressions individuelles ne soient exercées. Elle a, de plus, toutes les chances de pervertir les relations sociales, donc d'aller à l'encontre de l'objectif affiché de prévisibilité du trafic.

Par ailleurs, en remettant à l'employeur le soin de déterminer les conditions de vote en cas de consultation des grévistes, l'article 6 attribue à l'entreprise de transport concernée une modalité de l'exercice du droit de grève relative à sa poursuite.

À supposer que cette intervention de l'entreprise soit conforme à la répartition des compétences opérées par la Constitution, l'organisation de la consultation par l'entreprise nous semble constituer une modalité essentielle de l'exercice du droit de grève, qui devrait relever de la compétence des salariés.

Enfin, je terminerai en évoquant l'article 4, qui non seulement constitue une violation du droit de grève, mais pose également la question du respect du principe d'égalité, comme je l'ai indiqué au début de mon intervention.

Cet article, dont l'objet est d'organiser la mise en place des dessertes qui doivent être prioritairement assurées, soulève le problème de la traduction de la multiplicité des rapports des pouvoirs locaux en une multiplicité des conditionnements du droit de grève et des inégalités dans son exercice.

Or, dans la décision dite « taxation d'office » du 27 décembre 1973, le Conseil constitutionnel a consacré le principe d'égalité devant la loi en se référant notamment à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le principe d'égalité peut également connaître des aménagements si l'intérêt général le commande. Cependant, le Conseil constitutionnel a jugé que l'invocation de l'intérêt général ne suffisait pas à justifier la différence de traitement. Il faut un lien nécessaire, un rapport logique entre la règle discriminatoire et l'intérêt général fixé par l'objet de la loi. Cette condition n'est pas satisfaite par l'article 4 !

De plus, le projet de loi justifie l'instauration des priorités de desserte par l'atteinte disproportionnée susceptible d'être causée par le droit de grève à une série de droits et libertés. Or ces derniers ne constituent pas tous des principes à valeur constitutionnelle et ne justifient pas que soit porté atteinte au droit de grève au simple regard du respect de la hiérarchie des normes.

Il en va ainsi du droit d'accès aux services publics qui n'a pas valeur constitutionnelle, contrairement à l'égalité de traitement des usagers ou à la continuité des services.

De plus, si la liberté d'aller et venir a valeur constitutionnelle, il importe, pour que ce principe puisse être valablement opposé au droit de grève, que la grève entrave la liberté d'aller et de venir. Or la grève n'a ni les moyens ni la vocation d'entraver la liberté d'aller et venir. Elle privera l'usager d'un moyen d'aller et venir mais sans atteindre sa liberté.

De la même façon, la grève n'entrave pas la liberté du commerce et de l'industrie ou la liberté du travail, dès lors qu'elle ne saurait par elle-même interdire à un usager d'entreprendre ou d'aller travailler.

Notons que la liberté du travail n'a pas de valeur constitutionnelle, contrairement au droit au travail garanti par le préambule de la Constitution de 1946.

En ce qui concerne les problèmes de compétences que pose le projet de loi, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 juillet 1980, a rappelé qu'il appartient au législateur de déterminer les limites du droit de grève, lequel a valeur constitutionnelle, et que la loi ne saurait comporter aucune délégation au profit du Gouvernement, de l'administration ou de l'exploitant du service en vue de la réglementation du droit de grève. L'intervention du législateur est donc indispensable pour aménager l'exercice du droit de grève.

Pourtant, l'article 2 du projet de loi semble ignorer cette jurisprudence, mais aussi l'alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946 et l'article 34 de la Constitution. En effet, ce dernier texte réserve à la loi le soin de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice de leurs libertés publiques. Le Gouvernement n'a donc pas compétence pour réglementer le droit de grève.

À ce titre, même la jurisprudence Dehaene du Conseil d'État ne peut être interprétée comme autorisant une intervention générale du pouvoir réglementaire. En renvoyant à un décret en Conseil d'État le soin de fixer les règles d'organisation et de déroulement de la négociation préalable prévue, le projet de loi ne se borne pas à laisser au Gouvernement le soin de déterminer les modalités d'application des conditions d'exercice de la négociation préalable. Par conséquent, comme il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette « incompétence négative » est contraire à la Constitution.

Enfin, l'édiction par le pouvoir réglementaire national de mesures d'organisation détaillées des services de transport pourrait aboutir à priver les collectivités locales d'une part naturelle de leurs compétences. En effet, en vertu de l'article 72 de la Constitution, celles-ci « disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences ». Le paragraphe IV de l'article 4 du projet de loi, qui confie, en cas de carence de l'autorité organisatrice de transport, au représentant de l'État le soin d'arrêter les priorités de desserte empiète donc dangereusement sur les principes constitutionnels de libre administration des collectivités locales.

Comme je viens de le démontrer, le projet de loi relatif au dialogue social et à la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs entre en contradiction avec plusieurs dispositions et principes constitutionnels. Ces atteintes ne sauraient se justifier par la garantie de la continuité du service public puisque l'objectif affiché dans l'intitulé du texte susvisé tombe à la lecture de ce dernier pour dévoiler le vrai dessein du Gouvernement : l'affaiblissement des droits collectifs des salariés, en portant atteinte au droit de grève.

Bref, ce projet de loi est un acte de régression sociale auquel nous nous opposons fermement en qualité non seulement de parlementaires mais aussi de citoyens. C'est pourquoi nous vous demandons, mes chers collègues, de voter en faveur de la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

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