Je parle avec précaution, monsieur le ministre d’État, pour ne pas subir, dans les jours qui viennent, le sort réservé à Mme Joly.
J’en reviens à la Libye.
Le 17 mars, dans la nuit, le Conseil de sécurité de l’ONU a donc adopté la résolution 1973 qui, exigeant du gouvernement libyen « un cessez-le-feu immédiat », autorise « toutes mesures nécessaires pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en [Libye], y compris à Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ».
Elle autorise également sous certaines conditions la création sur la Libye d’une « zone d’exclusion aérienne » en vue de « protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque », ainsi que l’application de l’embargo sur les armes et le gel des avoirs du dictateur.
Cette résolution autorise des frappes ciblées ou des interventions militaires aériennes, pas seulement, donc, sur des objectifs aériens, mais également sur des objectifs terrestres.
C’est ce mandat, rien que ce mandat, que nous devons soutenir. Cette décision est historique : elle permet à la gouvernance mondiale de faire un pas de plus dans sa construction ; elle permet aussi de protéger la révolution sociale et démocratique arabe. Mais si ce mandat était outrepassé, cette résolution se retournerait contre ses auteurs, car la légitimité de l’intervention serait aussitôt contestée, tant par les citoyens français que par les peuples arabes et l’opinion mondiale.
Ceux-là mêmes qui l’ont ardemment espérée, qui se sont désespérés à l’idée qu’elle ne serait pas décidée, seraient les premiers à nous reprocher une intervention mal ciblée, au but ambigu, qui conduirait à un désastre humain plus important que celui que cette résolution prétendait éviter.
À cet instant, nous pouvons dire que l’application de la résolution 1973 a d’ores et déjà permis de sauver la population de Benghazi, menacée ouvertement par le colonel Kadhafi, qui s’apprêtait à envahir la ville après l’avoir frappée à l’arme lourde. Ce premier succès, non négligeable, a été obtenu en dépit de la duplicité de l’annonce, non suivie d’effets, d’un cessez-le-feu de la part du dictateur libyen.
Celui-ci, qui tente désespérément de se maintenir au pouvoir, devra répondre devant la Cour pénale internationale des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité que son armée et ses mercenaires ont commis ou commettraient dans les jours et semaines à venir.
À ce stade, cette intervention est fondée en droit aussi bien que du point de vue de la morale. Nous n’avons donc aucune raison d’appeler la France à s’en dégager immédiatement. Et même si nous regrettons les tergiversations successives et les divisions de l’Europe, qu’agacent aussi les volte-face et le jeu parfois personnel de Paris, nous considérons comme nécessaire et incontournable de poursuivre cette opération.
Cependant, nous serons extrêmement attentifs à ce que cette intervention, dont vous prétendez assez vaniteusement prendre la tête, demeure dans des limites précises. Si ces dernières devaient être élargies de façon très significative, il serait nécessaire que les Nations unies l’aient décidé et que la représentation nationale soit à nouveau saisie de cette question.
Quelles sont donc ces limites ?
Il faut que les frappes militaires soient strictement limitées aux nécessités de la protection des populations ; qu’elles n’aient pas comme résultat, par des blessures et des morts civils tragiquement inutiles, de ressouder les rangs, en Libye comme ailleurs, autour du dictateur ; que priorité absolue soit donnée, en matière militaire, à l’équipement et au déploiement de moyens au profit de la résistance intérieure libyenne elle-même ; que les seules formes d’engagement terrestres, s’il devait y en avoir à la frontière de la résolution de l’ONU, soient limitées au soutien logistique de ceux qui agissent auprès des populations dans un but humanitaire et au soutien des migrants aujourd’hui encore en errance sur le sol libyen.
Le conflit oppose une insurrection armée dirigée par le Conseil national de transition à un gouvernement devenu illégitime. Nous devons appuyer et soutenir le CNT, en lui livrant des moyens, y compris militaires, pour se défendre et contre-attaquer. Ce n’est pas à nous de chasser Kadhafi : cela donnerait du grain à moudre à ceux qui taxent cette intervention sous mandat de l’ONU de nouvelle « croisade ». C’est l’une des raisons les plus sérieuses pour lesquelles il est hors de question que le commandement de l’OTAN dirige les opérations.
Évidemment, il ne faut pas négliger le risque de l’enlisement militaire et de la partition de facto du pays. Nous savons quand commence une guerre, nous ne savons jamais comment elle se termine !
La coordination avec la Ligue arabe est indispensable. Si cette dernière sort de la coalition, la question de la légitimité de l’usage de la force devra, bien sûr, être de nouveau posée.
La non-implication des grands pays émergents, des pays africains, de notre partenaire européen le plus solide, c'est-à-dire l’Allemagne, le refus de s’engager des pays de l’ALBA, les prises de position à géométrie variable de la Ligue arabe doivent en effet être pris sérieusement en compte.
Cette intervention ne sera une réussite que si elle respecte scrupuleusement le droit international, y compris celui de la guerre, et les termes de la résolution des Nations unies.
S’il est nécessaire de reconnaître le CNT, il faut aussi admettre que la fiabilité de ses dirigeants peut poser problème. Ce sont le plus souvent d’anciens proches de Kadhafi, tels que l’ancien ministre de l’intérieur, compagnon d’arme du colonel depuis quarante-deux ans, ou l’ancien ministre de la justice, ou encore Mahmoud Jibril Ibrahim al-Wourfalli, ancien ministre du plan et proche du fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, chargé des relations avec les firmes et les gouvernements occidentaux.
Vous avez eu raison de pointer la difficulté, l’impossibilité pratique d’identifier des partenaires qui soient expérimentés tout en n’ayant jamais été en relation avec le dictateur. Il n’empêche qu’il faudra probablement veiller à soutenir au moins autant les efforts d’une société civile libyenne désorganisée que ceux des renards expérimentés qui, ayant senti le vent tourner, se seraient reconstitués en quelques semaines une façade présentable.
La France a eu raison de dénoncer la dérive meurtrière du chef de la Jamahiriya – celui-ci, prêt à tout pour se maintenir au pouvoir, a commis des actes absolument horribles contre son peuple –, mais elle l’a longtemps courtisé pour son pétrole.
J’ai évoqué tout à l'heure la question des ventes d’armes. Je n’ai rien dit du pétrole, ni de l’hypocrisie de l’Union européenne et de ses pays membres, notamment l’Italie et la France, qui en sont conjointement responsables et qui ont érigé la Libye du colonel Kadhafi en vigile de la « forteresse Europe ». La rive nord de la Méditerranée n’a pas hésité à lui donner pour mandat de contenir les arrivées de migrants du continent africain qui tentent de rejoindre l’eldorado européen à partir de la Libye.
Voilà encore un sujet qui devra être abordé sans tabou.
Quelles sont donc, je le répète, les limites de cette opération ?
Il faut que le but politique final affiché soit clairement la constitution d’un gouvernement de transition et la tenue d’élections libres, le maintien de l’intégrité territoriale et la réconciliation sans représailles, d’où qu’elles viennent, entre les populations et les différents territoires de la Libye, ainsi que le démantèlement des structures répressives – milices et garde prétorienne – du régime du dictateur.