Intervention de Nicole Bricq

Réunion du 5 avril 2005 à 16h00
Eau et milieux aquatiques — Discussion générale

Photo de Nicole BricqNicole Bricq :

Monsieur le ministre, vous nous présentez un projet de loi dont je ne peux pas croire que vous ayez l'entière paternité, car le ministre de l'écologie que vous êtes ne peut accepter à la fois l'amputation de son ministère - toujours fragile et toujours remis en question -, la confusion des responsabilités par la sédimentation des intérêts catégoriels et corporatistes, l'injustice qui frappera encore et toujours les usagers domestiques de l'eau par le déséquilibre des redevances en leur défaveur, le désengagement de l'Etat dans la solidarité due aux communes rurales et, au bout du compte - j'ai peine à le dire -, le renoncement à une politique nationale du bon état écologique de l'eau.

Certes, il n'est jamais facile de présenter une réforme touchant à la politique de l'eau dans notre pays, et c'est d'une main tremblante que l'on s'y attelle, tant les intérêts contradictoires, voire divergents, se font alors jour.

Pour ce faire, il faut une conjoncture favorable, indépendamment de la couleur politique du gouvernement en place.

Favorable, la conjoncture le fut en 1992, sous un gouvernement de gauche, mais elle ne le fut pas en 2002, sous un gouvernement de même tendance politique...

Il faut aussi avoir une vision et une volonté.

Ces trois exigences ont présidé à la loi fondatrice du 16 décembre 1964, qui marquait dans notre pays la naissance d'une politique de l'eau.

Cette loi, en créant les agences de l'eau, a eu le mérite d'introduire l'économie dans la gestion des ressources et d'organiser la concertation locale entre tous les partenaires concernés, à savoir les usagers, les élus locaux, l'Etat. Une commission spéciale avait alors été mise en place au Sénat.

Quelque quarante ans après, il est du rôle du Parlement d'évaluer avec lucidité comment les intentions du législateur se sont traduites dans la réalité.

Créées au bénéfice des agences, les redevances avaient un double but : faciliter le financement des actions d'intérêt commun au bassin, mais surtout - et j'insiste sur ce point -, réduire le besoin de telles actions par une incitation faite à chaque usager de prendre lui-même toutes les initiatives décentralisées qui permettent d'atteindre au moindre coût global les objectifs concertés de gestion de la ressource de l'eau.

Les redevances avaient pour objet d'internaliser, au moins en partie, les coûts induits par le comportement de chaque usager. Le rapporteur spécial de l'époque, le sénateur Lalloy, déclarait ainsi, au nom du Sénat, « attendre [...] de l'action d'incitation et de soutien financier que peuvent avoir les agences de bassins [...] des résultats importants pour l'accroissement des ressources en eau, pour une répression de la pollution et pour une meilleure économie de l'eau. »

C'est bien dans cette perspective que le décret du 14 septembre 1966 précisait que le taux des redevances devait tenir compte des « circonstances de temps et de lieu de nature à influer sur la valeur de la ressource ».

Quarante ans plus tard, on se rend bien compte que cette volonté aurait eu quelques chances de se traduire dans un espace géographique limité, où la solidarité physique d'acteurs proches se serait exprimée du mieux possible et où la pédagogie envers les différents usagers aurait pu pleinement s'exercer. Mais force est de constater que les territoires très vastes des grands bassins ont conduit à une dérive du dispositif initial.

Pour faire accepter les redevances, on a cherché à les rendre les plus indolores possibles par la distribution des aides, sans se donner la peine de les rendre incitatives et efficaces par la responsabilisation des acteurs.

On en est ainsi arrivé à un double effet inverse de l'intention originelle : on a externalisé les coûts de chacun en les faisant supporter par d'autres et on a favorisé une expansion insuffisamment efficace de la dépense publique.

Mme Dominique Voynet, qui vous a précédé à ce poste, monsieur le ministre, a créé l'inspection générale du ministère, et les rapports que cette instance a remis au Gouvernement depuis 2001 ne font pas de constat différent.

Je ne me lancerai pas à cet instant dans le débat sur le sexe des redevances, impositions de toute nature ou redevances pour service rendu.

Toutefois, en l'état du droit, il aurait fallu effectuer une réforme en profondeur des mécanismes de financement qui aurait consisté à préciser le rôle et la contribution de chacun des acteurs, en les sensibilisant au coût des atteintes qu'ils portent à la ressource en eau, conformément à la directive-cadre du 23 octobre 2000 qui prévoit une analyse économique de l'utilisation de l'eau.

Ce n'est pas la voie qui a été choisie par le Gouvernement : pour tenter de répondre au problème de l'inconstitutionnalité des redevances, vous proposez au Parlement de les harmoniser entre les agences et de fixer leur assiette, leur taux plafond ainsi que les dépenses plafonds des agences pour les années 2007 à 2012, lesquelles sont estimées à 12 milliards d'euros. Cette improbable fiscalisation décourage la modulation nécessaire des redevances, qui devraient être les plus incitatives possibles.

Ainsi, on s'éloigne toujours plus et, selon moi, définitivement de l'objectif de la loi de 1964, qui visait à prévoir des redevances dans la mesure où le redevable rend nécessaire et utile l'intervention de l'agence dans la réalisation d'intérêts communs au bassin et où il y trouve intérêt.

On tourne ainsi le dos à la direction que l'on aurait dû suivre, à savoir décentraliser davantage la gestion concertée de la ressource en eau, dans le droit-fil de la loi de 1992, et rapprocher progressivement les redevances de la valeur de l'eau et du coût collectif des comportements individuels et catégoriels.

On ne pourra porter la protection de l'environnement au niveau nécessaire - et nous en sommes loin en ce qui concerne l'eau ! - que si l'on sait optimiser les mesures prises pour en réduire le coût, et on ne fera accepter ce coût que si chacun peut avoir l'assurance que le même effort est demandé à ses voisins.

Les distorsions criantes qui aboutissent à faire massivement supporter le prix de l'eau aux contributeurs domestiques - nous en reparlerons au moment de la discussion des articles - ne vont pas dans ce sens.

Je voudrais maintenant revenir sur les deux points que j'ai évoqués dans mon introduction : le désengagement de l'Etat de sa mission de solidarité nationale et la débudgétisation de la politique de l'eau.

Le rôle de l'Etat est d'exprimer la solidarité nationale au travers des dotations et de la redistribution, et de venir en aide, si besoin est, à certains secteurs économiques en difficulté. Force est de constater que le Gouvernement se détourne de cette double exigence.

Mon collègue Paul Raoult a évoqué ce matin ce qui s'est passé lors de la discussion de la loi de finances rectificative à la fin de l'année dernière, et que je qualifie de « hold-up ». Il a estimé que ce débat avait eu lieu « à la sauvette ». Ce n'est pas tout à fait exact, même si le Gouvernement a effectivement tenté d'agir ainsi. J'étais présente à l'époque dans l'hémicycle, comme le président de la commission des finances. Un important débat a alors été engagé, au cours duquel je m'étais élevée contre le transfert aux agences de l'eau des sommes inscrites au Fonds national pour le développement des adductions d'eau, le FNDAE, car cette mesure consacrait la disparition de ce fonds. Or, la semaine dernière, lorsque nous avons abordé ce sujet en commission des finances, nous avons constaté non seulement que le mécanisme national de solidarité envers les communes rurales disparaissait, mais aussi que les sommes reprises par le budget de l'Etat n'étaient toujours pas transférées aux agences. Cette captation par le budget de l'Etat est à la fois indue et injuste.

La version du projet de loi transmise au Conseil d'Etat comportait la création possible de fonds départementaux. Cette disposition a disparu de l'actuel projet de loi, laissant entier le problème de la solidarité envers les communes rurales.

Sur le point de savoir si les départements doivent se substituer au désengagement de l'Etat en disposant de leurs propres fonds, l'avis n'est pas unanime. En effet, même avec cette solution de repli, on écarterait la solidarité entre l'urbain et le rural et les départements les plus pauvres n'auraient pas les moyens de faire face à la situation.

Par ailleurs, nous admettons parfaitement que la solidarité nationale s'exerce à l'égard de l'agriculture ; cette dernière mérite d'être aidée, mais elle ne doit pas être incitée à porter atteinte à l'environnement par une exonération de redevances au moment où les problèmes posés par l'irrigation, les pollutions azotées et les pesticides sont de plus en plus aigus.

A ce sujet, monsieur le ministre, je veux vous donner un bon point, à vous-même et à votre gouvernement. : pour la première fois, le Gouvernement de la France a reconnu officiellement le lien qui existe entre l'environnement et la santé, notamment pour ce qui concerne les pesticides et autres facteurs de pollution. Mais vous n'en tenez pas compte dans ce projet de loi !

Toutefois, si les objectifs d'efficacité dans la gestion de la ressource, d'une part, et de redistribution sociale et économique, d'autre part, sont légitimes, notamment s'agissant des agriculteurs, on peut être certain, à vouloir les additionner, de n'en atteindre aucun. Ainsi, monsieur le ministre, mes chers collègues, même si je n'ai pas l'intention d'ouvrir un débat idéologique avec le Gouvernement, permettez-moi de vous rappeler que, lorsque j'étais députée, j'ai participé au débat sur l'écotaxe, qui devait être à la fois une mesure environnementale et une mesure de redistribution sociale. Or, précisément parce que l'on voulait alors combiner ces deux caractéristiques, cela a été un échec.

Aujourd'hui, le principe du pollueur-payeur, que la Charte de l'environnement a pourtant inscrit, fût-ce insuffisamment, dans notre Constitution, n'est pas respecté dans le texte que vous nous proposez. Une association de consommateurs a même dit que votre projet instaurait le principe du pollué-payeur. Ainsi, on fragilise le dispositif global que l'on voulait asseoir juridiquement. Vous ne pouvez pas ignorer ce risque d'inconstitutionnalité !

Enfin, même si ce n'est pas de manière explicite, la confusion et la débudgétisation trouvent leur traduction la plus insensée dans la création de l'ONEMA, l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques.

La lecture de l'article 41 du projet de loi nous remplit de scepticisme - et ce scepticisme est partagé sur toutes ces travées - quant aux responsabilités de cet Office national et d'inquiétude véritable quant au but recherché.

Cet Office national de l'eau et des milieux aquatiques mènerait des actions destinées à favoriser une gestion globale, durable et équilibrée de la ressource en eau. On croyait jusqu'à présent que ce rôle était dévolu aux agences de l'eau ! La loi de 1992 n'avait-elle pas donné à notre pays les outils de planification nécessaires à cette bonne gestion de la ressource en eau ?

Est-ce à une structure nouvelle et artificielle qu'il appartient de financer des programmes de recherche ? Que signifie l'expression « Il apporte son appui aux services de l'Etat », quand existe déjà une direction de l'eau au ministère de l'environnement ? Croit-on que l'on assurera une solidarité financière et que les agences pourront assumer leurs multiples missions avec les 108 millions d'euros qui leurs seront versés ?

Mme le rapporteur pour avis de la commission des finances a pointé, à juste titre, l'opération de débudgétisation menée au travers de ce texte. Cette opération ne peut ni recevoir l'appui du Parlement, qui, à partir de 2006, va travailler dans le cadre budgétaire de la LOLF, la loi organique relative aux lois de finances, ni recueillir l'aval du ministre de l'environnement, qui peut craindre de voir les prérogatives de son ministère gravement altérées.

Pour conclure, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de citer cette maxime savoureuse de Benjamin Franklin, esprit des Lumières, aussi valeureux homme politique que brillant physicien : « Nul ne connaît la valeur de l'eau jusqu'à ce que le puits tarisse, et si chacun connaît la valeur de l'eau, le puits ne tarit pas ». Cette référence me semble bien utile dans ce débat ! Malheureusement, et sans préjuger la qualité des échanges que nous aurons pendant ces deux ou trois prochains jours, je crains que l'esprit de Benjamin Franklin n'ait pas soufflé sur votre texte !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion